Page images
PDF
EPUB

justice et par l'académie française, dans une occasion, qui cependant en était bien digne :

Aux Muses, à Thémis la bouche fut fermée :
Mais dans les vastes airs la libre Renommée
S'échappa, publiant un éloge interdit.
Avide et curieux, l'univers l'entendit;

Les Muses et Thémis furent en vain muettes,
Elle les en vengea par toutes ses trompettes (1).

Voilà du moins, à ce qu'il me semble, les images demi-fabuleuses et suffisamment fabuleuses, toutes fort anciennes, mises en œuvre d'une manière et assez nouvelle et assez heureuse.

Cette âme, qu'on veut que les divinités répandent partout, y sera également répandue, si l'on sait personnifier, par une figure reçue de tout le monde, les êtres inanimés, et même ceux qui n'existent que dans l'esprit, mais qui ont un fondement bien réel. Les ruines de Carthage peuvent parler à Marius exilé, et le consoler de ses malheurs. La patrie peut faire ses reproches à César, qui va la détruire. Cet art de personnifier ouvre un champ bien moins borné et plus fertile que l'ancienne mythologie.

Si je veux présenter un bouquet avec des vers, je puis dire ou que Flore s'est dépouillée de ses trésors pour une autre divinité, ou que les fleurs se sont disputé l'honneur d'être cueillies; et si j'ai à choisir entre ces deux images, je croirai volontiers la seconde a plus d'âme, parce qu'il semble que la passion de celui qui a cueilli les fleurs ait passé jusqu'à elles.

que

Nous n'avons prétendu parler jusqu'ici que de la poésie sérieuse. Quant à la badine et à l'enjouée, il n'y a rien à lui retrancher; elle saura faire usage de tout, et un usage neuf : la gaieté a mille droits sur quoi il ne faut pas la chicaner.

et

Tout ce qui a été dit des deux espèces d'images fabuleuses et réelles, n'a eu pour objet que de diminuer la supériorité excessive, selon nous, que d'habiles donnent aux fabuleuses, gens de relever un peu le mérite des autres, que l'on sent peut-être moins. Si nous avons gagné quelque chose sur ces deux articles, il va se présenter à nous des images d'une nouvelle espèce à exa

(1) Ces vers sont tirés d'un poëme de mademoiselle Bernard, qui remporta le prix de l'Académic française en 1693. Mais comme Fontenelle aida cette demoiselle dans quelques pièces de théâtre, et même dans la plupart de ses autres ouvrages, selon Voltaire et l'abbé Trublet, ces vers pourraient bien être de Fontenelle lui-même. Voyez le Mercure d'avril 1757, premier volume, pages 60 et 61.

Fontenelle ne cite pas le dernier vers comme il est dans le recueil de l'Académie. On Ꭹ lit :

Seule elle les vengea, etc.

miner. Les fabuleuses ne parlent qu'à l'imagination prévenue d'un faux système ; les réelles ne parlent qu'aux yeux : mais il y en a encore d'autres qui ne parlent qu'à l'esprit, et qu'on peut nommer par cette raison spirituelles. Un très-agréable poëte de nos jours (1) les nomme simplement pensées, ce qui revient au même. Si l'on veut faire une opposition plus juste entre les images réelles et spirituelles ou pensées, il vaut mieux changer désormais le nom de réelles en celui de matérielles. Quand de la Motte a appelé les flatteurs :

Idolâtres tyrans des rois.

ou qu'il a dit :

Et le crime serait paisible,
Sans le remords incorruptible
Qui s'élève encor contre lui.

Ces expressions, idolâtres tyrans, remords incorruptible, sont des images spirituelles. Je vois les flatteurs qui n'adorent les rois que pour s'en rendre maîtres; et un homme qui, applaudi sur ses crimes par des gens corrompus, porte au dedans de luimême un sentiment qui les lui reproche, et qu'il ne peut étouffer. La première image est portée sur deux mots; la seconde sur un seul. On pourrait rapporter du même auteur un très-grand nombre d'images pareilles; c'est même sur ce grand nombre qu'on a quelquefois le front de le blâmer.

Les images matérielles n'offrent aux yeux que ce qu'ils ont vu; et si elles le leur rendent plus agréable, ce n'est pas à eux proprement, c'est à l'esprit qui vient alors prendre part au spectacle. Les images spirituelles peuvent n'offrir à l'esprit que ce qu'il aura déjà pensé, et elles le lui rendront aussi plus agréable, ce qui leur sera commun avec les matérielles; mais elles peuvent aussi lui offrir ce qu'il n'aura pas encore pensé. Comparons-les toutes deux sur ces différens points.

Le champ de la pensée est sans comparaison plus vaste que celui de la vue. On a tout vu depuis long-temps; il s'en faut bien que l'on ait encore tout pensé : cela vient de ce qu'une combinaison nouvelle de pensées connues est une pensée nouvelle, et qui frappe plus comme nouvelle, que ne fera une pareille combinaison, si elle est possible, d'objets familiers aux yeux. Je dis si elle est possible; car il ne me le paraît guère de mettre dans la description d'une tempête, d'un printemps, etc., quelque objet qui ne s'y soit déjà montré bien des fois.

(1) L'abbé de Bernis, ode sur les poëtes lyriques.

Les images matérielles ne nous apprennent rien d'utile à savoir; les spirituelles peuvent nous instruire utilement : tout au moins elles nous exerceront l'esprit, tandis que les autres n'amusent guère que les yeux.

Il y a moins de génies capables de réussir dans les images spirituelles que dans les matérielles. Différens ordres d'esprits qui partent des façons de penser les plus grossières et les plus attachées au corps, vont toujours s'élevant les uns au-dessus des autres, et les plus élevés sont toujours les moins nombreux. Plus de gens diront, la diligente abeille, que le remords incorrup―

tible.

Tout cela paraît conclure en faveur des pensées comparées aux images, telles que nous les entendons ici; et l'on pourrait assez légitimement croire qu'un ouvrage de poésie, qui aurait moins d'images que de pensées, n'en serait que plus digne de louange.

Nous n'avons encore considéré les images spirituelles que comme parlant purement à l'esprit, et c'est là leur moindre avantage : mais elles peuvent parler aussi au cœur, l'émouvoir, l'intéresser; et elles sont les seules qui aient ce pouvoir, la gloire la plus précieuse où la poésie puisse aspirer. Il semble que ses deux branches principales, l'épique et la dramatique, deux espèces de sœurs, aient partagé entre elles les images. L'épique, comme aînée, a pris les images matérielles, qui sont aussi les plus anciennes : la dramatique a pris les spirituelles, qui parlent au cœur, et qui n'ont paru dans le monde qu'après les autres; mais la cadette se trouve la mieux partagée. Lisons-nous autant Homère, Virgile, le Tasse, que Corneille et Racine? Les lisons-nous avec le même plaisir ?

dans ce

J'entends d'ici les réponses qu'on me ferait; je sais ce que je répondrais à mon tour: mais je n'ai garde de m'engager labyrinthe; je coupe au plus court, et voici la question réduite à ses termes les plus simples, et débarrassée de toutes circonstances étrangères. Je suppose un poëme épique et une tragédie d'une égale beauté, chacun en son espèce, d'une égale étendue, écrits dans la même langue; je demande lequel de ces deux ouvrages on lira avec le plus de plaisir? Comme on pourrait dire que les femmes, qui font une moitié du monde, seraient fort suspectes dans ce jugement, parce qu'elles seraient trop favorables à tout ce qui touche le cœur, je consens qu'on les exclue, et qu'il n'y ait que des hommes qui jugent. Je ne les crains plus, dès que j'ai supposé que les ouvrages seraient dans la même langue; car si l'un était en grec, par exemple, et l'autre en français, y a quantité d'hommes, et même gens de mérite, à qui je ne me fierais pas.

[ocr errors]

il

Au-dessus des images, ou les plus nobles, ou les plus vives qui puissent représenter les sentimens et les passions, sont encore d'autres images plus spirituelles, placées dans une région où l'esprit humain ne s'élance qu'avec peine; ce sont les images de l'ordre général de l'univers, de l'espace, du temps, des esprits, de la divinité : elles sont métaphysiques, et leur nom seul fait entendre le haut rang qu'elles tiennent: on pourrait les appeler intellectuelles, pour les faire mieux figurer avec celles dont nous avons parlé, et pour les distinguer de celles qui ne sont que spirituelles. Il s'agit maintenant de savoir si elles conviennent à la poésie. Il me semble que la plupart des gens entendent que la poésie se ferait tort, s'avilirait en traitant ces sortes de sujets; car tout ce qui tient à la philosophie porte avec soi je ne sais quelle idée de pédanterie et de collége, au lieu que la poésie a par elle-même un certain air de cour et du grand monde.

Les productions de cette poésie purement philosophique, seraient telles que peu d'auteurs en seraient capables, j'en conviens; peu de lecteurs capables de les goûter, j'en conviens encore; et de ces deux défauts, l'un qui releverait la gloire des auteurs, les animerait bien moins que l'autre ne les refroidirait; mais cela est étranger à la poésie, qui, par elle-même, a droit de s'élever aux images intellectuelles, si elle peut. La grande difficulté est que ces images ont une langue barbare, dont la poésie ne pourrait se servir sans offenser trop l'oreille, sa maîtresse souveraine, et maîtresse très-délicate: mais il peut se trouver un accommodement; la poésie fera un effort pour ne parler des sujets les plus philosophiques qu'en sa langue ordinaire; les figures bien maniées peuvent aller loin; les images même fabuleuses rajeuniront par l'usage nouveau qu'on en fera: un philosophe poëte pourra invoquer la muse, et lui dire :

Sur les ailes de Persée
Transporte-moi du lycée

Au sommet du double mont.

Sévère philosophie,

Permets que la poésie

De ses fleurs orne ton front.

Il est vrai qu'après cela le même auteur qui ose traiter la question du vide, une des plus sèches et des plus épineuses de l'école, est forcé par sa matière, à devenir plus abstrait, et que les fleurs sont clair-semées sur le front de la philosophie. Il dit très-bien, mais avec peu d'ornement, et peut-être était-il impossible d'y en mettre :

La nature est mon seul guide,
Représente-moi ce vide

Et encore:

A l'infini répandu ;

Dans ce qui s'offre à ma vue

J'imagine l'étendue,

Et ne vois que l'étendu.

La substance de ce vide,
Entre les corps supposé,
Se répand comme un fluide;

Ce n'est qu'un plein déguisé.

Si le fond de l'agrément de la poésie est, comme nous l'avons dit, la difficulté vaincue,. certainement traiter ces sortes de matières en vers, c'est entreprendre de vaincre les plus grandes difficultés; rien ne devrait être plus conforme au génie audacieux de la poésie, et son triomphe ne serait jamais plus brillant; mais elle veut être plus modeste, et s'abstenir de toucher aux épines de la philosophie; soit : elle doit du moins être assez hardie pour ne pas s'effaroucher des grands et nobles sujets philosophiques, quoique peu familiers à la plupart des hommes. Je serais fâché que Théophile n'eût osé dire que, si Dieu retirait sa main,

L'impuissance de la nature

Laisserait tout évanouir.

Et de la Motte, sur la difficulté de connaître la nature de l'âme, que

Vaincue, elle ne peut se rendre,

Et ne saurait, ni se comprendre,
Ni se résoudre à s'ignorer.

Mille autres exemples, et même anciens, s'il le fallait, prouveraient que la poésie s'est souvent alliée heureusement avec la plus haute philosophie. Combien de choses sublimes n'a-t-elle pas dites sur le souverain Être, le plus inaccessible de tous aux efforts de l'esprit humain? Si l'on a tant loué Socrate d'avoir rappelé du ciel la philosophie, pour l'occuper ici-bas à régler les mœurs des hommes, ne doit-on pas savoir gré à ceux qui font monter jusqu'au ciel la poésie, uniquement occupée auparavant d'objets terrestres ou sensibles?

On suppose assez généralement qu'un poëte ne fait que se jouer ordinairement sur la superficie des choses, la décorer, l'embellir; et s'il veut pénétrer plus avant dans leur nature, si parmi des images extérieures et superficielles il en mêle de plus profondes et de plus intimes; en un mot, des réflexions d'une certaine espèce, qui n'appartiennent pourtant pas uniquement à l'école philosophique, on donne à cet auteur le nom de poëte philo

« PreviousContinue »