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Il y en a qu'il faut observer à la rigueur, d'autres qu'on peut éluder; et, si on peut le dire, les unes demandent une soumission sincère, les autres se contentent d'une soumission apparente. Si l'on avait trouvé les différentes sources qui les produisent, il ne serait pas difficile de donner à chacune sa véritable valeur.

IV. Ce plan d'une poétique, tel que je l'imagine, est presque immense, et demanderait une justesse d'esprit infinie. Je n'ai garde de m'engager dans une pareille entreprise. Je veux seulement faire voir que ce plan n'est pas si chimérique qu'il pourra le paraître d'abord à de certaines personnes; j'en veux donner une légère ébauche, et animer, si je puis, quelqu'un à l'exécuter. Ce sera bien assez pour moi, si de ce nombre prodigieux de vues qu'il faudrait avoir, j'en attrape quelques-unes ; et si de ce grand tout que je ne saurais embrasser, j'en puis saisir quelque partie.

V. L'esprit aime à voir ou à agir, ce qui est la même chose pour lui mais il veut voir et agir sans peine; et ce qui est à remarquer, tant qu'on le tient dans les bornes de ce qu'il peut faire sans effort, plus on lui demande d'action, plus on lui fait de plaisir. Il est actif jusqu'à un certain point, audelà très-paresseux. D'un autre côté, il aime à changer d'objet et d'action. Ainsi, il faut en même temps exciter sa curiosité, ménager sa paresse, prévenir son inconstance.

VI. Ce qui est important, nouveau, singulier, rare en son espèce, d'un événement incertain, pique la curiosité de l'esprit ; ce qui est un et simple accommode sa paresse; ce qui est diversifié convient à son inconstance. D'où il est aisé de conclure qu'il faut que l'objet qu'on lui présente ait toutes ces qualités ensemble pour lui plaire parfaitement.

VII. L'importance de l'action de la tragédie se tire de la dignité des personnes et de la grandeur de leurs intérêts. Quand les actions sont de telle nature, que, sans rien perdre de leur beauté, elles pourraient se passer entre des personnes peu considérables, les noms de princes et de rois ne sont qu'une parure étrangère que l'on donne aux sujets; mais cette parure, toute étrangère qu'elle est, est nécessaire. Si Ariane n'était qu'une bourgeoise trahie par son amant et par sa sœur, la pièce qui porte son nom, ne laisserait pas de subsister toute entière: mais cette pièce si agréable y perdrait un grand ornement; il faut qu'Ariane soit princesse, tant nous sommes destinés à être toujours éblouis par les titres. Les Horaces et les Curiaces ne sont que des particuliers, de simples citoyens de deux petites villes : mais la fortune de deux états est attachée à ces particuliers;

l'une de ces deux petites villes a un grand nom, et porte toujours dans l'esprit une grande idée. Il n'en faut pas davantage pour ennoblir les Horaces et les Curiaces.

VIII. Les grands intérêts se réduisent à être en péril de perdre la vie ou l'honneur, ou la liberté ou un trône, ou son ami ou sa maîtresse. On demande ordinairement si la mort de quelqu'un des personnages est nécessaire dans la tragédie. Une mort est, à la vérité, un événement important; mais souvent il sert plus à la facilité du dénouement qu'à l'importance de l'action, et le péril de mort n'y sert pas quelquefois davantage. Ce qui rend Rodrigue si digne d'attention, est-ce le péril qu'il court en combattant le comte, les Maures ou dom Sanche? Nullement; c'est la nécessité où il est de perdre l'honneur ou sa maîtresse ; c'est la difficulté d'obtenir sa grâce de Chimène dont il a tué le père. Les grands intérêts sont tout ce qui remue fortement les hommes; et il y a des momens où la vie n'est pas leur plus grande passion.

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IX. Il semble que les grands intérêts se peuvent partager en deux espèces; les uns plus nobles, tels que l'acquisition ou la conservation d'un trône, un devoir indispensable, une vengeance, etc.; les autres plus touchans, tels que l'amitié ou l'amour. L'une ou l'autre de ces deux sortes d'intérêts donne son caractère aux tragédies où elle domine. Naturellement le noble doit l'emporter sur le touchant; et Nicomède, qui est tout noble, est d'un ordre supérieur à Bérénice, qui est toute touchante. Mais ce qui est incontestablement au-dessus de tout le reste, c'est le noble et le touchant réunis ensemble. Le seul secret qu'il y ait pour cela, est de mettre l'amour en opposition avec le devoir, l'ambition, la gloire; de sorte qu'il les combatte avec force, et en soit à la fin surmonté. Alors ces actions sont véritablement importantes par la grandeur des intérêts opposés. Les pièces sont en même temps touchantes par les combats de l'amour, et nobles par sa défaite. Telles sont le Cid, Cinna, Polyeucte.

X. Les anciens n'ont presque point mis d'amour dans leurs pièces, et quelques-uns les louent de n'avoir point avili leur théâtre par de si petits sentimens. Pour moi, j'ai peur qu'ils n'aient pas connu ce que l'amour leur pouvait produire. Je ne vois pas trop bien où serait la finesse de ne vouloir pas traiter des sujets pareils à Cinna ou au Cid. Toute la question est de mettre l'amour à sa place, c'est-à-dire au-dessous de quelque passion plus noble, contre laquelle il se révolte avec violence, mais inutilement. Cette règle n'est nécessaire que pour les pièces

du premier ordre, et elle n'a guère été pratiquée que par Corneille.

XI. Le nouveau et le singulier peuvent se trouver dans les événemens de la pièce et dans les caractères : mais nous en parlerons ailleurs plus à propos. Ici, nous ne parlerons que du nouveau et du singulier qui peuvent se trouver dans les passions. Le vrai ne suffit pas pour attirer l'attention de l'esprit, il faut un vrai peu commun. Tout le monde connaît les passions des hommes jusqu'à un certain point; au-delà, c'est un pays inconnu à la plupart des gens, mais où tout le monde est bien aise de faire des découvertes. Combien les passions ont-elles d'effets délicats et fins qui n'arrivent que rarement, ou qui, quand ils arrivent, ne trouvent pas d'observateurs assez habiles? Il suffit de plus qu'elles soient extrêmes pour nous être nouvelles. Nous ne les voyons presque jamais que médiocres. Où sont les hommes parfaitement amoureux, ou ambitieux, ou avares? Nous ne sommes parfaits sur rien, non pas même sur le mal.

XII. Qu'un amant, mécontent de sa maîtresse, s'emporte jusqu'à dire qu'il ne perd pas beaucoup en la perdant, et qu'elle n'est pas trop belle; voilà déjà le dépit poussé assez loin. Qu'un ami, à qui cetamant parle, convienne qu'en effet cette personnelà n'a pas beaucoup de beauté; que par exemple, elle a les yeux trop petits; que sur cela l'amant dise que ce ne sont pas ses yeux qu'il faut blâmer, et qu'elle les a très-agréables; que l'ami attaque ensuite la bouche, et que l'amant en prenne la défense; le même jeu sur le teint, sur la taille : voilà un effet de passion peu commun, fin, délicat, et très-agréable à considérer. Cet exemple, quoique comique, et tiré du Bourgeois Gentilhomme, m'a paru si propre à expliquer ma pensée, que je n'ai pu me résoudre à en apporter un plus sérieux. Nous ne connaissons pas nous-mêmes combien les romans de notre siècle sont riches en ces sortes de traits, et jusqu'à quel point ils ont poussé la science du cœur.

XIII. La finesse, la délicatesse, enfin l'agrément de ces effets de passion, consistent assez ordinairement dans une espèce de contradiction qui s'y trouve. On fait ce qu'on ne croit pas faire ; on dit le contraire de ce qu'on veut dire; on est dominé par un sentiment qu'on croit avoir vaincu ; on découvre ce qu'on prend un grand soin de cacher. Celle de toutes les passions qui fournit le plus de ces sortes de jeux, et peut-être la seule qui en fournisse, c'est l'amour. L'obligation où sont les femmes de le vaincre ou de le dissimuler, et la délicatesse de gloire qui fait qu'elles se le dissimulent à elles-mêmes, sont des sources très-fécondes de ces contradictions agréables. Les hommes sont rarement,

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cet égard, dans la même situation que les femmes; aussi l'amour ne plaît pas tant dans leur personne. L'ambition et la vengeance n'ont point par elles-mêmes de ces effets contrastés; et ceux qui sont d'un caractère à ressentir vivement ces passions, s'y livrent sans les combattre et sans les déguiser.

XIV. Rarement ceux qui aspirent ou à s'élever ou à se venger, sont-ils délicats sur les moyens qui les y peuvent conduire; les amans le sont sur les moyens de parvenir à la possession de ce qu'ils aiment. L'espérance d'être aimé, ou la crainte de ne l'être pas, roulent sur un regard, sur un soupir, sur un mot ; enfin, sur des choses presque imperceptibles et d'une interprétation douteuse; au lieu que les espérances ou les craintes, qui accompagnent l'ambition et la vengeance, ont des sujets plus marqués, plus déterminés, plus palpables. Ceux mêmes qui sont aimés, peuvent douter s'ils le sont, ou craindre à chaque moment de ne l'être plus, ou s'affliger de ne l'être pas assez. Quand on s'est vengé, quand on est arrivé au terme de son ambition, tout est fini. Enfin, l'amour produit plus d'effets singuliers et agréables à considérer, parce qu'il a des objets plus fins, plus incertains, plus changeans. Je sens que l'on pourrait pousser encore plus loin le parallèle de l'amour et des autres passions, et que l'amour en sortirait toujours à son honneur. Mais je crois en avoir assez dit pour prouver qu'aucune autre passion ne peut avoir par elle-même autant d'agrément sur le théâtre. La disposition des spectateurs y contribue encore. N'y a-t-il pas plus d'amour au monde que d'ambition ou de vengeance?

XV. La singularité ou la bizarrerie délicate des effets d'une passion, est un spectacle plus propre à plaire que sa seule violence, parce qu'elle donne occasion à une plus grande découverte. Il est vrai que ces deux beautés peuvent être réunies, et un effet singulier d'une passion en marque en même temps la force. De là, il s'ensuit encore que l'amour doit plus fournir au théâtre que la vengeance ou l'ambition, qui n'ont guère d'autre agrément que leur violence, et qui sont privées d'une infinité de raffinemens et de délicatesses que l'amour seul a en partage. Un personnage qui n'a que de l'amour, peut remplir une pièce, témoin Ariane et Bérénice; nul autre caractère ne peut occuper la même étendue. L'amour est le plus abondant et le plus fertile de tous les sentimens.

XVI. Ce qui est rare et parfait en son espèce, ne peut manquer d'attirer l'attention. Ainsi, il faut toujours peindre les caractères dans un degré élevé; rien de médiocre, ni vertus ni vices. Ce qui fait les grandes vertus, ce sont les grands obstacles qu'elles surmontent. Le vieil Horace sacrifie l'amour paternel à

l'amour de la patrie, quand il dit, qu'il mourút, etc.; voilà un grand amour pour la patrie. Pauline, malgré la passion qu'elle a pour Sévère, qu'elle pourrait épouser après la mort de Polyeucte, veut que ce même Sévère sauve la vie à Polyeucte; voilà un grand attachement à son devoir. Un seul de ces traits suffirait pour faire un grand caractère.

XVII. Les vices ont aussi leur perfection. Un demi-tyran serait indigne d'être regardé; mais l'ambition, la cruauté, la perfidie, poussées à leur plus haut point, deviennent de grands objets. La tragédie demande encore qu'on les rende, autant qu'il est possible, de beaux objets. Il y a un art d'embellir les vices, et de leur donner un air de noblesse et d'élévation. L'ambition est noble, quand elle ne se propose que des trônes; la cruauté l'est en quelque sorte, quand elle est soutenue d'une grande fermeté d'âme; la perfidie même l'est aussi, quand elle est accompagnée d'une extrême habileté. Cléopâtre dans Rodogune, Phocas, Stilicon, sont de beaux caractères dans toutes ces pièces. Le théâtre n'est pas ennemi de ce qui est vicieux, mais de ce qui est bas et petit. C'est là ce qui gâte les caractères de Néron et de Mithridate, tels qu'on les a donnés dans deux tragédies très-connues du public, et pleines d'ailleurs de trèsgrandes beautés. L'un se cache derrière une porte pour écouter deux amans; l'autre, pour surprendre une jeune personne et lui faire dire son secret, se sert d'un petit artifice de comédie, et qui est même fort usé. Ces deux personnages sont assez cruels et assez perfides; ce n'est pas là ce qui leur manque; mais ils le sont bassement.

XVIII. Cependant Corneille a mis sur le théâtre deux caractères assez bas, Prusias et Félix, et ils y réussirent tous deux ; mais il faut remarquer que Néron et Mithridate font des actions basses, dont le spectateur est témoin, et ceux-ci n'ont tout au plus que des sentimens bas : les sentimens qui ne sont que des discours, frappent beaucoup moins que les actions. De plus, la bassesse des sentimens de Prusias et de Félix est si naturelle dans les conjonctures où ils se trouvent, qu'il n'y avait qu'un cœur de héros qui s'en pût garantir ; et même elle représente les premiers mouvemens du cœur d'un héros mais il n'y a aucune nécessité d'agir comme agissent Néron et Mithridate. Enfin, deux caractères servent à en faire éclater d'autres parfaitement héroïques, ce que ne font pas ceux de Mithridate et de Néron. Par-dessus tout cela, quand Félix avoue qu'il ne serait pas fâché de la mort de son gendre, parce qu'il en tirerait quelque avantage pour sa fortune, Corneille a eu la sage précaution de lui donner de la honte de ce sentiment; et qui examinera de près le

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ces

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