Page images
PDF
EPUB

de ce bandeau impénétrable qui en fait toute la sûreté; il se donnait la peine d'étudier les affaires qui se présentaient à juger devant le roi, au conseil des finances et des dépêches, et si elles étaient grandes, il y travaillait avec les gens du métier, dont il puisait des connaissances, sans se rendre esclave de leurs opinions. Il communiait au moins tous les quinze jours avec un recueillement et un abaissement qui frappait, toujours en collier de l'ordre et en rabat et manteau court. Il voyait son confesseur jésuite une ou deux fois la semaine, et quelquefois fort longtemps, ce qu'il abrégea beaucoup dans la suite, quoiqu'il approchât plus souvent de la communion.

Sa conversation était aimable, tant qu'il pouvait solide, et par goût; toujours mesurée à ceux avec qui il parlait. Il se délassait volontiers à la promenade, c'était là où1 il causait le plus. S'il s'y trouvait quelqu'un avec qui il pùt parler de science, c'était son plaisir, mais plaisir modeste, et seulement pour s'amuser et s'instruire en dissertant quelque peu, et en écoutant davantage; mais ce qu'il y cherchait le plus, c'était l'utile, des gens à faire parler sur la guerre et les places, sur la marine et le commerce, sur les cours et les pays étrangers, quelquefois sur des faits particuliers mais publics 2, et sur des points d'histoire ou des guerres passées depuis longtemps. Ces promenades, qui l'instruisaient beaucoup, lui conciliaient les esprits, les cœurs, l'admiration, les plus grandes espérances. Il avait mis à la place des spectacles, qu'il s'était retranchés depuis fort longtemps, un petit jeu, où les plus médiocres bourses pouvaient atteindre, pour pouvoir varier et partager l'honneur de jouer avec lui, et se rendre cependant visible à tout le monde. H fut toujours sensible au plaisir de la table et de la chasse. Il se laissait aller à la dernière avec moins de scrupule, mais il craignait son faible pour l'autre, et il y était d'excellente compagnie quand il s'y laissait aller.

Il connaissait le roi parfaitement, il le respectait, et sur la fin il l'aimait en fils, et lui faisait une cour attentive de sujet, mais qui sentait quel il était. Il cultivait madame de Maintenon avec les égards que leur situation demandait. Tant que Monseigneur 1 Qu'il causait le plus. Mais d'un intérêt public.

vécut, il lui rendait tout ce qu'il devait avec soin. Il aimait les princes ses frères avec tendresse, et son épouse avec la plus grande passion. La douleur de sa perte pénétra ses plus intimes moelles. La piété y surnagea par les plus prodigieux efforts. Le sacrifice fut entier, mais il fut sanglant. Dans cette terrible affliction, rien de bas, rien de petit, rien d'indécent. On voyait un homme hors de soi qui s'extorquait une surface unic, et qui y succombait.

Les jours de cette affliction furent tôt abrégés. Il fut le même dans sa maladie. Il ne crut point en relever, il en raisonnait avec ses médecins, dans cette opinion; il ne cacha pas sur quoi elle était fondée, on l'a dit il n'y a pas longtemps, et tout ce qu'il sentit depuis le premier jour jusqu'au dernier l'y confirma de plus en plus 1. Quelle épouvantable conviction de la fin de son épouse et de la sienne! mais, grand Dieu ! quel spectacle vous donnâtes en lui! et que n'est-il permis encore d'en relever des parties également secrètes, et si sublimes qu'il n'y a que vous qui les puissiez donner et en connaitre tout le prix ! quelle imitation de Jésus-Christ sur la croix ! on ne dit pas seulement à l'égard de la mort et des souffrances : elle s'éleva bien au-dessus. Quelles tendres, quelles tranquilles vues! quel surcroît de détachement ! quels vifs élans d'actions de grâces d'être préservé du sceptre et du compte qu'il en faut rendre! quelle soumission et combien parfaite! quel ardent amour pour Dieu ! quel perçant regard sur son néant et ses péchés ! quelle magnifique idée de l'infinie miséricorde! quelle religieuse et humble crainte! quelle tempérée confiance! quelle sage paix! quelles lectures! quelles prières continuelles! quel ardent désir des derniers sacrements! quel profond recueillement ! quelle invincible patience! quelle douceur! quelle constante bonté pour tout ce qui l'approchait ! quelle charité pure qui le pressait d'aller à Dieu! La France tomba enfin sous ce dernier châtiment; Dieu lui montra un prince qu'elle ne méritait pas. La terre n'en était pas digne, il était mùr déjà pour la bienheureuse éternité.

1 Dans l'idée qu'il mourait empoisonn3.

SAINT-SIMON.

La langue française est un coursier moins fougueux que rétif que chaque écrivain à son tour a soumis au mors et à l'éperon; mais le duc de Saint-Simon en a été peut-être le plus étonnant dompteur. Personne ne l'a lancée à travers champs comme lui; personne ne lui a fait plus impérieusement rompre ses habitudes et varier ses allures. Aucun écrivain n'a mieux fait voir de combien d'articulations elle est pourvue qu'on ne lui soupçonnait pas, et de combien de mouvements elle est capable qui lui semblaient refusés. La proportion du conventionnel et de l'arrêté paraît faible dans ce dialecte extraordinaire au prix du libre et du flexible. Que l'incorrection et l'obscurité soient fréquentes dans un langage si aventureux, c'est ce que nous n'avons garde de nier ou d'excuser. Mais pour être bien éloigné du classique, ce style n'en est pas moins un style de génie.

Toujours bien sûr de son but, mais peu soucieux du chemin qui l'y conduira. Saint-Simon jette sa phrase dans une direction quelconque, décidé à ne s'en point repentir, et à ne point rebrousser chemin. Que si, par quelque raison tirée de la langue, la forme du commencement ne convient point à la suite de sa pensée, il force la règle, ou la courbe, ou l'étend, ou la fait ingénieusement rentrer dans son dessein; ce premier dessein s'assimile, de force ou de gré, tout ce qui suit; de là des fautes plus ou moins choquantes; mais de là aussi d'heureuses découvertes, et de véritables grâces de style. «Tant d'esprit, dit-il, et une telle sorted'esprit, joint à une telle vivacité, à une telle sensibilité, à de telles passions, et toutes si ardentes, n'étaient pas d'une éducation facile. » * --La bienséance d'un rang destiné à régner, et à tenir en attendant une cour. »-« Monseigneur, tout livré à la matière et à autrui. »— « Il comprit enfin ce que c'est que quitter Dieu pour Dieu, et que la * pratique fidèle des devoirs de l'état où Dieu a mis est la piété solide qui lui est la plus agréable. » — « On a vu l'incroyable succès, et « par quels rapides degrés une infernale cabale effaça ce prince... On ne voulait pas se souvenir qu'il n'avait été que vices et que défauts, ni réfléchir sur le prodigieux changement (qui s'était fait en lui) et ce qu'il avait dû coûter, qui en avait fait un prince déjà si proche de toute perfection... >>-« Ces promenades... lui conciliaient

g

[ocr errors]

6

[ocr errors]

* les esprits, les cœurs, l'admiration, les plus grandes espérances.

и

»

[ocr errors]

Incapable de souffrir la moindre résistance même des heures et des éléments. »

Tout plein de souvenirs, assailli par les nombreuses circonstances des faits qu'il rapporte, pressé de les dire toutes, et manquant de loisir

pour les distribuer, Saint-Simon en charge sa phrase, les accrochant pour ainsi dire à chaque saillie de la période, sous forme d'incidente, d'épithète ou de parenthèse, et trouvant dans la double nécessité de tout dire et d'avancer, le secret d'une concision souvent surprenante, qui fait jaillir chaque circonstance comme une étincelle. C'est souvent un véritable phénomène que la phrase de Saint-Simon, pleine, drue, distendue à force de substance, où les idées semblent foisonner, se croiser et s'agiter comme la foule dans une place publique. Ce n'est point la beauté de la période oratoire, ses larges proportions, sa distribution savante et noble; c'est quelquefois un tour de force pénible, mais bien souvent aussi un modèle d'énergie et d'adresse, et, pour un génie de la trempe de Saint-Simon, une occasion de conquêtes sur la langue et de traits de style étonnants. Nous nous dispensons d'indiquer des exemples, que le lecteur trouvera sans peine.

Le choix des matériaux de la phrase n'est pas moins remarquable que son architecture. Ici, même liberté que dans tout le reste. Je ne parle pas de métaphores si extraordinaires que leurs analogues se trouveraient difficilement ailleurs. Dans ce genre, la liberté n'a pas des limites tracées et connues d'avance. Toute métaphore est une substitution fondée sur un rapport; que ce rapport soit vrai, que le terme substitué convienne à la couleur du sujet, telles sont les règles, mais c'est au goût et à la raison, non à l'usage, qu'il appartient d'en connaître. La liberté de l'usage se fait voir davantage à modifier l'acception usuelle des mots et le mode de leur emploi; car ici la règle est d'autant plus inflexible qu'elle est plus arbitraire. C'est là le propre de Saint-Simon faisant doucement glisser les mots de dessus leur base, il les oblige à recouvrir plus d'espace; et il le fait souvent avec assez de tact et de bonheur pour qu'on se demande s'il a fait autre chose que se prévaloir d'un droit négligé mais incontestable. Et soit qu'il enfreigne l'usage, soit qu'il le respecte, ses expressions, même les plus courtes, jettent la lumière la plus vive sur l'ensemble de l'idée. Dans cette langue d'exception, le duc de Bourgogne est un disciple lumineux, quoique lumineux ne s'applique point aux personnes; mais qu'on essaye de dire autrement! Les charmes d'un entretien sont « agités par la variété où le prince s'espace par art. » Des charmes agités ! Cette expression prend l'analyse au dépourvu, mais l'imagination l'adopte avec empressement, « La duchesse, alarmée d'un époux si austère... » L'austérité de son époux, plus régulier, aurait moins de grâce. « Ce qui a fait dire sinistrement qu'il n'aimait pas la guerre. » L'application de cet adverbe est inusitée, mais bien expressive. « Il s'extorquait une surface unie. » Le goût tremble devant de telles expressions; mais on voit avec plaisir ce verbe extorquer sortir des limites de son acception traditionnelle. Il

་་

faut pourtant l'avouer dans une telle liberté, l'abus est bien près de l'usage; l'usage est presque un abus. Cette liberté menace les fondements du langage. La langue, ainsi que la société civile, repose sur le respect de la propriété; en grammaire comme en politique, il y a des droits acquis; chaque mot réclame son idée comme chaque individu son bien. Que ces droits soient livrés au bon plaisir de tous ou d'un seul, la langue s'écroule ainsi que la société; mais d'une autre part, dans l'immobilité forcée de la propriété, la langue et la société croupissent. La langue française doit sa vie et son progrès au mouvement continuel que lui ont imprimé des innovations sinon égales, du moins semblables à celles que nous venons de signaler. Mais il faut que ce mouvement de la langue s'opère lentement et sans violence; plus il est insensible, plus il est sûr; il se légitime d'autant mieux qu'on en connaît moins la source; autant que possible, il faut qu'il soit anonyme. De nos jours il est bien loin de demeurer dans ces conditions; en fait de langue, la propriété est de toutes parts menacée; l'arbitraire individuel se substitue à l'arbitraire légal; la convention, base du langage, tend à s'effacer, et par conséquent la confusion à s'introduire.

JACQUES II.

Jacques II, homme dur et faible, entêté et fanatique, n'avait pas, lorsqu'il prit en main les rênes des trois royaumes, la moindre idée de la révolution accomplie dans les esprits; il était resté en arrière de ses contemporains de plus d'un siècle. Il voulut tenter en faveur de l'Église romaine ce que son père n'avait pas pu même exécuter pour l'épiscopat : il se croyait le maitre d'opérer un changement dans la religion de l'État aussi facilement qu'Henri VIII 1; mais le peuple anglais n'était plus

1 Jacques, attaché depuis sa jeunesse à la communion romaine par persuasion, joignait à sa créance l'esprit de parti et de zèle. S'il eût été mahométan ou de la religion de Confucius, les Anglais n'eussent jamais troublé son règne; mais il avait formé le dessein de rétablir dans son royaume le catholicisme, regardé avec horreur par ces royalistes républicains comme la religion de l'es. clavage. C'est une entreprise quelquefois très-aisée de rendre une religion dominante dans un pays. Constantin, Clovis, Gustave Vasa, la reine Élisabeth firent recevoir sans danger, chacun par des moyens différents, une religiou nouvelle; mais pour de pareils changements, deux choses sont absolument nécessaires, une profonde politique, et des circonstances heureuses; l'une et l'autre manquaient à Jacques. » VOLTAIRE, Siècle de Louis XIV,chap. XV.

« PreviousContinue »