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L'assurance de nos troupes le déconcerta encore, et il replia une seconde fois ses colonnes, marchant de surprise en surprise, trouvant faux tout ce qu'on lui avait annoncé. Le général prussien n'avançait qu'avec la plus grande circonspection, et quoiqu'on lui ait reproché de n'avoir pas poussé plus vivement l'attaque et culbuté Kellermann, les bons juges pensent qu'il a eu raison. Kellermann, soutenu de droite et de gauche par toute l'armée française, pouvait résister; et si Brunswick, enfoncé dans une gorge et dans un pays détestable, venait à être battu, il pouvait être entièrement détruit. D'ailleurs il avait, par le résultat de la journée, occupé la route de Châlons; les Français se trouvaient coupés de leur dépôt, et il espérait les obliger à quitter leur position dans quelques jours. Il ne pensait pas que, maîtres de Vitry, ils en étaient quittes pour un détour plus long et pour quelques délais dans l'arrivée de leurs convois.

Telle fut la célèbre journée du 20 septembre 1792, où furent tirés plus de vingt mille coups de canon, et appelée depuis canonnade de Valmy.

Le talent de M. Thiers à écrire sur la guerre nous a rappelé un morceau du même écrivain, que nous avons rencontré dans la Revue française, et que sans doute nous ne serons pas seul à trouver admirable. Il s'agit des qualités requises en un chef d'armée.

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« L'homme appelé à commander aux autres sur les champs de ba« taille, a d'abord, comme dans toutes les professions libérales, une << instruction scientifique à acquérir. Il faut qu'il possède les sciences « exactes, les arts graphiques, la théorie des fortifications. Ingénieur, « artilleur, bon officier de troupes, il faut qu'il devienne en outre géographe, et non géographe vulgaire, qui sait sous quel rocher « naissent le Rhin ou le Danube, et dans quel bassin ils tombent, mais géographe profond, qui est plein de la carte, de son dessin, de ses lignes, de leur rapport, de leur valeur. Il faut qu'il ait ensuite des « connaissances exactes sur la force, les intérêts et le caractère des peuples; qu'il sache leur histoire politique, et particulièrement leur histoire militaire; il faut surtout qu'il connaisse les hommes, car « les hommes à la guerre ne sont pas des machines: au contraire ils y deviennent plus sensibles, plus irritables qu'ailleurs, et l'art de les manier d'une main délicate et ferme fut toujours une partie im

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«portante de l'art des grands capitaines. A toutes ces connaissances supérieures, il faut enfin que l'homme de guerre ajoute les connais«sances plus vulgaires, mais non moins nécessaires, de l'administra«teur. Il lui faut l'esprit d'ordre et de détail d'un commis; car ce "n'est pas tout que de faire battre les hommes, il faut les nourrir, les vêtir, les armer, les guérir. Tout ce savoir si vaste, il faut le déployer « à la fois et au milieu des circonstances les plus extraordinaires. A chaque mouvement il faut songer à la veille, au lendemain, à ses flancs, à ses derrières; mouvoir tout avec soi, munitions, vivres, hôpitaux; calculer à la fois sur l'atmosphère et sur le moral des hommes; et tous ces éléments si divers, si mobiles, qui changent, «se compliquent sans cesse, les combiner au milieu du froid, du chaud, de la faim et des boulets. Tandis que vous pensez à tant de choses, le canon gronde, votre tête est menacée; mais ce qui est pire, des milliers d'hommes vous regardent, cherchent dans vos « traits l'espérance de leur salut; plus loin, derrière cux, est la patrie avec des lauriers ou des cyprès; et toutes ces images, il faut les chasser, il faut penser, penser vite; car une minute de plus, et la « combinaison la plus belle a perdu son à-propos, et au lieu de la gloire c'est la honte qui vous attend. »

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LE PASSAGE DU NIÉMEN.
(1812.)

M. le comte Philippe de Ségur, de l'Académie française, est fils du comte de Ségur, bien connu comme diplomate et comme historien, et à qui notre premier volume a emprunté quelques pages. M. Philippe de Ségur est l'auteur d'une célèbre Histoire de Napoléon et de la grande armée, publiée en 1824, d'une Histoire de la Russie et de Pierre le Grand, qui a paru en 1829, et d'une Histoire de Charles VIII, qui vient de paraitre.

La grande armée marchait au Niémen en trois masses séparées. Le roi de Westphalie, avec quatre-vingt mille hommes, se dirigeait sur Grodno; le vice-roi d'Italie, avec soixante et quinze mille hommes, sur Pilony; Napoléon, avec deux cent vingt mille hommes, sur Nogaraïski, ferme située à trois lieues audessus de Kowno. Le 23 juin, avant le jour, la colonne impé

riale atteignit le Niémen, mais sans le voir. La lisière de la grande forêt prussienne de Pilwisky et les collines qui bordent le fleuve cachaient cette grande armée prête à le franchir.

Napoléon, qu'une voiture avait transporté jusque-là, monta à cheval à deux heures du matin. Il reconnut le fleuve russe, sans se déguiser, comme on l'a dit faussement, mais en se couvrant de la nuit pour franchir cette frontière, que cinq mois après il ne put repasser qu'à la faveur d'une même obscurité. Comme il paraissait devant cette rive, son cheval s'abattit tout à coup, et le précipita sur le sable. Une voix s'écria : « Ceci est d'un mauvais présage; un Romain reculerait! » On ignore si ce fut lui ou quelqu'un de sa suite qui prononça ces mots.

La reconnaissance faite, il ordonna qu'à la chute du jour suivant trois ponts fussent jetés sur le fleuve près du village de Poniémen; puis il se retira dans son quartier, où il passa toute cette journée, tantôt dans sa tente, tantôt dans une maison polonaise, étendu sans force dans un air immobile, au milieu d'une chaleur lourde, et cherchant en vain le repos.

Dès que la nuit fut venue, il se rapprocha du fleuve. Ce furent quelques sapeurs dans une nacelle qui le traversèrent d'abord. Etonnés, ils abordent et descendent sans obstacle sur la rive russe. Là ils trouvent la paix ; c'est de leur côté qu'est la guerre : tout est calme sur cette terre étrangère qu'on leur a dépeinte si menaçante. Cependant un simple officier de Cosaques, commandant une patrouille, se présente bientôt à eux. Il est seul, il semble se croire en pleine paix, et ignorer que l'Europe entière en armes est devant lui. Il demande à ces étrangers qui ils sont.

Français, lui répondirent-ils.—Que voulez-vous, reprit cet officier, et pourquoi venez-vous en Russie? » Un sapeur lui répondit brusquement : « Vous faire la guerre; prendre Wilna! délivrer la Pologne!» et le cosaque se retire; il disparait dans les bois, sur lesquels trois de nos soldats, emportés d'ardeur et pour sonder la forêt, déchargent leurs armes.

Ainsi le faible bruit de trois coups de feu, auxquels on ne répondit pas, nous apprit qu'une nouvelle campagne s'ouvrait, et qu'une grande invasion était commencée.

Ce premier signal de guerre irrita violemment l'empereur,

soit prudence ou pressentiment. Trois cents voltigeurs passérent aussitôt le fleuve, pour protéger l'établissement des ponts.

Alors sortirent des vallons et de la forêt toutes les colonnes françaises. Elles s'avancèrent silencieusement jusqu'au fleuve à la faveur d'une profonde obscurité. Il fallait les toucher pour les reconnaitre. On défendit les feux et jusqu'aux étincelles; on se reposa les armes à la main, comme en présence de l'ennemi. Les seigles verts et mouillés d'une abondante rosée servirent de lit aux hommes et de nourriture aux chevaux.

La nuit, sa fraîcheur qui interrompait le sommeil, son obscurité qui allonge les heures et augmente les besoins, qui ôte aux yeux leur utilité, soit qu'on ait besoin de ses regards pour se conduire et pour se distraire, ou de ceux des autres pour s'encourager, enfin les dangers du lendemain : tout rendait grave cette position. Mais l'attente d'une grande journée soutenait. La proclamation de Napoléon venait d'être lue: on s'en répétait à voix basse les passages les plus remarquables, et le génie des conquêtes enflammait notre imagination.

Devant nous était la frontière russe. Déjà, à travers les ombres, nos regards avides cherchaient à envahir cette terre promise à notre gloire. Il nous semblait entendre les cris de joie des Lithuaniens à l'approche de leurs libérateurs. Nous nous figurions ce fleuve bordé de leurs mains suppliantes. Ici tout nous manquait, là tout nous serait prodigué! Ils s'empresseraient de pourvoir à nos besoins, nous allions être entourés d'amour et de reconnaissance. Qu'importe une mauvaise nuit! le jour allait bientôt renaître, et avec lui sa chaleur et toutes ses illusions. Le jour parut il ne nous montra qu'un sable aride, désert, et de mornes et sombres forêts! Nos yeux alors se tournèrent tristement sur nous-mêmes, et nous nous sentimes ressaisis d'orgueil et d'espoir par le spectacle imposant de notre armée réunie.

A trois cents pas du fleuve, sur la hauteur la plus élevée, on apercevait la tente de l'empereur. Autour d'elle toutes les collines, leurs pentes, les vallées, étaient couvertes d'hommes et de chevaux. Dès que la terre eut présenté au soleil toutes ces masses mobiles revêtues d'armes étincelantes. le signal fut

donné, et aussitôt cette multitude commença à s'écouler en trois colonnes vers les trois ponts. On les voyait serpenter en descendant la courte plaine qui les séparait du Niémen, s'en approcher, gagner les trois passages, s'allonger et se rétrécir pour les traverser, et atteindre enfin ce sol étranger qu'elles allaient dévaster, et qu'elles devaient bientôt couvrir de leurs vastes débris.

L'ardeur était si grande que deux divisions d'avant-garde, se disputant l'honneur de passer les premières, furent près d'en venir aux mains; on eut quelque peine à les calmer. Napoléon se hâta de poser le pied sur les terres russes. Il fit sans hésiter ce premier pas vers sa perte. Il se tint d'abord près du pont, encourageant les soldats de ses regards. Tous le saluèrent de leur cri accoutumé. Ils parurent plus animés que lui, soit qu'il se sentit peser sur le cœur une si grande agression, soit que son corps affaibli ne put supporter le poids d'une chaleur excessive, ou que déjà il fut étonné de ne rien trouver à vaincre.

L'impatience enfin le saisit. Tout à coup il s'enfonça à travers le pays, dans la forêt qui bordait le fleuve. Il courait de toute la vitesse de son cheval; dans son empressement, il semblait qu'il voulut tout seul atteindre l'ennemi. Il fit plus d'une lieue dans cette direction, toujours dans la même solitude, après quoi il fallut bien revenir près des ponts, d'où il redescendit avec le fleuve et sa garde vers Kowno.

On croyait entendre gronder le canon. Nous écoutions en marchant de quel côté le combat s'engageait. Mais à l'exception de quelques troupes de Cosaques, ce jour-là, comme les suivants, le ciel seul se montra notre ennemi. En effet, à peine l'empereur avait-il passé le fleuve qu'un bruit sourd avait agité l'air. Bientôt le jour s'obscurcit, le vent s'éleva et nous apporta les sinistres roulements du tonnerre. Ce ciel menaçant, cette terre sans abri nous attrista. Quelques-uns même, naguère enthousiastes, en furent effrayés comme d'un funeste présage. Ils crurent que ces nuées enflammées s'amoncelaient sur nos têtes et s'abaissaient sur cette terre pour nous en défendre l'entrée. Il est vrai que l'orage fut grand comme l'entreprise. Pen

CHREST. LITT. DE LA JEUNESSE.

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