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tour dont il s'est servi, reconnaîtra combien il faut d'art pour manier ces sortes de caractères, et combien il est difficile de les réconcilier avec le théâtre qui les rejette naturellement. Il n'appartient qu'à un génie du premier ordre de nous donner un personnage.bas.

XIX. Quand on veut justifier des auteurs qui n'en ont presque pas donné d'autres, et qui n'y ont apporté aucun art, ou qui n'ont peint que des caractères communs et faibles en leur espèce, on dit: c'est là la nature, et on croit avoir tout dit. C'est là la nature, il est vrai; mais n'y a-t-il pas quelque autre chose de plus parfait, de plus rare en son espèce, de plus noble, qui est aussi la nature? C'est cela qu'on voudrait voir. Que dirait-on d'un peintre qui ne représenterait les hommes que comme ils sont faits communément, petits, mal tournés, mal proportionnés, de mauvais air? Ce serait là pourtant la nature.

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XX. Un des grands secrets pour piquer la curiosité, c'est de rendre l'événement incertain. Il faut pour cela que le nœud soit tel qu'on ait de la peine à en prévoir le dénouement, et que le dénouement soit douteux jusqu'à la fin, et s'il se peut, jusqu'à la dernière scène. Lorsque, dans Stilicon, Félix est tué au moment qu'il va en secret donner avis de la conjuration à l'empereur, Honorius voit clairement que Stilicon et Eucherius, deux favoris, sont les chefs de la conjuration, parce qu'ils étaient les seuls qui sussent que l'empereur devait donner une audience secrète à Félix. Voilà un noeud qui met Honorius, Stilicon et Eucherius dans une situation très-embarrassante ; et. il est très-difficile d'imaginer comment ils en sortiront. Qui serait-ce qui pourrait laisser la pièce à cet endroit-là? Tout ce qui serre le noeud davantage, tout ce qui le rend plus malaisé à dénouer, ne peut manquer de faire un bel effet. Il faudrait même, s'il se pouvait, faire craindre au spectateur que le nœud ne se pût pas dénouer heureusement.

XXI. La curiosité une fois excitée n'aime pas à languir; il faut lui promettre sans cesse de la satisfaire, et la conduire cependant sans la satisfaire jusqu'au terme que l'on s'est proposé. Il faut approcher toujours le spectateur de la conclusion, et la lui cacher toujours; qu'il ne sache pas où il va, s'il est possible, mais qu'il sache bien qu'il avance. Le sujet doit marcher avec vitesse une scène qui n'est pas un nouveau pas vers la fin, est vicieuse. Tout est action sur le théâtre, et les plus beaux discours même y seraient insupportables, si ce n'étaient que des discours. La longue délibération d'Auguste, qui tient le second acte de Cinna, toute divine qu'elle est, serait la plus mauvaise chose du monde, si, à la fin du premier acte, on n'était pas de

meuré dans l'inquiétude de ce que veut Auguste aux deux chefs de la conjuration qu'il a mandés ; si ce n'était pas une extrême surprise de le voir délibérer de sa plus importante affaire avec deux hommes qui ont conjuré contre lui; s'ils n'avaient pas tous deux des raisons cachées, et que le spectateur pénètre avec plaisir, pour prendre deux partis tout opposés ; enfin, si cette bonté qu'Auguste leur marque n'était pas le sujet des remords et des irrésolutions de Cinna qui font la grande beauté de sa situation.

XXII. Un dénouement suspendu jusqu'au bout, et imprévu, est d'un grand prix. Camma, pour sauver la vie à Sostrate qu'elle aime, se résout enfin à épouser Sinorix qu'elle hait, et qu'elle doit haïr. On voit dans le cinquième acte Camma et Sinorix revenus du temple où ils ont été mariés : on sait bien que ce ne peut pas là être une fin; on n'imagine point où tout cela aboutira, et d'autant moins que Camma apprend à Sinorix qu'elle sait son plus grand crime, dont il ne la croyait pas instruite ; et que quoiqu'elle l'ait épousé, elle n'a rien relâché de sa haine pour lui. Il est obligé de sortir, et elle écoute tranquillement les plaintes de son amant, qui lui reproche ce qu'elle vient de faire pour lui prouver à quel point elle l'aime. Tout est suspendu avec beaucoup d'art, jusqu'à ce qu'on apprenne que Sinorix vient de mourir d'un mal dont il a été attaqué subitement, et que Camma déclare à Sostrate qu'elle a empoisonné la coupe nuptiale où elle a bu avec Sinorix, et qu'elle va mourir aussi. Il est rare de trouver un dénouement aussi peu attendu, et en même temps aussi naturel.

XXIII. Comme la plupart des sujets sont historiques, le seul titre des pièces en apprend le dénouement; et alors il faudrait, s'il était possible, prendre une route qui parût ne devoir pas conduire à ce dénouement connu par l'histoire, et qui y conduisît cependant. Ceux qui sauraient que Camma fit mourir Sinorix, seraient bien éloignés, dans le cinquième acte même, de deviner comment le poëte sera parvenu à cet événement, lorsqu'ils verraient le mariage de Camma et de Sinorix terminé ; et, en ce cas, la surprise est encore plus grande que si l'on n'avait pas su l'histoire, parce qu'on voit des choses toutés opposées à ce qu'on attend. Mais, encore un coup, ces sortes de dénouemens sont rares. Tout ce qu'on peut faire de mieux pour les autres qui sont annoncés par l'histoire, ou aisés à prévoir par la nature du sujet, c'est de les rendre surprenans pour les acteurs, s'ils ne le sont pas pour les spectateurs. A la fin du quatrième acte d'Ariane, Thésée et Phedre prennent la résolution de s'enfuir ensemble: voilà le dénouement annoncé bien clairement au spectateur; il ne sera pas surpris d'apprendre au

cinquième acte, que Thésée et Phèdre sont partis ; mais Ariane en sera extrêmement surprise, surtout du départ de Phèdre sa sœur qu'elle aimait tendrement, et qu'elle ne croyait pas sa rivale; et le spectateur attend avec impatience l'étonnement et le désespoir d'Ariane. Il paraît, par mille autres exemples, que le spectateur jouit avec plaisir d'une surprise qui n'est que pour l'acteur, et non pas pour lui. Alors sa curiosité n'a plus pour objet l'événement même, mais seulement l'effet qu'il fera sur l'acteur, et un dénouement de cette espèce ne laisse pas d'être fort agréable. Le cinquième acte d'Ariane l'est au dernier point. XXIV. Voilà à peu près ce que l'esprit demande dans les objets par rapport à sa curiosité: mais d'ailleurs, qu'il soit borné ou paresseux, il veut que ce qu'on lui présente à considérer soit un et simple. Il est visible d'abord que deux actions qui iraient de front, le partageraient désagréablement; il opterait bientôt entre les deux, et celle à laquelle il se serait attaché, lui donnerait du goût pour l'autre. Il arriverait le même inconvénient d'une action traversée par quelque chose d'étranger ou d'inutile; ainsi, tout conclut pour l'unité.

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XXV. Nous ne savons pas trop bien ce que les anciens ont entendu par épisode, épisode, ni ce que nous entendons nous-mêmes par ce mot. Heureusement il n'importe guère. Si épisode est quelque chose d'inséré dans l'action, et qui s'en pourrait ôter sans lui faire aucun tort, comme les amours des subalternes dans quelques opéra, où ils ne laissent pas de faire de jolies scènes, tout épisode est vicieux. Si au contraire épisode s'entend des intérêts des seconds personnages, qui, quoiqu'ils ne soient pas les principaux moteurs de l'action, y aident cependant, les épisodes sont très-bons et souvent nécessaires.

XXVI. Quand je dis que les seconds personnages aident à l'action, je n'entends pas dire qu'ils prêtent la main à une machine qui aurait bien pu aller sans eux, eux, quoique peutêtre moins facilement ; j'entends que leur secours soit absolument nécessaire, et il ne faut pas même que ce secours soit tardif, c'est-à-dire, que la nécessité de ces seconds personnages ne se fasse sentir que tard dans le cours de la pièce; car autant qu'ils ont paru jusque-là, autant ils ont ennuyé. Eriphile est nécessaire pour le dénouement d'Iphigénie; c'est la biche de la fable, et on ne s'en pouvait passer: mais elle n'est nécessaire qu'à la fin du dernier acte, et cela ne la justifie pas suffisamment de s'être fait voir dans les autres,

XXVII. Il faut qu'à l'unité se joigne la simplicité. J'appelle action simple celle qui est aisée à suivre, et qui ne fatigue point

l'esprit par une trop grande quantité d'incidens. Il ne faut pas s'imaginer que la simplicité ait par elle-même aucun agrément; et ceux qui louent par cet endroit-là les pièces grecques, ont bien envie de les louer, et ne se connaissent guère en louanges. D'un autre côté Héraclius est trop chargé de faits et d'intrigues, trop éloigné du simple. Il y a donc quelque chose de bon dans la simplicité : mais en quoi cela consiste-t-il?

XXVIII. La simplicité ne plaît point par elle-même; elle ne fait qu'épargner de la peine à l'esprit. La diversité, au contraire, par elle-même est agréable; l'esprit aime à changer d'action et d'objet. Une chose ne plaît point précisément par être simple, et elle ne plaît point davantage à proportion qu'elle est plus simple; mais elle plaît par être diversifiée sans cesser d'être simple plus elle est diversifiée sans cesser d'être simple, plus elle plaît. En effet, de deux spectacles, dont ni l'un ni l'autre ne fatigue l'esprit, celui qui l'occupe le plus lui doit être le plus agréable. On n'admire point la nature de ce qu'elle n'a composé tous les visages que d'un nez, d'une bouche, de deux yeux; mais on l'admire de ce qu'en les composant tous de ces mêmes parties, elle les a faits fort différens. Voilà la simplicité et la diversité qui plaisent par leur union. L'une est peu digne d'être considérée, mais du moins aisée à considérer; son plus grand mal est d'être insipide: l'autre est piquante, digne d'attention, mais d'une étendue infinie, et qui égarerait trop l'esprit. Ainsi il arrive, quand elles s'unissent, que la simplicité donne de justes bornes à la diversité, et que la diversité prête ses agrémens à la simplicité.

XXIX. La diversité d'action, si cela se peut dire, n'est donc guère moins importante que l'unité et la simplicité. Les Espagnols diversifient ordinairement leurs pièces, en y mettant beaucoup d'intrigues et d'incidens. Princes déguisés ou inconnus à eux-mêmes; lettres équivoques ou tombées entre les mains de gens à qui elles ne s'adressaient pas; portraits perdus; méprises qui arrivent pendant la nuit; rencontres surprenantes et imprévues de ces sortes de jeux ou d'embarras, ils n'en ont jamais trop. Pour nous, nous les avons aimés pendant quelque temps, et notre goût a changé. Peut-être les Espagnols qui, à cause de la contrainte où les femmes vivent chez eux sont plus accoutumés que nous aux aventures, ont plus raison d'en aimer la représentation; peut-être leur vivacité leur fait-elle trouver simple et facile ce qui est pour nous embarrassé et fatigant; peut-être enfin, et c'est là le plus vraisemblable, ne se plaisent-ils aux pièces d'intrigue, que faute d'en connaître de meilleures.

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XXX. Ce qui a le plus nui parmi nous aux pièces d'intrigue, c'est que nous en avons vu d'aussi diversifiées, et en même temps de moins embarrassées. Comparez Héraclius et Horace. Il Ꭹ dans l'un et dans l'autre beaucoup de diversité et d'événemens; à peine les personnages sont-ils deux scènes de suite dans la même situation, tout est toujours en mouvement. Mais comment parvient-on à tout le jeu d'Héraclius? par une longue histoire de choses passées avant la pièce, histoire assez difficile à bien retenir, et toujours un peu obscure, quoique démêlée avec un art merveilleux. Au contraire, tous les divers événe→ mens d'Horace naissent les uns des autres facilement, et sous les yeux du spectateur. Héraclius est à l'espagnole, trop intrigué, trop embarrassé, fatigant: Horace est, si j'ose le dire, à la française, très-diversifié, sans nul embarras.

XXXI. Pour découvrir tout le secret de diversifier agréablement une action, il ne faudrait que découvrir l'art dont Horace est conduit. Les trois Horaces combattent pour Rome, et les trois Curiaces pour Albe: deux Horaces sont tués, et le troisième, quoique resté seul, trouve moyen de vaincre les trois Curiaces. Voilà ce que l'histoire fournit, et rien n'est plus simple. Que l'on examine quels ornemens, et combien d'ornemens différens le poëte y a ajoutés; plus on l'examinera, plus on en sera surpris. Il fait les Horaces et les Curiaces alliés, et prêts à s'allier encore. L'un des Horaces a épousé Sabine, sœur des Curiaces, et l'un des Curiaces aime Camille, sœur des Horaces. Lorsque le théâtre s'ouvre, Albe et Rome sont en guerre; et ce jour-là même il se doit donner une bataille décisive. Sabine se plaint d'avoir ses frères dans une armée et son mari dans l'autre, et de n'être en état de se réjouir des succès de l'un ni de l'autre parti. Camille espérait la paix ce jour-là même, et croyait devoir épouser Curiace sur la foi d'un oracle qui lui avait été rendu : mais un so nge a renouvelé ses craintes. Cependant Curiace lui vient annoncer que les chefs d'Albe et de Rome, sur le point de donner la bataille, ont eu horreur de tout le sang qui s'allait répandre, et ont résolu de finir cette guerre par un combat de trois contre trois; qu'en attendant ils ont fait une trève. Camille reçoit avec transport une si heureuse nouvelle, et Sabine ne doit pas être moins contente. Ensuite les trois Horaces sont choisis pour être les combattans de Rome, et Curiace les félicite de cet honneur, et se plaint en même temps de ce qu'il faut que ses beaux-frères périssent, ou qu'Albe sa patrie, soit sujette de Rome. Mais quel redoublement de douleur pour lui, quand il apprend que ses deux frères et lui sont choisis pour être les combattans d'Albe! Quel trouble recom

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