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tudes qui sont entre la haute et la basse poésie. On les appelle les déserts du bon sens. Il n'y a point de ville dans cette grande étendue de pays, mais seulement quelques cabanes assez éloignées les unes des autres. Le dedans du pays est beau et fertile; mais il ne faut pas s'étonner de ce qu'il y a si peu de gens qui s'avisent d'y aller demeurer; c'est que l'entrée en est extrêmement rude de tous côtés, les chemins étroits et difficiles, et on trouve rarement des guides qui puissent y servir de conducteurs.

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D'ailleurs, ce pays confine avec une province où tout le monde s'arrête, parce qu'elle paraît très-agréable, et on ne se met plus en peine de pénétrer jusques dans les déserts du bon. sens. C'est la province des pensées fausses. On n'y marche que sur les fleurs; tout y rit, tout y paraît enchanté mais ce qu'il y a d'incommode, c'est que la terre n'en étant pas solide, on Ꭹ enfonce partout, et on n'y saurait tenir pied. L'élégie en est la principale ville : on n'y entend que des gens plaintifs; mais on dirait qu'ils se jouent en se plaignant. La ville est toute environnée de bois et de rochers, où les habitans vont se promener seuls; il les prennent pour confidens de tous leurs secrets; et ils ont tant de peur d'être trahis, qu'ils leur recommandent souvent le silence.

Deux rivières arrosent le pays de la poésie. L'une est la rivière de la rime, qui prend sa source au pied des montagnes de la rêverie. Ces montagnes ont quelques pointes si élevées, qu'elles donnent presque dans les nues. On les appelle les pointes des pensées sublimes. Plusieurs y arrivent à force d'efforts surnaturels mais on en voit tomber une infinité, qui sont longtemps à se relever, et dont la chute attire la raillerie de ceux qui les ont d'abord admirés sans les connaître. Il y a de grandes esplanades qu'on trouve presque au pied de ces montagnes, et qui sont nommées les terrasses des pensées basses. On y voit toujours un fort grand nombre de gens qui se promènent. Au bout de ces terrasses, sont les cavernes des rêveries creuses. Ceux qui y descendent le font insensiblement, et s'ensevelissent si fort dans leurs rêveries, qu'ils se trouvent dans ces cavernes sans y penser. Elles sont pleines de détours qui les embarrassent, et on ne saurait croire la peine qu'ils se donnent pour en sortir. Sur ces mêmes terrasses sont certaines gens qui, ne se promenant que dans des chemins faciles, qu'on appelle chemins des pensées naturelles, se moquent également, et de ceux qui veulent monter aux pointes des pensées sublimes, et de ceux qui s'arrêtent sur l'esplanade des pensées basses. Ils auraient raison, s'ils pouvaient ne point s'écarter mais ils succombent presque

DE L'EMPIRE DE LA POÉSIE.

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aussitôt à la tentation d'entrer dans un palais fort brillant, qui n'est pas bien éloigné : c'est celui de la badinerie. A peine.y est-on entré, qu'au lieu de pensées naturelles qu'on avait d'abord, on n'en a plus que de rampantes. Ainsi, ceux qui n'abandonnent point les chemins faciles, sont les plus raisonnables de tous. Ils ne s'élèvent qu'autant qu'il faut, et le bon sens se trouve toujours dans leurs pensées.

Outre la rivière de la rime, qui naît au pied des montagnes dont je viens de faire la description, il y en a une autre nommée la rivière de la raison. Ces deux rivières sont assez éloignées l'une de l'autre ; et comme elles ont un cours très-différent, on ne les saurait communiquer que par des canaux qui demandent un fort grand travail; encore ne peut-on pas tirer ces canaux de communication en tout lieu, parce qu'il n'y a qu'un bout de la rivière de la rime qui réponde à celle de la raison; et de là vient que plusieurs villes situées sur la rime, comme le virelai, la ballade et le chant royal, ne peuvent avoir aucun commerce avec la raison, quelque peine qu'on y puisse prendre. De plus, il faut que ces canaux passent par les déserts du bon sens, comme vous le voyez par la carte, et c'est un pays presque inconnu. La rime est une grande rivière dont le cours est fort tortueux et inégal, et elle fait des sauts très-dangereux pour ceux qui se hasardent à y naviguer. Au contraire, le cours de la rivière de la raison est fort égal et fort droit; mais c'est une rivière qui ne porte pas toutes sortes de vaisseaux.

Il y a dans le pays de la poésie une forêt très-obscure, et où les rayons du soleil n'entrent jamais. C'est la forêt du galimatias. Les arbres en sont épais, touffus, et tous entrelacés les uns dans les autres. La forêt est si ancienne, qu'on s'est fait une espèce de religion de ne point toucher à ses arbres; et il n'y a pas d'apparence qu'on ose jamais la défricher. On s'y égare aussitôt qu'on y a fait quelques pas, et on ne saurait croire qu'on se soit égaré. Elle est pleine d'une infinité de labyrinthes imperceptibles, dont il n'y a personne qui puisse sortir. C'est dans cette forêt que se perd la rivière de la raison.

La grande province de l'imitation est fort stérile, et ne produit rien. Les habitans y sont très-pauvres, et vont glaner dans les campagnes de leurs voisins. Il y en a quelques-uns qui s'enrichissent à ce métier-là.

La poésie est très-froide du côté du septentrion, et par conséquent ce sont les pays les plus peuplés. Là, sont les villes de l'acrostiche, de l'anagramme et des bouts-rimés.

Enfin dans cette mer, qui borne d'un côté les états de la poésie, est l'île de la satire, toute environnée de flots amers. On

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y trouve bien des salines, et principalement du sel noir. La plupart des ruisseaux de cette île ressemble au Nil. La source en est inconnue : mais ce qu'on y remarque de particulier, c'est qu'il n'y en a pas un d'eau douce.

Une partie de la même mer s'appelle l'Archipel des Bagatelles. Ce sont quantité de petites îles semées de côté et d'autre, où il semble que la nature se joue. comme elle fait dans la mer Égée. Les principales sont les îles des madrigaux, des chansons, des impromptus. On peut dire qu'il n'y a rien de plus léger, puisqu'elles flottent toutes sur les eaux (1).

(1) Dans le Mercure Galant set article est accompagné d'une carte géo

graphique.

EN GÉNÉRAL.

AVERTISSEMENT.

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EN lisant ce petit traité, on trouvera peut-être mauvais que j'aille jusqu'à de certaines idées plus métaphysiques plus abstraites qu'on ne l'eût cru nécessaire. Cela pourrait bien être, absolument parlant: mais j'ai eu en vue de répondre à de certains reproches faits à de la Motte, d'être plus philosophe que poëte, d'avoir plus de pensées que d'images, etc. J'espère que l'on approuvera du moins mon zèle pour un homme en qui j'ai vu un génie propre à tout, et les mœurs les plus estimables et les plus aimableș, assemblage rare et précieux.

TOUTE poésie ajoute aux règles générales de la langue d'un peuple de certaines règles particulières qui la rendent plus difficile à parler. Cela suppose déjà qu'une langue soit assez formée par elle-même, qu'elle ait des règles, et assez de règles assez établies chez tout un peuple pour porter cette nouvelle addition.

Mais pourquoi l'addition? pourquoi s'imposer des contraintes inutiles? Car les hommes s'entendaient très-bien; et il est certain qu'ils ne s'entendront pas mieux

On a inventé la poésie pour le plaisir, direz-vous; elle en fait un bien avéré et bien incontestable. Je conviens qu'il l'est; mais on ne le connaît pas avant qu'elle soit inventée, et on ne recherche pas un plaisir absolument inconnu. Toute invention humaine a sa première origine, ou dans un besoin actuellement senti, ou dans quelque hasard heureux qui a découvert une utilité imprévue.

Je n'imagine guère pour origine de la poésie, que les lois ou le chant, deux choses cependant d'une nature extrêmement différente. On ne savait point encore écrire, et on voulut que certaines lois en petit nombre, et fort essentielles à la société, fussent gravées dans la mémoire des hommes, et d'une manière uniforme et invariable: pour cela, on s'avisa de ne les exprimer que par des mots assujettis à de certains retours réglés, à de

certains nombres de syllabes, etc. ; ce qui effectivement donnait plus de prise à la mémoire, et empêchait en même temps que différentes personnes ne rendissent le même texte différemment. J'ai vu dans des catéchismes d'enfans le décalogue mis en vers, qui commence par

Un seul Dieu tu adoreras

Et aimeras parfaitement,

et tout le reste allant de suite sur ces deux mêmes rimes. L'intention de l'auteur de ces deux vers-là est bien évidente, et peutêtre ne lui manque-t-il, pour ressembler parfaitement aux premiers inventeurs de la poésie, qu'une poésie encore plus gros

sière.

Une réflexion peut encore confirmer ce petit système. La prose est constamment le langage naturel, et la poésie n'en est qu'un artificiel. Quand on a eu découvert l'art d'écrire, on devait donc écrire plutôt en prose qu'en vers; c'est précisément le contraire, du moins chez les Grecs, ce qui suffit ici. Ils ont écrit en vers long-temps avant que d'écrire en prose; et il semblerait que la prose n'eût été qu'un raffinement imaginé après les vers, et dont ils eussent été le fondement. D'où a pu venir ce renversement d'ordre si surprenant et si bizarre ? C'est qu'avant l'art de l'écriture, on avait mis les lois en vers pour les faire mieux retenir; que quand on a su écrire, on n'écrivit encore que ce qui devait être retenu, quelques préceptes, quelques proverbes ; et enfin, quand on vint à des ouvrages, ou trop étendus, ou moins nécessaires, dont on ne pouvait pas espérer que la mémoire des hommes se chargeât, et qui auraient même coûté trop de travail aux auteurs, il fallut se résoudre à la simple prose. D'un autre côté, il n'est pas moins vraisemblable que le chant ait donné naissance à la poésie. On aura chanté à l'imitation des oiseaux, de ceux surtout qui nous plaisent tant par des espèces de chansons qui ont un peu de durée, et une légère apparence de suite. On se sera aperçu, en les contrefaisant, que les différens tons que l'on prenait pouvaient avoir plus de suite entre eux que les oiseaux ne leur en donnaient, que même ils en ayaient quelqu'une, etc.; car, après cela, je laisse le reste à imaginer: il ne s'agit ici que de saisir de premiers commencemens si minces et si déliés, qu'ils ne donnent presque pas de príse. Dès que le chant a été tant soit peu réglé, il a été très-naturel d'y mettre des paroles, qui, par conséquent, ont dû s'y assujettir et en être 'les esclaves; et voilà les vers.

Avec le temps on vint à reconnaître que les vers, quoique dépouillés du chant, plaisaient plus, du moins aux oreilles fines,

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