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XXII. MATHURIN REGNIER (XVI¤—XVII• SIÈCLE}.

Jadis un loup, dit-on, que la faim espoinçonne,
Sortant hors de son fort rencontre une lionne,
Rugissante à l'abort, et qui monstroit aux dents
L'insatiable faim qu'elle avoit au dedans.
Furieuse elle approche; et le loup qui l'advise
D'un langage flateur luy parle et la courtise :
Car ce fut de tout temps que, ployant sous l'effort,
Le petit cede au grand, et le foible au plus fort.
Luy, dis-je, qui craignoit que, faute d'autre proye,
La beste l'attaquast, ses ruses il employe.
Mais enfin le hazard si bien le secourut,
Qu'un mulet gros et gras à leurs yeux apparut.
Ils cheminent dispos, croyant la table preste,
Et s'approchent tous deux assez près de la beste.
Le loup qui la cognoist, malin et deffiant,
Luy regardant aux pieds, luy parloit en riant :
D'où es-tu? qui es-tu? quelle est ta nourriture,
Ta race, ta maison, ton maistre, ta nature?
Le mulet, estonné de ce nouveau discours,
De peur ingénieux, aux ruses eut recours;
Et, comme les Normands, sans luy respondre : Voire!
Compere, ce dit-il, je n'ay point de mémoire;

Et comme sans esprit ma grand'mere me vit,
Sans m'en dire autre chose, au pied me l'escrivit.
Lors il leve la jambe au jarret ramassée,
Et d'un œil innocent il couvroit sa pensée,
Se tenant suspendu sur les pieds en avant.
Le loup qui l'apperçoit se leve de devant,
S'excusant de ne lire avecq' ceste parolle,
Que les loups de son temps n'alloient point à l'escolle.
Quand la chaude lionne, à qui l'ardente faim
Alloit précipitant la rage et le dessein,
S'approche, plus sçavante, en volonté de lire.

Le mulet prend le temps, et du grand coup qu'il tire
Luy enfonce la teste, et d'une autre façon

Qu'elle ne sçavoit point, luy apprit sa leçon.

XXIII. BALZAC (XVIIE SIÈCLE).

Vous dites vrai, Monsieur, on trouve partout de l'imposture. L'éclat ne présuppose pas toujours la solidité, et les paroles qui brillent le plus sont souvent celles qui pèsent le moins. Il y a une faiseuse de bouquets, et une tourneuse de périodes, je ne l'ose nommer éloquence, qui est toute peinte et toute dorée, qui semble toujours sortir d'une boëte, qui n'a soin que de s'ajuster, et ne songe qu'à faire la belle : qui par conséquent est plus propre pour les fêtes que pour les combats, et plaît davantage qu'elle ne sert; quoique néanmoins il y ait des fêtes dont elle déshonorerait la solennité et des personnes à qui elle ne donnerait point de plaisir.

Ne se soutenant que d'apparence, et n'étant animée que de couleur, elle agit principalement sur l'esprit du peuple, parce que le peuple a tout son esprit dans les yeux et les oreilles. A faute de raison et d'autorité, elle use de charmes et de flatterie. Elle est creuse et vide de choses essentielles, bien qu'elle soit claire et résonnante de tons agréables. Elle est au moins plus délicate que forte, et ayant sa puissance bornée, et ses coups d'ordinaire mesurés, ou elle ne porte pas plus loin que les sens, ou, pour le plus, elle ne touche que légèrement le dehors de l'ame...

Disons donc, Monsieur, que la vraie éloquence est bien différente de cette causeuse de places publiques, et son style bien éloigné du jargon ambitieux des sophistes grecs. Disons que c'est une éloquence d'affaires et de service; née au commandement et à la souveraineté ; tout efficace et toute pleine de force. Disons qu'elle agit, s'il se peut, par la parole, plus qu'elle ne parle; qu'elle ne donne pas seulement à ses ouvrages un visage, de la grace et de la beauté, comme Phidias; mais un cœur, de la vie et du mouvement, comme Dédale.

Ses paroles ne sont pas de simples bruits et de simples voix dont l'air est frappé, et qui se perdent après avoir plu un petit moment. Ce ne sont pas des paroles fugitives et passagères, ainsi que le poëte les appelle; elles durent et se conservent, après le son; elles vivent dans les plus ingrates mémoires; elles se font voye dans la plus secrète partie de l'homme; elles descendent jusqu'au fond du cœur; elles percent jusqu'au centre de l'ame; et se vont mesler et remuer là-dedans avec les pensées et les autres mouvements intérieurs. Ce ne sont plus les paroles de celui qui parle ou qui escrit, ce sont les sentiments de ceux qui escoutent ou qui lisent. Ce sont des expressions, donnez-moi congé de le dire, si contagieuses, si pénétrantes et si tenaces, qu'elles s'attachent inséparablement au sujet étranger qui les reçoit, et deviennent partie de l'ame d'autruy.

LITTERATURE

DE LA

JEUNESSE ET DE L'AGE MUR.

LES RÉVOLUTIONS DES EMPIRES

RÉGLÉES PAR LA PROVIDENCE.

Quoiqu'il n'y ait rien de comparable à cette suite de la vraie Église, que je vous ai représentée, monseigneur 1, la suite des empires, qu'il faut maintenant vous remettre devant les yeux, n'est guère moins profitable aux grands princes comme vous.

Premièrement, les empires ont pour la plupart une liaison nécessaire avec l'histoire du peuple de Dieu. Dieu s'est servi des Assyriens et des Babyloniens pour châtier ce peuple, des Perses pour le rétablir, d'Alexandre et de ses premiers successeurs pour le protéger, d'Antiochus l'illustre et de ses successeurs pour l'exercer, des Romains pour soutenir sa liberté contre les rois de Syrie, qui ne songeaient qu'à le détruire. Les Juifs ont duré jusques à Jésus-Christ sous la puissance des mėmes Romains. Quand ils l'ont méconnu et crucifié, ces mêmes Romains ont prêté leurs mains, sans y penser, à la vengeance divine, et ont exterminé ce peuple ingrat. Dieu, qui avait résolu de rassembler dans le même temps le peuple nou

1 Bossuet s'adresse à son élève, le Dauphin, fils de Louis XIV.

veau, de toutes les nations, a premièrement réuni les terres et les mers sous ce même empire. Le commerce de tant de peuples divers, autrefois étrangers les uns aux autres, et depuis réunis sous la domination romaine, a été un des plus puissants moyens dont la Providence se soit servie pour donner cours à l'Évangile. Si ce même empire romain a persécuté pendant trois cents ans ce peuple nouveau, qui naissait de tous côtés dans son enceinte, cette persécution a confirmé l'Église chrétienne, et a fait éclater sa gloire avec sa foi et sa patience. Enfin l'empire romain a cédé, et ayant trouvé quelque chose de plus invincible que lui, il a reçu paisiblement dans son sein cette Église à laquelle il avait fait une si longue et si cruelle guerre.

Quand le temps a été venu que la puissance romaine devait tomber, et que ce grand empire, qui s'était vainement promis l'éternité, devait subir la destinée de tous les autres, Rome, devenue la proie des barbares, a conservé par la religion son ancienne majesté. Les nations qui ont envahi l'empire romain y ont appris peu à peu la piété chrétienne, qui a adouci leur barbarie; et leurs rois, en se mettant chacun dans sa nation à la place des empereurs, n'ont trouvé aucun de leurs titres plus glorieux que celui de protecteurs de l'Église 1.

Mais il faut ici vous découvrir les secrets jugements de Dieu sur l'empire romain et sur Rome même; mystère que le SaintEsprit a révélé à saint Jean, et que ce grand homme, apôtre, évangéliste, et prophète, a expliqué dans l'Apocalypse.

Rome, qui avait vieilli dans le culte des idoles, avait une peine extrême à s'en défaire, même sous les empereurs chrétiens, et le sénat se faisait un honneur de défendre les dieux de Romulus, auxquels il attribuait les victoires de l'ancienne république. Les empereurs étaient fatigués des députations de ce grand corps, qui demandait le rétablissement de ses idoles, et qui croyait que corriger Rome de ses vieilles superstitions était faire injure au nom romain. Ainsi cette compagnie composée de ce que l'empire avait de plus grand, et une immense mul

1 C'est ici, c'est dans tout ce morceau, qu'il faut étudier le style périodique dans sa beauté la plus pure, sous scs formes les moins apprêtées.

titude de peuple où se trouvaient presque tous les plus puissants de Rome, ne pouvaient être retirées de leurs erreurs ni par la prédication de l'Évangile, ni par un visible accomplissement des anciennes prophéties, ni par la conversion presque de tout le reste de l'empire, ni enfin par celle des princes dont tous les décrets autorisaient le christianisme. Au contraire ils continuaient à charger d'opprobres l'Église de Jésus-Christ, qu'ils accusaient encore, à l'exemple de leurs pères, de tous les malheurs de l'empire, toujours prêts à renouveler les anciennes persécutions s'ils n'eussent été réprimés par les em

pereurs.

Les choses étaient encore en cet état au quatrième siècle de l'Église, et cent ans après Constantin, quand Dieu enfin se ressouvint de tant de sanglants décrets du sénat contre les fidèles, et tout ensemble des cris furieux dont tout le peuple romain, avide de sang chrétien, avait si souvent fait retentir l'amphithéâtre : il livra donc aux barbares cette ville enivrée du sang des martyrs, comme parle saint Jean 1. Dieu renouvela sur elle les terribles châtiments qu'il avait exercés sur Babylone : Rome même est appelée de ce nom. Cette nouvelle Babylone, imitatrice de l'ancienne, comme elle enflée de ses victoires, triomphante dans ses délices et dans ses richesses, souillée de ses idolâtries, et persécutrice du peuple de Dieu, tombe aussi comme elle d'une grande chute, et saint Jean chante sa ruinca. La gloire de ses conquêtes, qu'elle attribuait à ses dieux, Jui est ôtée; elle est en proie aux barbares, prise trois et quatre fois, pillée, saccagée, détruite. Le glaive des barbares ne pardonne qu'aux chrétiens. Une autre Rome toute chrétienne sort des cendres de la première, et c'est seulement après l'inondation des barbares que s'achève entièrement la victoire de Jésus-Christ sur les dieux romains, qu'on voit non-seulement détruits mais oubliés.

C'est ainsi que les empires du monde ont servi à la religion, et à la conversion du peuple de Dieu : c'est pourquoi le même Dieu qui a fait prédire à ses prophètes les divers états de son peuple, leur a fait prédire aussi la succession des empires. 1 Apoc. XVII. 6. 2 Apoc. XVII, XVIII.

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