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cité fait comme un flux et reflux dans ces âmes unies. Dans ce ravissement divin les siècles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels, et cependant mille et mille siècles écoulés n'ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et toujours entière. Ils règnent tous ensemble, non sur des trônes que la main des hommes peut renverser, mais en eux-mêmes, avec une puissance immuable; car ils n'ont plus besoin d'être redoutables par une puissance empruntée d'un peuple vil et misérable. Ils ne portent plus ces vains diadèmes dont l'éclat cache tant de craintes et de noirs soucis; les dieux mêmes les ont couronnés de leurs propres mains avec des couronnes que rien ne peut flétrir.

Télémaque, qui cherchait son père, et qui avait craint de le trouver dans ces beaux lieux, fut si saisi de ce goût de paix et de félicité, qu'il eût voulu y trouver Ulysse, et qu'il s'affligeait d'être contraint lui-même de retourner ensuite dans la société des mortels. « C'est ici, disait-il, que la véritable vie se trouve, et la nôtre n'est qu'une mort. »

Télémaque, ne voyant point son père Ulysse parmi tous ces rois, chercha du moins des yeux le divin Laërte, son grandpère. Pendant qu'il le cherchait inutilement, un vieillard vénérable et plein de majesté s'avança vers lui. Sa vieillesse ne ressemblait point à celle des hommes que le poids des années accable sur la terre; on voyait seulement qu'il avait été vieux avant sa mort : c'était un mélange de tout ce que la vieillesse a de grave, avec toutes les grâces de la jeunesse; car les grâces renaissent même dans les vieillards les plus caducs, au moment où ils sont introduits dans les Champs Élysées. Cet homme s'avançait avec empressement, et regardait Télémaque avec complaisance, comme une personne qui lui était fort chère. Télémaque, qui ne le reconnaissait point, était en peine ct en suspens.

« Je te pardonne, ô mon cher fils, lui dit ce vieillard, de ne me point reconnaître; je suis Arcésius, père de Laërte. J'avais fini mes jours avant qu'Ulysse, mon petit-fils, partit pour aller au siége de Troie ; alors tu étais encore un petit enfant entre les bras de la nourrice: dès lors j'avais conçu de toi de grandes

espérances; elles n'ont point été trompeuses, puisque je te vois descendu dans le royaume de Pluton pour chercher ton père, et que les dieux te soutiennent dans cette entreprise. O heureux enfant, les Dieux t'aiment et te préparent une gloire égale à celle de ton père! O heureux moi-même de te revoir! Cesse de chercher Ulysse en ces lieux ; il vit encore; il est réservé pour relever notre maison dans l'ile d'Ithaque. Laërte même, quoique le poids des années l'ait abattu, jouit encore de la lumière, et attend que son fils revienne pour lui fermer les yeux. Ainsi les hommes passent comme les fleurs qui s'épanouissent le matin, et qui le soir sont flétries et foulées aux pieds. Les générations des hommes s'écoulent comme les ondes d'un fleuve rapide; rien ne peut arrêter le temps, qui entraîne après lui tout ce qui paraît le plus immobile. Toi-même, ô mon fils! mon cher fils! toi-même, qui jouis maintenant d'une jeunesse si vive et si féconde en plaisirs, souviens-toi que ce bel âge n'est qu'une fleur qui sera presque aussitôt séchée qu'éclose; tu te verras changé insensiblement: les grâces riantes, les doux plaisirs qui t'accompagnent, la force, la santé, la joie, s'évanouiront comme un beau songe; il ne t'en restera qu'un triste souvenir : la vieillesse languissante et ennemie des plaisirs viendra rider ton visage, courber ton corps, affaiblir tes membres, faire tarir dans ton cœur la source de la joie, te dégoûter du présent, te faire craindre l'avenir, te rendre insensible à tout, excepté à la douleur.

« Ce temps te paraît éloigné : hélas ! tu te trompes, mon fils; il se hâte; le voilà qui arrive : ce qui vient avec tant de rapidité n'est pas loin de toi ; et le présent qui s'enfuit est déjà bien loin, puisqu'il s'anéantit dans le moment que nous parlons, et ne peut plus se rapprocher. Ne compte donc jamais, mon fils, sur le présent; mais soutiens-toi dans le sentier rude et âpre de la vertu par la vue de l'avenir. Prépare-toi, par des mœurs pures et par l'amour de la justice, une place dans l'heureux séjour de la paix.

FÉNELOV.

SUR LE STYLE.

DISCOURS DE RÉCEPTION A L'ACADÉMIE FRANÇAISE PAR BUFFON.

Il s'est trouvé dans tous les temps des hommes qui ont su commander aux autres par la puissance de la parole. Ce n'est néanmoins que dans les siècles éclairés que l'on a bien écrit et bien parlé. La véritable éloquence suppose l'exercice du génie et la culture de l'esprit. Elle est bien différente de cette facilité naturelle de parler, qui n'est qu'un talent, une qualité accordée à tous ceux dont les passions sont fortes, les organes souples et l'imagination prompte. Ces hommes sentent vivement, s'affectent de même, le marquent fortement au dehors, et, par une impression purement mécanique, ils transmettent aux autres leur enthousiasme et leurs affections. C'est le corps qui parle au corps; tous les mouvements, tous les signes concourent et servent également. Que faut-il pour émouvoir la multitude et l'entrainer? Que faut-il pour ébranler la plupart même des autres hommes et les persuader? un ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes. Mais pour le petit nombre de ceux dont la tête est ferme, le goût délicat et le sens exquis, et qui, comme vous, messieurs, comptent pour peu le ton, les gestes et le vain son des mots, il faut des choses, des pensées, des raisons; il faut savoir les présenter, les nuancer, les ordonner; il ne suffit pas de frapper l'oreille et d'occuper les yeux; il faut agir sur l'âme et toucher le cœur en parlant à l'esprit.

Le style n'est que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées. Si on les enchaîne étroitement, si on les serre, le style devient fort, nerveux et concis; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu'à la faveur des mots, quelque élégants qu'ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant.

Mais avant de chercher l'ordre dans lequel on présentera ses pensées, il faut s'en être fait un autre plus général, où ne doivent entrer que les premières vues et les principales idées; c'est en marquant leur place sur ce premier plan qu'un sujet sera circonscrit, et que l'on en fera connaître l'étendue; c'est en se

rappelant sans cesse ces premiers linéaments qu'on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées principales, et qu'il naftra des idées accessoires et moyennes, qui serviront à les remplir. Par la force du génie on se représentera toutes les idées générales et particulières sous leur véritable point de vue; par une grande finesse de discernement on distinguera les pensées stériles des idées fécondes; par la sagacité que donne la grande habitude d'écrire, on sentira d'avance quel sera le produit de toutes ces opérations de l'esprit. Pour peu que le sujet soit vaste ou compliqué, il est bien rare qu'on puisse l'embrasser d'un coup d'œil ou le pénétrer en entier d'un seul et premier effort de génie; et il est rare encore qu'après bien des réflexions on en saisisse tous les rapports. On ne peut donc trop s'en occuper; c'est même le seul moyen d'affermir, d'étendre et d'élever ses pensées; plus on leur donnera de substance et de force par la méditation, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l'expression.

Ce plan n'est pas encore le style, mais il en est la base; il le soutient, il le dirige, il règle son mouvement, et le soumet à des lois; sans cela, le meilleur écrivain s'égare, sa plume marche sans guide, et jette à l'aventure des traits irréguliers et des figures discordantes. Quelque brillantes que soient les couleurs qu'il emploie, quelques beautés qu'il sème dans les détails, comme l'ensemble choquera ou ne se fera point sentir, l'ouvrage ne sera point construit; et en admirant l'esprit de l'auteur, on pourra soupçonner qu'il manque de génie. C'est par cette raison que ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu'ils parlent très-bien, écrivent mal; que ceux qui s'abandonnent au premier feu de leur imagination prennent un ton qu'ils ne peuvent soutenir; que ceux qui craignent de perdre des pensées. isolées, fugitives, et qui écrivent en différents temps des morceaux détachés, ne les réunissent jamais sans transitions forcées 1; qu'en un mot, il y a tant d'ouvrages faits de pièces de rapport, et si peu qui soient fondus d'un seul jet.

Cependant tout sujet est un; et quelque vaste qu'il soit, il

1 Voyez, sur la manière de composer de Bourdaloue, la préface de son éditeur.

peut être renfermé dans un seul discours; les interruptions, les repos, les sections ne devraient être d'usage que quand on traite de sujets différents, ou lorsque, ayant à parler de choses grandes, épineuses et disparates, la marche du génie se trouve interrompue par la multiplicité des obstacles, et contrainte par la nécessité des circonstances; autrement, le grand nombre des divisions, loin de rendre un ouvrage plus solide, en détruit l'assemblage; le livre parait plus clair aux yeux, mais le dessein de l'auteur demeure obscur; il ne peut faire impression sur l'esprit du lecteur; il ne peut même se faire sentir que par la continuité du fil, par la dépendance harmonique des idées, par un développement successif, une gradation soutenue, un mouvement uniforme, que toute interruption détruit ou fait languir.

Pourquoi les ouvrages de la nature sont-ils si parfaits? C'est que chaque ouvrage est un tout, et qu'elle travaille sur un plan éternel, dont elle ne s'écarte jamais; elle prépare en silence le germe de ses productions; elle ébauche par un acte unique la forme primitive de tout être vivant; elle la développe, elle la perfectionne par un mouvement continu et dans un temps prescrit. L'ouvrage étonne, mais c'est l'empreinte divine dont il porte les traits qui doit nous frapper. L'esprit humain ne peut rien créer; il ne produira qu'après avoir été fécondé par l'expérience et la méditation. Ses connaissances sont les germes de ses productions; mais s'il imite la nature dans sa marche et dans son travail, s'il s'élève par la contemplation aux vérités les plus sublimes, s'il les réunit, s'il les enchaine, s'il en forme un tout, un système par la réflexion, il établira sur des fondements inébranlables des monuments immortels.

C'est faute de plan, c'est pour n'avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu'un homme d'esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire; il aperçoit à la fois un grand nombre d'idées ; et comme il ne les a ni comparées, ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres. Il demeure donc dans la perplexité; mais lorsqu'il se sera fait un plan, lorsqu'une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s'apercevra aisément de

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