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instrument, des hommes de génie qui, traitant des sujets intéressants et exprimant de grandes choses, se sont fait, sans autre dessein, une langue proportionnée aux divers besoins de leur pensée. Il ne faut rien attendre de puissant ni de profond d'une réforme de langage dont le langage a été le seul objet et le dernier terme. C'est la pensée qui élève la parole1. DESCARTES, à la même époque (1596 — 1650), dans une région plus haute que la faveur des cours, et dans une espèce d'exil qui semblait ne l'arracher à la France que pour le donner à l'Europe, Descartes, libre et lumineux génie, créait une philosophie en créant une méthode de philosopher; et sa gloire d'écrivain serait plus grande peut-être si sa gloire de penseur l'était moins. Dans son Discours sur la Méthode (1637) le style rappelle, par la liaison, l'abondance et la fluidité, celui des philosophes anciens, et n'est pas moins admirable que la pensée. La cour ignorante qui encourageait Voiture mettait l'interdit sur la gloire de Descartes 2.

C'est vers ce temps qu'une simple société d'hommes de lettres recevait du cardinal de Richelieu, avec le titre d'Académie française (1635), la mission « d'établir des règles certaines de la langue française et de rendre le langage français non-seulement élégant, mais capable de traiter tous les arts et toutes les sciences 3. » Cependant, abreuvés aux sources de la religion et de la belle antiquité, les écrivains de Port-Royal conservaient le dépôt

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1 Ce règne du bel esprit sans substance, rattaché à la galanterie, et tenant de plus près à la politesse des mœurs qu'à celle du goût, a eu son temps dans plusieurs littératures; on connait le cultorisme espagnol et l'euphuisme anglais. Éloge de Descartes, par Thomas. Voy. aussi Fr. Schlegel, Gesch. der Litter. Tome II, page 170. 3 Sur l'état de la langue française au XVIe siècle, et sur l'influence de Richelieu et de l'Académie, voy. Fr. Schlegel, 1. c. Xlle Leçon (Tome II, page 145). — 4 Voy. l'Histoire de Port-Royal, par Racine; Port-Royal, de M. Sainte-Beuve, et Geschichte von Port-Royal du docteur Reuchlin. On n'a encore que le ler volume de chacun de ces deux ouvrages. La maison ou récole de Port-Royal réclame le grand ARNAULD, dont la controverse absorba le puissant génie, mais qui a inspiré sinon rédigé la Grammaire et la Logique de Port-Royal; LANCELOT, digne d'écrire sous sa dictée, habile philologue, le maître de Racine; DUGUET, écrivain religieux, de la piété la plus élevée, également pur de doctrine et de talent; NICOLE, que ses Essais de morale placent au premier rang des connaisseurs de la nature humaine;

du bon goût et de la saine littérature. PASCAL (1625-1662), leur défenseur contre les Jésuites dans les Lettres provinciales (1656–1637), le défenseur du christianisme dans ses Pensées, fixait la langue nationale dans l'unique sens et de la seule manière dont une langue puisse être fixée. Les Provinciales sont une suite de lettres où Pascal défend les solitaires de Port-Royal contre les Jésuites leurs adversaires. L'examen de la politique et des doctrines des Jésuites fait la principale matière de cet ouvrage où la plaisanterie comique et l'éloquence véhémente sont employées successivement, et où Molière et Démosthène sont tour à tour égalés 1. Un esprit de la même trempe, Pierre Corneille (1606 — 1684) portait sur la scène tragique l'élévation et le naturel, séparés jusqu'alors 2. La grandeur poétique et morale que la vie nationale ne présentait plus, cette grandeur que les devanciers de Corneille, et lui-même pendant un temps, avaient cherchée comme à tâtons dans le vide, Corneille enfin la chercha et la trouva dans son âme. Admirable interprète des sentiments héroïques, peintre sublime de la force morale, il accoutuma la versification à ces formes nerveuses et ramassées, à ces mouvements en quelque sorte athlétiques, que réclamait le caractère de ses pensées. Savant poëte, mais, si on l'ose dire, savant par génie, la force et la variété de ses combinaisons dramatiques étonnèrent alors, étonneront toujours. Le public, éclairé en même temps que ravi, honteux de sa longue erreur, brisa ses anciennes idoles ; le Cid (1656), Horace (1659), Cinna (1659), Polyeucte (1640), désabusèrent pour jamais la

LE MAITRE, avocat célèbre, qui se sépara de la gloire et de la fortune pour venir partager les pieux et utiles travaux de ces reclus volontaires; son frère LE MAITRE DE SACY, traducteur de la Bible, de l'Imitation, et des Comédies de Térence; QUESNEL, persécuté pour ses Réflexions morales sur le Nouveau Testament, le plus beau peut-être des commentaires qu'on a faits sur ce divin livre; enfin PASCAL.1 Sur Pascal, voy. son Éloge, par M. Raymond; une notice dans les Discours et Mélanges de M. Villemain, et le Discours sur sa vie et ses ouvrages, publié en 1779 par M. Bossut, et réimprimé en tête de l'édition des Pensées, Paris, Renouard. Pascal's Leben, von Doctor Reuchlin. Voy, sur les Provinciales, Chrestomathie, Tome II. — 2 Il serait injuste de ne pas distinguer, parmi ceux qui précédèrent immédiatement Corneille dans la carrière dramatique, Rotrou (1609-1650), que ce grand homme appelait son père, et dont le Vencestas est resté au théâtre.

nation 1. N'avaient-ils pas, tout d'abord, désabusé Corneille lui-même, Corneille, qui, s'étant cherché longtemps sans pouvoir se trouver, ne put être absolument étranger à la surprise générale? Le génie peut s'égarer; mais, une fois maître de sa voie, il n'a point de faibles commencements ni d'insensibles progrès; d'un élan Corneille atteignit toute sa hauteur; mais combien son déclin fut rapide! Chez lui, le sublime, trop isolé du vrai moral, ne fut trop souvent que le monstrueux; cet isolement, toujours plus prononcé, multiplia dans la carrière du poëte des chutes aussi éclatantes que ses triomphes, et, pour lui, plus inexplicables; car il n'avait pas changé de route. Toujours d'ailleurs la souplesse, les nuances, les parties délicates de l'art d'écrire, lui manquèrent; on s'en aperçoit surtout lorsqu'il se hasarde dans la galanterie; et l'on s'étonne peu de voir "Hercule filant rompre tous ses fuseaux 2. »

Le génie français, ayant reçu de la religion, de la philosophie, de l'antiquité tout ce qu'il en pouvait recevoir sans se dénaturer, déjà élégant et poli, non point encore vermoulu de civilisation, ne conservant des agitations civiles qu'une émotion sans trouble et sans regret, gardant encore entières la foi politique et la foi religieuse, présentait cette heureuse proportion d'imagination et de réflexion, de réserve et de hardiesse qui promet une belle époque littéraire. Si nous ajoutons l'influence de la cour, centre absorbant de toutes les supériorités, la magnificence du monarque, sa bienveillance pour les lettres, la prospérité politique de la France, un sentiment d'aise et de sécurité pendant la première moitié de ce règne, nous pourrons pressentir, en rassemblant ces données, quelques-uns des caractères de la littérature sous le règne de Louis XIV.

Quelques faits, plus directement littéraires, veulent encore être rappelés. De ce nombre est le crédit de la littérature espa

1 Parmi les productions remarquables de Corneille, sinon parmi ses chefsd'œuvre, il faut compter Rodogune (1646), Héraclius (1647), Nicomède (1652), Sertorius (1662), et la Mort de Pompée (1841). Dans les pièces les plus décréditées de Corneille, il reste quelque chose de son génie. - 2 Éloge de Corneille, par M. Victorin Fabre. Histoire de la vie et des ouvrages de Corneille, par M. Taschereau. — P. Corneille fut dignement loué par Racine, lors de la réception de Th. Cornellle à l'Académie française,

gnole, source précieuse d'emprunts et d'inspirations, si l'on avait su toujours d'un fond si opulent séparer avec soin la forme, si recherchée et si peu humaine 1. L'antiquité, de plus en plus révérée par un siècle qui, du reste, différait d'elle à tant d'égards, vint à propos modérer par son autorité des influences moins saines, et enseigner aux classiques de cette période la simplicité des conceptions et la pureté des formes. Il faut tenir compte aussi de l'influence d'une philosophie spiritualiste, aux doctrines de laquelle s'étaient abreuvés tous les esprits, même dans le grand monde et au sein de la cour. Cette philosophie, en qui ne dominait pas l'élément analytique, et dont les tendances ne trouvaient guère de contre-poids dans le goût peu répandu encore des sciences exactes, maintint la langue française en possession de ces formes peu précises, mais gracieuses, auxquelles l'époque suivante devait substituer une élégance plus sévère ( succincta vestis). Plus souvent en contact avec les idéalités qu'avec les intérêts de la vie extérieure, la prose ne put prendre dès lors tous les caractères qui lui appartiennent, et l'on peut dire que le xviie siècle, encore qu'il nous ait donné Pascal, Fénelon et Bossuet, n'est pourtant pas le siècle de la prose.

On voit distinctement se former une république des lettres, mais dans un esprit purement littéraire. L'éloquence et la poésie ne se mêlent ni aux intérêts sociaux ni aux affaires publiques. Seulement quelques-unes des idées qui seront maîtresses du monde moderne s'introduisent, sous les auspices de la charité évangélique, dans les ouvrages de deux prêtres, Fénélon et Massillon, libéraux dans un âge de despotisme. Il y a, dans cette république des lettres, des supériorités constatées et révérécs, mais, à l'exception de Boileau peut-être, aucun chef avoué ni suivi. L'antiquité, seule autorité reconnue, n'étouffe pas les individualités, parce que l'antiquité est presque la nature. Soumis à ses exemples, mais mutuellement indépendants, les grands écrivains se distribuent, chacun à son rang, sur les degrés du sanctuaire, mais chacun solitaire et libre. Du reste c'est, en littérature, l'époque des spécialités; chaque écrivain a la sienne, dont il ne sort guère; seuls, entraînés au delà de

1 Consulter Sismondi, Littérature du midi de l'Europe, tomes III et IV.

ces limites par des intérêts plus puissants que les intérêts de l'art et même que ceux de la gloire, FENELON et BOSSUET n'appartiennent à aucun genre exclusivement, et les dominent tous. L'un1, plus artiste de nature et d'inclination, s'élève par l'émotion au-dessus de l'art; il n'atteint pas, il traverse le beau littéraire pour aller plus loin; jamais il n'écrit pour écrire; sa grâce vient de l'âme, son onction est celle de l'amour, son originalité n'est que l'intimité de ses impressions morales; et son style, si l'on ose parler ainsi, n'a d'autre couleur que celle de la lumière. L'autre se laisse emporter par son grave enthousiasme dans une région où, loin de songer qu'on est artiste, on oublie même s'il y a un art; mais tout insoucieux qu'il est de littérature et de gloire littéraire, tour à tour controversiste, historien, théologien, politique, orateur 2, selon que le commande

1 Éloges de Fénélon, par Laharpe et par Maury. Histoire de Fénélon, par le cardinal de Bausset, 3 vol. 1808. - 2 Exposition de la doctrine de l'Église catholique sur les matières de controverse, 1671. Histoire des variations des Églises protestantes, 1688. La même, 4 vol. (l'édition la plus exacte) 1689. -Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte. 1709 et 1721.- Introduction à la philosophie, ou de la connaissance de Dieu et de soi-même, 1722. D'autres ouvrages de Bossuet seront indiqués en leur lieu. Voy. une excellente caractéristique de Bossuet dans les Mélanges de M. de Barante, t. Ier, page 15.-On a une Histoire de Bossuet, par le cardinal de Bausset, 4 vol. 1814. Voici le jugement que Fr. Schlegel a porté de Bossuet considéré comme écrivain : « Diese Vereinigung (der Vollendung mit dem Erhabenen) findet sich, was Sprache und Darstellung betrifft, in Bossuet, so weit ein Redner « diese Vergleichung ( mit einem Dichler) zulæsst Bei der strengsten Reinheit ⚫ und Ausbildung, einem nie verletzten Adel in der Sprache (?), ist er durch⚫ gehends, wo es der Gegenstand erlaubt, gross und erhaben, ohne doch je ain's Schwülstige zu fallen. » — Bossuet n'est pas seulement un orateur sublime et un magnifique historien; il est le premier dans l'éloquence didactique, où les Français sont les premiers. Plusieurs de ses écrits d'enseignement et de controverse (que nous ne jugeons pas ici sous le rapport des opinions) sont au moins égaux dans leur geure à ses Oraisons funèbres. Son Histoire des Variations, moins histoire que plaidoyer, est un chef-d'œuvre de composition et de style. Dans son Trailé de la connaissance de l'homme, il parle le meilleur et le plus beau langage dont jamais homme se soit servi. Je crois que, les plus excellentes pages de Pascal mises à part, on ne risque rien à dire que le style de Bossuet est le style le plus parfait dont un prosateur français ait jamais pu donner l'idée. Consultez surtout M. de Barante, dans ses Mélanges, tome ler, page 39.

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