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par les suffrages d'un tel maître, il sollicita de Louis XIV un régiment qu'il ne put obtenir; le roi refusa ses services comme il refusera ceux du prince Eugène quelques années après1.

Revenu à Londres, au milieu de cette cour spirituelle, mais galante et corrompue, où régnaient les Grammont, les Rochester et les Hamilton, Marlborough rechercha la société des femmes qui partageaient avec Charles le gouvernement de l'Angleterre, et sut plaire à la duchesse de Cleveland, reine de ces maîtresses royales. Elle l'aima d'une passion qui fut aussi courte que violente. Une fois, le roi faillit les surprendre; Marlborough sauta par une fenêtre, au risque de perdre la vie, et échappa de la sorte aux yeux jaloux de Charles II. La duchesse reconnaissante offrit une somme considérable au jeune officier 2: Marlborough la reçut sans scrupule et l'hypothéqua solidement sur les biens du grand'père de Chesterfield.

Aidé par sa sœur, par la maîtresse du roi, par son incontestable mérite, Marlborough s'élève rapidement. Il devient successivement colonel, pair d'Angleterre, ambassadeur extraordinaire à la cour de France. A la révolution de 1688, il abandonne froi

1 Ce fait curieux, qui peint Marlborough, résulte d'un document inédit, mais authentique. Nous avons trouvé aux Archives de la Guerre une lettre de lord Lockart, ambassadeur d'Angleterre à Paris, qui demande un régiment d'infanterie pour M. Churchill. Le nom et la date, 29 mai 1674, désignent clairement Marlborough. V. Archives de la Guerre, vol. 411, no 193.

2125,000 francs. V. M. Macaulay. History of England, t. ler, p. 461.

dement Jacques II, son bienfaiteur, et porte à la maison d'Orange sa redoutable épée.

La révolution augmente sa fortune créé comte et général par Guillaume III, duc, chevalier de la Jarretière et général des armées britanniques par la reine Anne, Marlborough était un de ces hommes que la conviction étonne, que le dévouement confond, qui ne reconnaissent d'autre loi que leur intérêt, d'autre Dieu que le succès, et que présente trop souvent le spectacle des affaires humaines. Bercé au bruit des révolutions, il avait vu passer la république, tomber les Stuarts, proclamer la maisou d'Orange; il avait pris part aux intrigues, aux conjurations, aux apostasies, aux défections: le doute seul survivait dans son cœur. Fidèle jusqu'à l'infortune, il servait jusqu'aux mauvais jours; sachant combien les dynasties meurent vite dans un pays agité par les révolutions, il avait appris à calculer les catastrophes prochaines et à s'assurer d'avance un appui chez les vainqueurs. Tandis qu'il défendait en Europe la cause de la maison d'Orange, il correspondait secrètement avec les Stuarts, entretenait avec la petite cour de Saint-Germain des relations assidues, et préparait sous main le mariage d'une de ses filles avec le prétendant Jacques III, alors roi de Saint-Germain et demain peut-être roi d'Angleterre. Mais si son âme était basse et mesquine, son génie était vaste et puis

1 Macpherson's Papers. Des agents jacobites le proposèrent à Jacques II.

sant. Au Parlement, à Saint-James, dans les conseils étrangers, dans les cours de l'Europe, sur les champs de bataille, partout il dominait les hommes. Son éducation avait été fort négligée, à peine savait-il l'orthographe, et cependant quand il se levait pour prendre la parole à la Chambre des lords, l'assemblée entière était suspendue à ses lèvres et les orateurs les plus consommés, les princes de la tribune anglaise enviaient cette éloquence naturelle qui touchait sans efforts; et il exerçait ce prestige jusque sur ses ennemis, à tel point que Bolingbroke disait un jour à Voltaire, en parlant de lui: « C'était un si grand homme que j'ai oublié ses vices 1. »

A l'époque où nous sommes arrivés, Marlborough est le plus puissant personnage de l'Angleterre par sa femme, confidente de la reine, il gouverne le palais; par les whigs, devenus ses amis, le Parlement et les ministres; par son grade et sa popularité militaire, l'armée; par le prince Eugène, son compagnon d'armes, le conseil de l'Autriche; par son vieil ami Heinsius, les États-Généraux; par l'autorité de son nom, l'adresse de sa conduite, la souplesse de son caractère, la Prusse 2 et les princes de l'Empire. C'est lui qui achète leurs régiments, qui règle leurs subventions, qui apaise leurs querelles. Il est la tête et le bras de la coalition. Aussi puissant que Cromwell, plus roi que Guillaume III, sans affection et sans

1 Voltaire, édition Beuchot, t. XXXVII, lettre XII, page 172. 2 Voltaire raconte qu'il présenta un jour la serviette au roi de Prusse à son dîner, afin d'en tirer huit mille soldats.

haine, il justifie ce mot de Machiavel: L'univers appartient aux flegmatiques '. »

Maître absolu de son armée des Pays-Bas, Marlborough conçoit l'audacieux projet de la porter sur le Danube et d'écraser Marsin et l'Electeur, sous l'effort réuni des Anglais et des Hollandais, des Autrichiens et des Allemands. Il rassemble à Maëstricht trente mille vieux soldats, remonte le Rhin et arrive à Coblentz, où ce grand fleuve reçoit la Moselle. Villeroy, qui commande en Belgique, croit que Malborough veut pénétrer en France et s'empresse d'avertir Louis XIV de cette invasion présumée 2; mais loin de remonter la Moselle, Marlborough traverse le Rhin, rejoint à Mayence les Prussiens et les Hessois et les entraîne à sa suite; il passe le Mein, le Necker, s'avance à pas précipités sur le Danube, et rejoint près d'Ulm les troupes de l'Empire et de l'Autriche, commandées par Eugène et Louis de Bade 3. Sans tirer un coup de canon, sans perdre un homme, Marlborough accomplit ainsi cette marche longue et périlleuse, de laquelle dépendait le sort de l'Allemagne.

Trop tard désabusé, Louis XIV enjoint à Tallard, qui commande trente mille hommes en Alsace, d'aller

i Sur Marlborough, V. Macpherson's Papers'.-Mémoires de Bolingbroke. Correspondance of Sarah Jennings, duchess of Marlborough.— Marlborough Dispatches. - Miss Agnès Strickland. M. Macaulay et les diverses vies de Marlborough.

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2 Archives de la Guerre, vol. 1736, no 105. Lettres de Villeroy au

roi. 18 mai 1704. Pelet, IV, 32.

322 juin 1704.

au secours de Marsin, et il ordonne à Villeroy, dont la fatale méprise a causé tout le mal, de se rapprocher du Rhin et de couvrir la marche de Tallard. Celui-ci passe le fleuve, mais au lieu de secourir Maximilien, il assiége la petite ville de Villingen, à l'extrémité de la forêt Noire, en alléguant la nécessité de tenir cette place pour s'assurer une retraite vers la France.

Menacée par Marlborough, délaissée par Tallard, l'armée française semblait perdue. Elle comptait au plus trente mille soldats, épuisés par deux campagnes, et les alliés approchaient avec soixante mille hommes; ils emportaient le camp retranché du Schellenberg qui protégeait l'Electorat, et entraient en Bavière. On était en juillet; les récoltes couvraient la terre: leur cavalerie saccagea les moissons, pilla deux cents villages, brûla la ville de Pruck, et s'avança jusqu'aux portes de Munich. Un ambassadeur impérial arrivait en même temps au camp de Maximilien et sollicitait sa défection par des offres considérables.

Mais ni les ravages, ni les séductions de l'ennemi

1 « Nous campâmes en vue de l'ennemi, dit une relation contemporaine....., il nous fut impossible de l'attaquer et nous ne pûmes faire autre chose que de brûler et saccager son pays, à l'effet de quoi nous employâmes un détachement de quatre mille chevaux qui mirent le feu jusqu'à une heure de Munich. Toute la ville de Pruck fut ainsi réduite en cendres, aussi bien que tous les villages d'alentour. Voyant que l'électeur ne voulait point changer de parti et qu'il se faisait fort de l'arrivée du maréchal Taliard...... » Relation de la bataille de Blenheim publiée à la Haye.

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