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J'espère que quand on verra la critique que je fais assez librement d'un grand nombre d'auteurs, on ne me soupçonnera pas d'avoir voulu insinuer que mes églogues valent mieux que toutes les autres. J'aurais beaucoup mieux aimé supprimer ce discours, que de faire naître cette pensée dans les esprits avec quelque fondement mais je déclare que pour avoir quelquefois aperçu en quoi les autres se sont mépris, je ne m'en tiens pas moins sujet à me méprendre, même sur les choses où j'aurai aperçu leurs fautes. La censure que l'on exerce sur les ouvrages d'autrui n'engage point à en faire de meilleurs, à moins qu'elle ne soit amère, chagrine et orgueilleuse, comme celle des satiriques de profession. Mais la critique qui est un examen et non pas une satire, qui a de la liberté mais sans fiel et sans aigreur, et surtout que l'on accompagne d'une reconnaissance sincère de son peu de capacité, laisse la liberté de faire encore pis, si l'on veut, que tout ce qu'on s'est mêlé de reprendre. C'est cette dernière espèce de critique que j'ai choisie; et je l'ai prise avec ses priviléges, que je me flatte qui ne me seront pas contestés.

La poésie pastorale est apparemment la plus ancienne de toutes les poésies, parce que la condition de berger est la plus ancienne de toutes les conditions. Il est assez vraisemblable que ces premiers pasteurs s'avisèrent, dans la tranquillité et l'oisiveté dont ils jouissaient, de chanter leurs plaisirs et leurs amours; et il était naturel qu'ils fissent souvent entrer dans leurs chansons leurs troupeaux, les bois, les fontaines et tous les objets qui leur étaient les plus familiers. Ils vivaient à leur manière dans une grande opulence, ils n'avaient personne au-dessus de leur tête, ils étaient pour ainsi dire les rois de leurs troupeaux; et je ne doute pas qu'une certaine joie qui suit l'abondance et la liberté, ne les portât encore au chant et à la poésie.

La société se perfectionna, ou peut-être se corrompit : mais enfin les hommes passèrent à des occupations qui leur parurent plus importantes; de plus grands intérêts les agitèrent, on bâtit des villes de tous côtés, et avec le temps il se forma de grands états. Alors les habitans de la campagne furent les esclaves de ceux des villes; et la vie pastorale étant devenue le partage des plus malheureux d'entre les hommes, n'inspira plus rien d'agréable.

Les agrémens demandent des esprits qui soient en état de s'élever au-dessus des besoins pressans de la vie, et qui se soient polis par un long usage de la société ; il a toujours manqué aux bergers l'une ou l'autre de ces deux conditions. Les premiers pasteurs dont nous avons parlé, étaient dans une assez grande abondance; mais de leur temps le monde n'avait pas encore eu

le loisir de se polir. Il eût pu y avoir quelque politesse dans les siècles suivans; mais les pasteurs de ces siècles-là étaient trop misérables. Ainsi, et la vie de la campagne et la poésie des pasteurs, ont toujours dû être fort grossières.

Aussi est-il bien sûr que de vrais bergers ne sont point entièrement faits comme ceux de Théocrite. Croit-on qu'il y en ait quelqu'un qui puisse dire: aussitôt qu'elle le vit, aussitôt elle perdit toute sa raison, aussitôt elle se précipita dans les abîmes de l'amour?

Qu'on examine encore les traits qui suivent.

« Plût au ciel, Amarillis, que je fusse une petite abeille, pour entrer dans la grotte où tu te retires, en passant au travers des lierres qui t'environnent! Je sais maintenant ce que c'est que l'amour c'est un dieu bien cruel; il faut qu'il ait sucé le lait d'une lionne, et que sa mère l'ait nourri dans les forêts.

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Cléariste me jette des pommes lorsque mon troupeau passe auprès d'elle, elle murmure en même temps quelque chose de très-doux.

Partout on voit le printemps, partout les paturâges sont plus fertiles, partout les troupeaux sont en meilleur état, aussitôt que ma bergère paraît; mais, du moment qu'elle se retire, les herbes sèchent et les bergers aussi.

Je ne souhaite point de posséder les richesses de Pélops, ni de courir plus vite que les vents, mais je chanterai sous cette roche, te tenant entre mes bras, et regardant en même temps la mer de Sicile.» Je crois que l'on trouvera dans tout cela, et plus de beauté et plus de délicatesse d'imagination, que n'en ont de vrais bergers.

Mais je ne sais pourquoi Théocrite, ayant quelquefois élevé ses bergers d'une manière si agréable au-dessus de leur génie naturel, les y a laissé retomber très-souvent. Je ne sais comment il n'a pas senti qu'il fallait leur ôter une certaine grossièreté qui sied toujours mal. Lorsque Daphnis, dans la première idylle, est prêt à expirer d'amour, et qu'il est environné d'un grand nombre de dieux qui sont venus le visiter, on lui reproche au milieu de cette belle compagnie, qu'il est comme les chevriers qui envient les amours de leurs boucs et en sèchent de jalousie; et l'on peut assurer que les termes dont Théocrite s'est servi répondent fort bien à l'idée.

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Dans une autre idylle, Lacon et Comatas se prennent de paroles sur des vols qu'ils se sont faits l'un à l'autre. Comatas a dérobé la flûte de Lacon; Lacon a dérobé à Comatas la peau qui lui servait d'habit, et l'a laissé nu. Ensuite ils se disent de certaines injures qui conviennent à des Grecs, mais qui ne sont assurément

pas trop honnêtes: et enfin, après que l'un a fait encore à l'autre un petit reproche de sentir mauvais, ils commencent un combat de chant, qui aurait dû plus naturellement être un combat à coups de poing, vu ce qui avait précédé; et, ce qui est assez plaisant, c'est qu'après avoir débuté par de très-vilaines injures, lorsqu'ils en sont à chanter l'un contre l'autre, ils font les délicats sur le choix du lieu où ils chanteront; chacun en propose un dont il fait une description fleurie. J'aurais peine à croire que tout cela fût bien assorti. Il se trouve encore la même bigarrure dans leur combat, où, entre des choses qui regardent leurs amours, et qui sont jolies, Comatas fait souvenir Lacon qu'il le battit bien un certain jour; et Lacon répond qu'il ne s'en souvient pas, mais qu'il se souvient d'un jour qu'Eumaras, maître de Comatas, lui donna bien les étrivières. Quand on dit que Vénus, et les grâces, et les amours, ont composé les idylles de Théocrite, je ne crois pas qu'on prétende qu'ils aient mis la main à ces endroits-là.

Il y a encore dans Théocrite des choses qui n'ont pas tant de bassesse, mais qui n'ont guère d'agrément, parce qu'elles ne sont simplement que rustiques. La quatrième de ses idylles est toute de ce caractère. Il ne s'agit que d'un Egon, qui, étant allé aux jeux Olympiques, a laissé son troupeau entre les mains de Coridon. Battus reproche à Coridon que le troupeau est bien maigri depuis le départ d'Egon. Coridon répond qu'il y fait de son mieux, et qu'il le mène dans les meilleurs pâturages qu'il connaisse. Battus dit que la flûte d'Egon se gâtera pendant son absence. Coridon répond que non, qu'elle lui a été laissée, et qu'il saura bien en faire usage. Ensuite Battus se fait tirer une épine du pied par Coridon, qui lui conseille de n'aller point à la montagne qu'il ne soit chaussé. Ensuite Coridon apprend à Battus qu'il a surpris dans une étable un vieillard avec sa maîtresse aux sourcils noirs; et, ce que ne croiraient peut-être pas ceux qui n'ont point d'habitude avec les anciens, voilà toute l'idylle.

Lorsque, dans un combat de bergers, l'un dit : « Hay, mes chèvres, allez sur la pente de cette colline; » et l'autre répond : « Mes brebis, allez paître du côté du Levant. »

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Ou, « Je hais les renards qui mangent les figues; » et l'autre, Je hais les escargots qui mangent les raisins. »

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Ou, « Je me suis fait un lit de peaux de vaches auprès d'un >> ruisseau bien frais, et là je ne me soucie non plus de l'été, >> que les enfans des remontrances de leur père et de leur mère ; et l'autre, J'habite un antre agréable, j'y fais bon feu, et ne >> me soucie non plus de l'hiver, qu'un homme qui n'a point de >>dents se soucie de noix quand il voit de la bouillie. »

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Ces discours ne sentent-ils point trop la campagne, et ne conviennent-ils point à de vrais paysans, plutôt qu'à des bergers d'églogues?

Virgile, qui, ayant eu devant les yeux l'exemple de Théocrite, s'est trouvé en état d'enchérir sur lui, a fait ses bergers plus polis et plus agréables. Si l'on veut comparer sa troisième églogue avec celle de Lacon et de Comatas, on verra comment il a trouvé le secret de rectifier et de surpasser ce qu'il imitait. Ce n'est pas qu'il ne ressemble encore un peu trop à Théocrite, lorsqu'il perd quelques vers à faire dire à ses bergers:

«Mes brebis, n'avancez pas tant sur le bord de la rivière;

» bélier qui y est tombé n'est pas encore bien séché. »

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Et, « Tityre, empêche les chèvres d'approcher de la rivière; >>> je les laverai dans la fontaine quand il en sera temps. » Et, « Petits bergers, faites rentrer les brebis dans le bercail; » si la chaleur desséchait leur lait, comme il arriva l'autre jour, nous n'en tirerions rien. »

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Tout cela est d'autant moins agréable, qu'il vient à la suite de quelques traits d'amour fort jolis et fort galans, qui ont fait perdre au lecteur le goût des choses purement rustiques.

Calpurnius, auteur d'églogues, qui a vécu près de trois cents ans après Virgile, et dont les ouvrages ne laissent pas d'avoir quelque beauté, paraît avoir eu regret que Virgile n'ait exprimé que par les mots, novimus et qui te, les injures que Lacon et Comatas se disent dans Théocrite; encore ce trait aurait-il été meilleur à supprimer tout-à-fait. Calpurnius a trouvé cela digne d'une plus grande étendue, et a fait une églogue qui n'aboutit qu'à ces injures que se disent avec beaucoup de chaleur deux bergers prêts à chanter l'un contre l'autre ; de quoi celui qui les devait juger est si effrayé, qu'il les laisse là et s'enfuit. Belle conclusion!

Il n'y a point d'auteur qui ait fait des bergers si rustiques que Baptiste Mantouan, poëte latin du siècle passé, que l'on a comparé à Virgile, quoiqu'assurément il n'ait rien de commun avec lui que d'être de Mantoue. Le berger Faustus, en faisant le portrait de sa maîtresse, dit qu'elle avait un gros visage boursoufflé et rouge; et que, quoiqu'elle fût à peu près borgne, il la trouvait plus belle que Diane. On ne s'imaginerait jamais quelle précaution prend un autre berger avant que de s'embarquer dans un assez long discours ; et qui sait si le Mantouan ne s'applaudissait pas en ces endroits d'avoir copié la nature bien fidèlement!

Je conçois donc que la poésie pastorale n'a pas de grands charmes, si elle est aussi grossière que le naturel, ou si elle ne

roule précisément que sur les choses de la campagne. Entendre parler de brebis et de chèvres, des soins qu'il faut prendre de ces animaux, cela n'a rien par soi-même qui puisse plaire: ce qui plaît, c'est l'idée de tranquillité attachée à la vie de ceux qui prennent soin des brebis et des chèvres. Qu'un berger dise : «Mes moutons se portent bien, je les mène dans les meilleurs pâturages, ils ne mangent que de bonne herbe, » et qu'il le dise dans les plus beaux vers du monde, je suis sûr que votre imagination n'en sera pas beaucoup flattée. Mais qu'il dise: Que ma vie est exempte d'inquiétude! Dans quel repos je passe » mes jours! Tous mes désirs se bornent à voir mon troupeau >> se porter bien; que les pâturages soient bons, il n'y a point » de bonheur dont je puisse être jaloux, etc. » Vous voyez que cela commence à devenir plus agréable; c'est que l'idée ne tombe plus précisément sur le ménage de la campagne, mais sur le peu de soins dont on y est chargé, sur l'oisiveté dont on y jouit ; et, ce qui est le principal, sur le peu qu'il en coûte pour être heureux.

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y Car les hommes veulent être heureux, et ils voudraient l'être à peu de frais. Le plaisir, et le plaisir tranquille, est l'objet commun de toutes leurs passions, et ils sont tous dominés par une certaine paresse. Ceux qui sont les plus remuans ne le sont pas précisément par l'amour qu'ils ont pour l'action, mais par la difficulté qu'ils ont à se contenter.

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L'ambition, parce qu'elle est trop contraire à cette paresse naturelle, n'est ni une passion générale, ni une passion fort délicieuse. Assez de gens ne sont point ambitieux : il y en a beaucoup qui n'ont commencé à l'être que par des engagemens qui ont précédé leurs réflexions, et qui les ont mis hors d'état de revenir jamais à des inclinations plus tranquilles ; et ceux enfin qui ont le plus d'ambition, se plaignent assez souvent de ce qu'elle leur coûte. Cela vient de ce que la paresse n'a pas été étouffée; pour lui avoir été sacrifiée, elle s'est trouvée plus faible, et n'a pas emporté la balance; mais elle ne laisse pas de subsister encore, et de s'opposer toujours aux mouvemens de l'ambition, Or on n'est point heureux tant que l'on est partagé entre deux inclinations qui se combattent.

Ce n'est pas que les hommes pussent s'accommoder d'une paresse et d'une oisiveté entière; il leur faut quelque mouvement, quelque agitation, mais un mouvement et une agitation qui s'ajuste, s'il se peut, avec la sorte de paresse qui les possède ; et c'est ce qui se trouve le plus heureusement du monde dans l'amour, pourvu qu'il soit pris d'une certaine façon. Il ne doit pas être ombrageux, jaloux, furieux, désespéré'; mais tendre,

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