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auxquelles, dans tous les cas, on ne peut refuser une puissante originalité, bafouait la tyrannie sacerdotale, l'imbécillité populaire, et jusqu'aux excès de la monarchie absolue 1. Ce signal d'indépendance était compris. Les intelligences frémissaient sous le joug. Au dogmatisme tranchant allait succéder un scepticisme superbe. Et tandis qu'appuyés sur la Parole du Christ, les réformateurs commençaient leur œuvre sainte et périlleuse, tandis qu'avec ménagement et circonspection, Ramus élevait la statue de Platon à côté de celle d'Aristote, d'autres mettaient un large et universel scepticisme à la place des opinions traditionnelles. MONTAIGNE (1533–1592), dans ses familières causeries, dans ses sincères confessions, qu'il a nommées Essais3, et que la liberté des idées et la vivacité pittoresque de l'expression feront vivre autant que la langue française, appliquant aux problèmes repoussent aujourd'hui. La bonne compagnie du temps de François Ier n'était pas celle du siècle de Louis XIV. L'étonnante abondance de son vocabulaire tient en partie à la même cause. On ne choisissait point encore; tout était bon pour tous; la civilisation, qui commence toujours par élever une classe et qui tend à les élever toutes, faisant un choix dans les mœurs, en fait un dans la langue, et l'on ne peut pas dire qu'elle s'appauvrit de tout ce qu'elle rejette. - 1 OEuvres de Rabelais, avec un commentaire historique et philosophique par MM Esmangart et Éloi Johanneau. 8 vol. Paris. 1823. La Vie inestimable du grand Gargantua père de Pantagruel. — Les Faicts et Dicts héroïcques du bon Pantagruel. Sur Rabelais, voy. La Bruyère (Des ouvrages d'espril): « Son livre est une énigme, quoi qu'on veuille dire, inexplicable; c'est une chimère; c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue de serpent ou de quelque autre bête plus difforme; c'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire, c'est le charme de la canaille: où il est bon, il va jusqu'à l'exquis et à l'excellent, il peut être le mets des plus délicats. » Voy. aussi Fontenelle, Histoire des Oracles, Ire Partie, chap. XVIII; et des articles étendus et instructifs de M. de Salverte, dans la Revue encyclopédique, tome XIX, pages 88 et 361. On s'est trop préoccupé des idées et des inventions de Rabelais pour faire assez d'attention à son langage, dont la fécondité luxuriante, la hardiesse heureuse, la flexibilité, le mouvement vigoureux et rapide, nous font jeter un regard de regret et d'envie vers le vieil et puissant idiome de nos pères. Pour le mouvement du style, pour la verve continue, il n'a peut-être point de rival. - 2 Sur Ramus et ses travaux, voy. Discours sur la littérature française depuis le commencement du XVIe siècle jusqu'en 1610, par M. Chasles, pages 98 et suivantes. Les deux premiers livres parurent en 1588. Il avait commencé dès 1572 à écrire ses Essais. Voy. son Eloge, par M. Villemain et par M. Droz,

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de l'esprit humain l'indolence de son caractère, ébranlait, sans les remplacer, toutes les croyances contemporaines. Chez son disciple CHARRON (1541-1603), aussi hardi, plus méthodique, le scepticisme n'est plus, comme chez Montaigne, un épicurisme de l'esprit, mais le généreux courage d'une raison trompée 1. A une époque où la religion et la morale, ayant cessé de s'entendre, s'en allaient chacune de son côté, Charron érige en théorie ce malheureux divorce; et à l'inverse des réformateurs, qui reconstituaient l'unité de la morale et de la religion, Charron, défenseur tour à tour de l'une et de l'autre, est si loin de confondre leurs intérêts qu'il veut «que chacune subsiste et «se soutienne de soi-même, sans l'aide de l'autre, et agisse ☐ par son propre ressort. » Du reste, douteur comme Montaigne, il prétend, ainsi que lui, ainsi que d'autres qui les suivirent, mettre le scepticisme au service de la foi. Il fallait que la licence vînt avant la liberté, le scepticisme avant le doute philosophique, l'école de Montaigne avant celle de Des

cartes.

Dans ces luttes de la pensée, dans cette volémique des croyances, la langue devenait plus nerveuse et plus mâle; elle se façonnait à l'éloquence; le rôle de la littérature savante allait passer à la littérature romane. Il n'est plus temps de sourire de la familiarite bourgeoise de l'idiome national: il se fait respecter chez CALVIN (1509-1564) par une gravité imposante et par la sévère pureté de son accent 2. Exercé par les orages de tout un siècle, il offrit plus tard (1595) sa vigoureuse souplesse aux écrivains de la Satire Ménippée 3, précurseurs de l'auteur des Provinciales, et montra chez eux comme chez Calvin, quel

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1 De la Sagesse. Bordeaux, 1595. - Le Traité des Trois vérités (apologie du 2 Son Instichristianisme et de la religion catholique) avait paru en 1594. tulion de la Religion chrétienne (1535) est précédée d'une épitre dédicatoire à François Ier, modèle de style et d'éloquence. Voir sur Calvin, considéré comme écrivain, l'ouvrage de M. Sayons (Étude sur Calvin), publié à Genève en 1840. C'est, en même temps, une étude fort intéressante sur l'état de la langue française au XVIe siècle. 5 Satyre Ménippée de la vertu du Catholicon d'Espagne et de la tenue des Estats de Paris (ouvrage dirigé contre le parti de la Ligue, par Gillot, Florent Chrestien, Rapin et Pithou. Voy. la préface de l'édition qu'en a donnée M. Nodier en 1824 ; et, Lacretelle, Histoire de France pendant les guerres de religion, tome III, pages 442, 401.

caractère prend une langue en des livres qui sont des actions, et ce qu'elle gagne à sortir de l'arène académique pour s'aller tremper dans le sérieux des convictions religieuses, dans la vivacité des intérêts positifs et dans la poussière des controverses publiques. Vers le même temps, AMYOг (1315 — 1595), dans sa traduction de Plutarque 1, lui restituait un tour aisé et naturel, et lui apprenait à mêler les grâces helléniques aux grâces françaises 2. RONSARD cependant (1524 — 1385) égarait la poésie loin de la yeine heureuse que son siècle et lui-même avaient rencontrée. Adorateur des anciens, il leur soumettait son génie et les talents d'une nombreuse école 3. Les racines et les formes étrangères, jetées dans la langue avec toute leur crudité, substituèrent à la souplesse renaissante de l'idiome français une roideur pédantesque comparable à la dureté sauvage de sa forme primitive; et ce ne fut ni sans peine ni sans dommage que l'ingénuité du langage national échappa au danger d'être à jamais étouffée 4. La langue est toute hérissée de latinismes chez la plupart des écrivains du XVIe siècle, et jusque chez Rabelais, le plus grand adversaire de cet abus. Sous la même influence, le théâtre subit, en 1332, une prétendue restauration, qui lui enleva pour longtemps toute indépendance de formes et tout caractère national 6. La poésie ne revint guère à de libres allures avant Mathurin REGNIER (1573–1613), dont les satires, brillantes de verve, d'originalité, de force comique,

1 Les vies des hommes illustres grecs et romains, comparées l'une avec l'autre, translatées du grec en français, 1559. — 2 « La hardiesse de Plutarque, dit M. Villemain, disparait quelquefois dans l'heureuse et naïve diffusion d'Amyot.» Amyot nous en impose sur le vrai caractère de Plutarque; mais ce qui est admirable, c'est que rien ne dénonce cette falsification involontaire.3 OEuvres choisies de Ronsard (avec une notice sur sa vie), par M. SainteBeuve, 1828, et Ginguené, Merc. de Fr. LII, 408.4 Plusieurs langues à la fois menaçaient alors de faire irruption dans la langue française. De bons esprits (entre autres Henri Estienne) virent le danger et le conjurèrent. 5 Ce nouveau théâtre s'ouvre par Cléopâtre, tragédie de Jodelle, et par Eugene, comédie du même auteur. En tout temps la littérature sera l'expression générale de la societé; mais à l'ordinaire elle ne se rattachera pas d'une manière plus immédiate à l'existence nationale; le temps de cette grande unité qui absorbait toutes les forces et toutes les tendances dans l'institution politique, absorbée elle-même dans la croyance religieuse, parait être passé sans retour.7 11 a composé seize satires, dont les dix premières parurent

sont un des plus beaux monuments de ce français-gaulois trop légèrement mis au rebut par l'école de Malherbe.

Au milieu de la sanglante confusion de la dernière moitié du xve siècle, deux nobles figures attirent nos regards : le chancelier de LHOFITAL (1505 — 1575), grand citoyen, esprit éclairé, orateur dont la mâle éloquence fut mal écoutée dans les conseils de ses maîtres 1; le président DE TROU (1333 — 1617), dont les récits sont d'un témoin fidèle déposant devant la postérité sous le poids d'un inviolable serment, mais qui, au grand dommage de notre langue, a écrit en latin sa vaste et véridique Histoire. La gravité de Thucydide n'a pas eu d'héritier plus immédiat 3.

Au règne glorieux de Henri IV succède une orageuse minorité. Le calme renait sous le sceptre de fer de Richelieu. Le sceptre de MALHERBE (1555-1628) avait, un peu plus tôt, pesé sur les lettres françaises. Dans ses poésies lyriques, où il y a plus d'élévation que d'enthousiasme, Malherbe ennoblit la langue poétique; mais il inaugura le formalisme dans la littérature. Sous lui s'introduisent et cette langue de choix, qui ne correspond qu'à une classe de la société, qu'à une forme de la vie 5, et la préséance de la convention sur l'inspiration, et cette

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en 1608. Voy. la vie de Lhopital dans les Mélanges de M. Villemain. OEuvres complètes de Lhopital ont été recueillies par M. Dufey (de l'Yonne) en 5 vol. in-8°. Paris, 1824-25. Histoire universelle en 138 livres. - 3 Il ne faut pas oublier PASQUIER, célèbre par des plaidoyers contre les Jésuites et par ses curieuses Recherches de la France, ni le sincère et discret cardinal d'OSSAT, dont les dépéches sont demeurées classiques, ni le huguenot d'AU BIGNÉ, connu par son Histoire universelle, et surtout par ses Tragiques, salires politiques d'une véhémence prodigieuse, et d'une audace d'expression quelquefois sublime. — 4 « Malherbe, disait la Fontaine, pèche par être trop beau, ou plutôt par être trop embelli. » Mais il faut le comparer à ses devanciers pour sentir quel pas immense il fit faire à la poésie de style et à la versification, Sous ce rapport, le « Enfin Malherbe vint» ne dit rien de trop. CEuvres choisies de Malherbe avec les notes de tous les commentateurs, publiées par Parelle, Paris, 1825. On distingue parmi les productions de Malherbe l'ode sur l'assassinat de Henri IV, lode à ce prince sur son voyage à Sedan, celle à Louis XIII sur la prise de la Rochelle, l'imitation du psaume 145, les Stances à Duperrier, etc. 5 Sur le partage de la langue en deux langues, voy. les discours de Voltaire et de l'abbé Arnauld à leur réception à l'Académie française.

espèce d'autorité de la tradition qui perpétue de poëte en poëte une image stéréotype de la nature et des passions; sous lui, enfin, s'établit cette distinction, cette séparation des genres, premier article, dès lors, de notre symbole littéraire 1. Le siècle reçut-il cette impulsion, ou l'avait-il donnée? En d'autres termes, Malherbe fut-il l'instrument ou l'auteur de cette révolution? Quoi qu'il en soit, la poésie, détachée du sol de la réalité, étrangère à tous les grands intérêts de l'humanité, retomba dans l'affectation puérile du xv° siècle; mais elle y joignit l'élégance. C'est alors que naquit la littérature de cour, mince, factice, froide et frivole. Prònés par des coteries de femmes et de beaux esprits, la pompeuse frivolité de Balzac (1594—1655) 2, le naturel affecté de VOITURE (1598 — 1648) 5, firent grande et longue fortune. Cette époque est celle des artistes en fait de langage, tout occupés du perfectionnement de l'instrument qu'ils emploient, et pour qui les différents sujets qu'ils traitent ne sont guère qu'une occasion d'expériences sur la langue. Je crois qu'elle leur a des obligations, et qu'alors ce genre de travail était nécessaire; mais en général une langue reçoit ses plus grands perfectionnements de ceux pour qui elle n'est qu'un

1 « Die absonderung der Dicht und Redarten liegt in der Natur der Dicht und Redekunst selbst; aber nur der Künstler darf und kann die Scheidung unternehmen, die er auch unternimmt : denn er ist meist glücklich genug zu fühlen, was in diesen oder jenen Kreis gehært. Der Geschmack ist dem Genie angeboren, wenn er gleich nicht bei jedem zur vollkommenen Ausbildung gelangt.» Goethe. 2 Outre un recueil de Lettres, on a de Balzac le Prince, te Socrate chrétien, Aristippe ou la Cour, des Entretiens, etc. On rencontre dans ces ouvrages des traits d'élévation morale et d'un vrai sérieux, plus rarement des pensées fortes. Dans des sujets religieux, Balzac s'est élevé quelque. fʊis jusqu'à la simplicité. Il a le mérite, comme écrivain, d'avoir donné le nombre à la prose française. Il a été bien jugé par la Bruyère ( des Ouvrages d'esprit ), par Boileau, Réflexions (la VII«) sur Longin, et par d'Aguesseau, dans ses Instructions à son fils. 3 On peut dire de Voiture qu'il n'a que de l'esprit, et qu'il n'a que celui qu'il fait ; mais dans tous les cas il en a beaucoup; il n'en a que trop. Quand, par mégarde, il se laisse prendre au naturel, il est trèsagréable écrivain, et par-ci par-là, quelques pensées plus solides se font jour à travers son perpétuel badinage. On a cité sa lettre à Chaudebonne sur Grenade, celle à Puylaurens datée de Madrid, celle sur la prise de Corbie. Il faudrait y ajouter, pour le connaitre, la lettre de la carpe au brochet, et celle à mademoiselle de Rambouillet sur la conjonction car. - 4 Le grammairien Vaugelas, le traducteur d'Ablancǝourt, l'avocat Patru, le philologue Ménage.

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