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fait de la médiation, est privé de tout moyen de communiquer avec Dieu. Il lui ravit la gloire qu'il voulait tirer des hommages de sa créature, divinisée par leur union avec ceux du Médiateur, et se déclare assez grand pour s'unir à l'Être infini sans l'intermédiaire de l'Homme-Dieu. Il se fait Dieu lui-même, en opposant sa raison à la raison divine, qui a jugé l'incarnation nécessaire pour établir cette étonnante société de l'homme et de son Auteur. Il rebute la plus éclatante marque d'amour qu'ait pu lui donner le Tout-Puissant. Il dédaigne ses bienfaits, se soulève contre ses volontés, trouble l'harmonie de la créature, et là où l'Éternel, principe immuable de tout bien, avait voulu réaliser une image de ses perfections, le force de contempler le mal. Ceux-là, certes, se forment une étrange idée de Dieu, qui le supposent insensible à un tel outrage. Plus il est parfait, plus l'indifférence est opposée à sa nature. Il hait souverainement le désordre; il l'a en horreur comme l'homme a horreur de sa destruction; avec la différence que cette horreur est dans l'homme un sentiment aveugle et borné, tandis que la haine du désordre, commandée à Dieu par sa sagesse infinie, est infinie comme elle.

Or, la religion renfermant toutes les lois auxquelles l'homme doit obéir, rejeter la religion, c'est rejeter tous les devoirs ensemble; c'est rompre à la fois tous les liens de la société des intelligences, et se constituer dans le plus complet et le plus effroyable état de désordre où une créature libre se puisse placer. Le ciel et la terre passeraient, plutôt qu'un si grand crime demeurât impuni; car le bouleversement de la nature physique, et l'anéantissement même de l'univers, seraient un mal infiniment moindre que la violation d'une seule règle de la justice.

Le peu d'importance que l'on affecte d'attacher à la religion vient de ce qu'on ne la connaît pas; et le malheur est qu'on croit la connaître, parce qu'on en a beaucoup entendu parler, parce qu'on en a beaucoup parlé soi-même, sans en avoir d'autre idée que celle qu'on s'en est formée au hasard sous l'influence de mille préjugés et d'autant d'intérêts contraires à la vérité qu'on a de passions. Si l'on comprenait seulement que la

religion est, dans le monde moral, l'unique moyen de l'ordre, on pourrait la haïr sans doute, comme on peut haïr Dieu; mais l'on cesserait de la mépriser. Le crime de ceux qui la violent ne serait pas moins énorme, mais il serait moins stupide. Comme l'ange d'orgueil, il choisirait entre le bien et le mal avec connaissance. La perversion de la volonté ne s'étendrait pas jusqu'à la raison. Ils épouvanteraient par leur audace désespérée, mais ils n'exciteraient pas cette pitié humiliante qu'inspire leur imbécile dédain.

M. DE LA MENNAIS.

Essai sur l'indifférence en matière de religion, t. Ier.

DE JÉSUS-CHRIST.

La distance infinic des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité; car elle est sur

naturelle.

Tout l'éclat des grandeurs n'a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l'esprit. La grandeur des gens d'esprit est invisible aux riches, aux rois, aux conquérants et à tous ces grands de chair. La grandeur de la sagesse qui vient de Dieu est invisible aux charnels et aux gens d'esprit. Ce sont trois ordres de différents genres.

Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leurs victoires, et n'ont nul besoin des grandeurs charnelles, qui n'ont nul rapport avec celles qu'ils cherchent. Ils sont vus des esprits, non des yeux; mais c'est assez. Les saints ont leur empire, leur éclat, leurs grandeurs, leurs victoires, et n'ont nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, qui ne sont pas de leur ordre, et qui n'ajoutent ni n'ôtent à la grandeur qu'ils désirent. Ils sont vus de Dieu et des anges, et non des corps ni des esprits curieux : Dieu leur suffit.

Archimède, sans aucun éclat de naissance, serait en même vénération. Il n'a pas donné des batailles, mais il a laissé à tout l'univers des inventions admirables. Oh! qu'il est grand et écla

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tant aux yeux de l'esprit! Jésus-Christ, sans bien et sans aucune production de science au dehors, est dans son ordre de sainteté. Il n'a point donné d'inventions, il n'a point régné; mais il est humble, patient, saint devant Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Oh! qu'il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur, et qui voient la sagesse!

Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livres de géométrie, quoiqu'il le fùt. 11 eût été inutile à notre Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi. Mais qu'il est bien venu avec l'éclat de son ordre!

Il est ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre que la grandeur qu'il venait faire paraître. Qu'on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l'élection des siens, dans leur fuite, dans sa secrète résurrection, et dans le reste; on la verra si grande, qu'on n'aura pas sujet de se scandaliser d'une bassesse qui n'y est pas. Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme s'il n'y en avait pas de spirituelles, et d'autres qui n'admirent que les spirituelles, comme s'il n'y en avait pas d'infiniment plus hautes dans la sagesse.

Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre, et les royaumes, ne valent pas le moindre des esprits; car il connait tout cela, et soi-même; et le corps, rien. Et tous les corps et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité; car elle est d'un ordre infiniment plus élevé.

De tous les corps ensemble on ne saurait tirer la moindre pensée : cela est impossible et d'un autre ordre. Tous les corps et les esprits ensemble ne sauraient produire un mouvement de vraie charité cela est impossible, et d'un autre ordre tout surnaturel.

PASCAL. Pensées.

LE CHRISTIANISME ET LES BARBARES.

Le christianisme sépare l'histoire du genre humain en deux portions distinctes: depuis la naissance du monde jusqu'à JésusChrist, c'est la société avec des esclaves, avec l'inégalité des hommes entre eux, l'inégalité sociale de l'homme et de la femme; depuis Jésus-Christ jusqu'à nous, c'est la société avec l'égalité des hommes entre eux, l'égalité sociale de l'homme et de la femme, c'est la société sans esclaves ou du moins sans le principe de l'esclavage.

L'histoire de la société moderne commence donc véritablement de ce côté-ci de la croix. Pour la bien connaître, il faut voir en quoi cette société différa dès l'origine de la société païenne, comment elle la décomposa, quels peuples nouveaux se mêlèrent aux chrétiens pour précipiter la puissance romaine, pour renverser l'ordre religieux et politique de l'ancien monde.

A mesure que le polythéisme tombe, et que la révélation se propage, les devoirs de la famille et les droits de l'homme sont mieux connus; mais décidément l'empire des Césars est condamné, et il ne reçoit les semences de la vraie religion qu'afin que tout ne périsse pas dans son naufrage. Les disciples de Christ, qui préparent à la société un moyen de salut intérieur, lui en ménagent un autre à l'extérieur : ils vont chercher au loin, pour les désarmer, les héritiers du monde romain.

Ce monde était trop corrompu, trop rempli de vices, de cruautés, d'injustices, trop enchanté de ses faux dieux et de ses spectacles, pour qu'il pût être entièrement régénéré par le christianisme. Une religion nouvelle avait besoin de peuples nouveaux ; il fallait à l'innocence de l'Évangile l'innocence des hommes sauvages, à une foi simple des cœurs simples comme cette foi.

Dieu, ayant arrêté ses conseils, les exécute. Rome, qui n'aperçoit à ses frontières que des solitudes, croit n'avoir rien à craindre, et c'est dans ces camps vides que le Tout-Puissant rassemble l'armée des nations. Plus de quatre cents ans sont nécessaires pour réunir cette innombrable armée, bien que les

barbares, pressés comme les flots de la mer, se précipitent au pas de course. Un instinct miraculeux les conduit ; s'ils manquent de guides, les bêtes des forêts leur en servent : ils ont entendu quelque chose d'en haut qui les appelle du septentrion et du midi, du couchant et de l'aurore. Qui sont-ils? Dieu seul sait leurs véritables noms. Aussi inconnus que les déserts d'où ils sortent, ils ignorent d'où ils viennent, mais ils savent où ils vont : ils marchent au Capitole, convoqués qu'ils se disent à la destruction de l'empire romain, comme à un banquet.

La Scandinavie, surnommée la fabrique des nations, fut d'abord appelée à fournir ses peuples; les Cimbres traversèrent es premiers la Baltique; ils parurent dans les Gaules et dans l'Italie, comme l'avant-garde de l'armée d'extermination.

Un peuple qui a donné son nom à la barbarie elle-même, et qui pourtant fut prompt à se civiliser, les Goths sortirent de la Scandinavie après les Cimbres qu'ils en avaient peut-être chassés. Ces intrépides barbares s'accrurent en marchant; ils réunirent par alliance ou par conquête les Bastarnes, les Venèdes, les Roxalans, les Slaves et les Alains : les Slaves s'étendaient derrière les Goths dans les plaines de la Pologne et de la Moscovie, et les Alains occupaient les terres vagues entre le Volga et le Tanaïs.

En se rapprochant des frontières romaines, les Allamans (Allemands), qui sont peut-être une partie des Suèves de Tacite, ou une confédération de toutes sortes d'hommes, se plaçaient devant les Goths, et touchaient aux Germains proprement dits, qui bordaient les rives du Rhin. Parmi ceux-ci se trouvaient sur le haut Rhin des nations d'origine gauloise, et sur le Rhin inférieur des tribus germaines, lesquelles, associées pour maintenir leur indépendance, se donnaient le nom de Franks. Or donc cette grande division des soldats du Dieu vivant, formée des quatre lignes des Slaves, des Goths, des Allamans, des Germains, avec tous leurs mélanges de noms et de aces, appuyait son aile gauche à la mer Noire, son aile droite à a mer Baltique, et avait sur son front le Rhin et le Danube, faible barrière de l'empire romain.

Le même bras qui soulevait les nations du pôle, chassait des

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