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sensibilité, qui dédaignent de se plaindre, qui ne causent que de l'admiration ou ne causent qu'une pitié mêlée d'admiration, une pitié sans larmes, et qui peut être reçue dans les plus grands cœurs. On plaint les premiers; et quand on s'applique leurs malheurs, on en frémit de crainte. On admire les derniers à tel point, que l'on voudrait presque avoir leurs malheurs avec leurs sentimens. Andromaque et Cornélie sont deux veuves, toutes deux très-infortunées, et très-propres à faire sentir la différence de ces deux espèces de pitié. Les caractères doux peuvent intéresser par un amour tendre et délicat, et leur manière d'aimer leur devient encore un mérite. Tels sont Britannicus et Junie, Bajazet et Athalide. Les caractères plus élevés ont aussi une sorte d'amour plus élevé, et auquel on ne doit pas donner cette mollesse touchante; mais ils ont l'avantage que l'admiration qu'ils excitent les rend plus aimables que ne ferait la pitié même, ou qu'ils excitent en même temps et la pitié et l'admiration.

XLIV. Nicomède est opprimé par le crédit de sa belle-mère auprès de Prusias, et par l'artificieuse politique des Romains. Il ne se plaint jamais; jamais il ne cherche à attendrir le spectateur; mais la fermeté de son courage, l'intrépidité avec laquelle il regarde la plus grande puissance qui fût alors sur la terre, les nobles railleries qu'il en fait, lui gagnent plus les cœurs que ne feraient les plus douloureuses plaintes du monde ; et s'il ne faisait quelquefois un peu trop le jeune homme, ce serait le plus beau caractère qui fût sur la scène. Ce caractère est naturellement si agréable, qu'il ne laisse pas de plaire, lors même qu'il est vicieux. Ladislas, dans Venceslas, est impétueux, fougueux, violent, téméraire, injuste; cependant avec tous ses vices il est aimable. Tout ce qui a un air de hardiesse, d'élévation, d'indépendance, flatte naturellement notre inclination, qui va toujours à donner plus à la force qu'à la raison, et au courage qu'à la prudence. Au contraire, ce qui est régulier et sage a je ne sais quoi de froid, qui, quelquefois même, peut donner prise au ridicule. Ce n'est pas cependant qu'il fallût souvent hasarder sur le théâtre de jeunes fous, comme Ladislas. Les caractères raisonnables et vertueux sont sans doute préférables; mais il faut leur donner tout ce qu'ils peuvent recevoir de la vigueur et de la chaleur du caractère vicieux de Ladislas.

XLV. Ici se présentent assez naturellement quelques réflexions sur l'utilité de la tragédie. Je n'ai jamais entendu la purgation des passions par le moyen des passions mêmes; ainsi je n'en dirai rien. Si quelqu'un est purgé par cette voie-là, à la bonne heure; encore ne vois-je pas trop bien à quoi il peut être bon d'être guéri de la pitié. Mais il me semble que la plus grande uti

cœur,

lité du théâtre est de rendre la yertu aimable aux hommes, de les accoutumer à s'intéresser pour elle, de donner ce pli à leur de leur proposer de grands exemples de fermeté et de courage dans leurs malheurs, de fortifier par là et d'élever leurs sentimens. Il s'ensuit de là, que non-seulement il faut des caractères vertueux, mais qu'il les faut vertueux à la manière élevée et fière de Corneille, qu'ils affermissent le cœur, et donnent des leçons de courage. D'autres caractères vertueux aussi, mais plus conformes à la nature commune, amolliraient l'âme, et feraient prendre au spectateur une habitude de faiblesse et d'abattement." Pour l'amour, puisque c'est un mal nécessaire, il serait à souhaiter que les pièces de Corneille ne l'inspirassent aux spectateurs que tel qu'elles le représentent.

XLVI. Nous avons vu que ce qui rend les personnages intéressans, ce sont ou leurs malheurs ou leur vertu, et qu'ils le sont encore davantage quand ils ont tout ensemble et de grands malheurs et beaucoup de vertu. Mais que serait-ce si la vertu même produisait les malheurs? Sans doute l'amour du spectateur irait encore bien plus loin. Un malheur est d'autant plus touchant, que celui qui y tombe en est moins digne. Si Rodrigue, plein de vertu et de générosité comme il est,, venait à perdre une maîtresse dont il est aimé, on le plaindrait : mais il la perd, parce qu'il s'est acquitté de ce qu'il devait à son père. Quelle pitié le spectateur ne lui doit-il pas ! Chimène est dans la même situation aussi ce sujet-là est-il le plus beau qui ait jamais été traité.

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XLVII. Après les malheurs où l'on tombe par sa propre vertu, les plus touchans sont ceux où l'on tombe par le crime ou par l'injustice d'autrui. L'innocence opprimée est toujours aimable, et l'amour qu'on a pour elle est redoublé par la haine qu'on a pour le persécuteur. Dans ces sortes de sujets, on ne saurait peindre les tyrans avec des couleurs trop noires, puisque l'horreur qu'on a pour eux tourne au profit des héros. Cléopâtre et Néron font aimer Rodogune et Britannicus. L'amour de la vertu ou la haine du crime, c'est le même sentiment sous deux formes différentes; et pour la variété et le contraste du théâtre, il est bon qu'il les prenne toutes deux.

XLVIII. Il y a encore une sorte de malheurs touchans; ce sont ceux où le héros tombe par une faiblesse pardonnable, et la seule que l'on pardonne aux héros : nous l'avons déjà dit; c'est l'amour. On plaint presque autant ceux qu'il rend malheureux, que ceux qui le sont par leur vertu; témoin Ariane et Bérénice : il faut pourtant se souvenir que ces mêmes spectateurs si favorables à l'amour, seraient blessés, s'il triomphait de quelque sen

timent plus noble. Il est permis à l'amour d'attirer des malheurs aux héros, mais non pas de la honte.

ni par

XLIX. Enfin, ceux où l'on ne tombe, ni par sa vertu, le crime d'autrui, ni par une faiblesse pardonnable, mais par une pure fatalité, comme le malheur d'OEdipe, paraissent les moins touchans. Ce n'est pas qu'ils ne causent une certaine horreur; mais ils n'intéressent point pour les personnes. Que l'on vous conte l'histoire d'un homme empoisonné par celui qu'il a comblé de bienfaits, qu'il a choisi dans son testament pour son héritier, à qui il dit encore des choses tendres en mourant, ou que l'on vous rapporte la mort d'un homme écrasé d'un coup de foudre, quelles impressions vous font ces deux événemens? Il est vrai que, d'un côté, la noirceur de l'ingratitude; de l'autre, ce coup de tonnerre, vous font frémir; mais cette affreuse ingratitude vous met dans les intérêts de celui qui l'a essuyée, vous le plaignez tendrement, au lieu que le coup de tonnerre vous laisse assez indifférent pour celui qui en a été tué; sa personne ne vous en devient pas plus chère : vous haïssez, vous détestez l'empoisonneur; mais vous ne haïssez ni ne devez haïr celui qui a envoyé le coup de foudre. Enfin, ce dernier événement présente une idée affreuse, dont on détourne son imagination le plus vite que l'on peut; au lieu que l'autre fait naître une pitié que l'on entretient dans soi- . même avec quelque sorte de complaisance; et, ce qui en est une marque, c'est que l'on appuiera volontiers sur toutes les circonstances de la mort de cet homme empoisonné, on les fera toutes valoir avec une espèce de plaisir. Il est aisé de voir que le malheur d'OEdipe est la même chose qu'un coup de tonnerre, et qu'il ne doit produire que le même effet. On ne remporte d'OEdipe, et des pièces qui lui ressemblent, qu'une désagréable et inutile conviction des misères de la condition humaine.

L. Quand les personnages sont une fois aimables, ou par leur vertu, ou par leurs malheurs, ou par tous les deux ensemble; quand notre cœur est une fois gagné, tout ce qui leur arrive nous touche, leur joie et leurs douleurs sont les nôtres. Cependant, quelque tendresse que nous avions pour eux, nous n'aimerions pas à les voir long-temps dans la joie ; et on peut pendant tout le cours de la pièce nous les faire voir dans la douleur. Quelle est cette bizarrerie? Elle vient apparemment de ce que tous les hommes sont plus sensibles à la douleur qu'à la joie ; et comme le théâtre diminue tous les sentimens de la manière dont nous l'avons expliqué, ces deux-là étant également diminués, il reste à la douleur encore assez de force pour nous remuer vivement, et il n'en reste pas assez à la joie. Ainsi une scène d'amans contens doit passer fort vite; et une scène d'amans malheureux,

qui appuient sur toutes les circonstances de leurs malheurs, peut être assez longue sans ennuyer. Il y a encore une autre raison, mais prise du côté de l'esprit. La curiosité n'a plus rien à faire avec des gens heureux; elle les abandonne, à moins qu'elle n'ait lieu de prévoir qu'ils retomberont bientôt dans le malheur, et qu'elle ne soit appliquée à attendre ce passage. Alors ce contraste diversifie très-agréablement le spectacle qu'on offre à l'esprit, et les passions qui agitent le cœur.

LI. Il faut, s'il est possible, que les sentimens qu'on a pour le héros croissent toujours; du moins serait-il insupportable qu'ils allassent en diminuant. Une faiblesse, quelque légère qu'elle fût dans un caractère qui aurait jusques-là paru élevé, un moindre péril, un moindre malheur après un plus grand, tout cela ne pourrait que déplaire. Le cœur une fois accoutumé à une agitation vive et agréable, ne s'accommode plus, ni du repos, ni d'une moindre agitation.

LII. Plus le héros est aimé, plus il est convenable de le rendre heureux à la fin. Il ne faut point renvoyer le spectateur avec la douleur de plaindre la destinée d'un homme vertueux. Après avoir long-temps tremblé pour lui, il est certain qu'on se sent soulagé de le laisser hors du péril; et quoique ce sentiment soit réservé pour la dernière scène, s'il se peut, et que le spectateur n'en soit touché qu'un moment, ce moment est de grande importance; il semble qu'il ait un effet qui retourne sur le reste de la pièce, quoique déjà passée, et qu'il embellisse ce qu'on a vu. Il y a un certain ordre qui demande que la vertu soit heureuse; et la pièce qui l'a blessé jusques-là y doit satisfaire par son dénouement. La plus belle leçon que la tragédie puisse faire aux hommes, est de leur apprendre que la vertu, quoique long-temps traversée, persécutée, demeure à la fin victorieuse.

LIII. Une mort volontaire que choisirait le héros pour éviter un plus grand malheur, une mort telle que celle de Caton, de Sophonisbe ou de Camma, ne doit pas être comptée parmi ces dénouemens malheureux qui renvoient le spectateur mécontent. Le héros meurt, il est vrai; mais il meurt noblement : il fait lui-même sa destinée; on l'admire autant qu'on le plaint; et quoiqu'il donne un exemple très-mauvais parmi nous, c'est un mauvais exemple qui n'est point dangereux. Les dénouemens désagréables sont ceux où le héros meurt dans l'oppression, où le crime triomphe, de la vertu.

LIV. Quoique nous ayions jusqu'ici considéré la tragédie par rapport à l'esprit et au cœur, nous ne l'avons cependant considérée que par un certain côté ; et pour faire entendre quel il est, il faut prendre la chose d'un peu loin. Supposons le con

templateur de Lucien, qui, du milieu des airs, considère cé qui se passe parmi les hommes; il est certain que cet homme-là s'attacherait à de certains objets plutôt qu'à d'autres. S'il voyait quelque chose d'important qui se passât entre des personnes considérables et d'un caractère peu commun; si dans le cours de cette affaire il n'arrivait rien qui laissât languir sa curiosité, rien de contraire qui ne la réveillât, et qui ne surprît, rien qui n'intéressât vivement; enfin, si cette action avait toutes les qualités que nous avons jusqu'à présent demandées pour une action tragique, sans doute le contemplateur la suivrait des yeux plutôt qu'une autre ; sans doute aussi elle serait bonne à représenter sur le théâtre.

LV. Mais d'où vient qu'il pourra s'y trouver des choses qui plairaient à notre contemplateur imaginaire, et qui déplairaient 'à ceux qui la verraient sur le théâtre? Que dans le moment, par exemple, où cette action est la plus échauffée, où l'événement en est le plus incertain, elle se termine par quelque chose d'absolument imprévu, par un coup de hasard, par une personne qui jusques-là n'y avait point été mêlée, le contemplateur verra ce dénouement avec une surprise d'autant plus agréable qu'il s'y sera moins attendu; au contraire, que ce même dénouement soit mis sur le théâtre, il choquera tout le monde. Que quelqu'un qui aura part à cette action, et qui traversera les autres dans leur dessein, vienne à changer de pensée et de résolution, ou par lassitude, ou par inconstance naturelle, le contemplateur y prendra plaisir. Et quelle ample matière de réflexions pour qui aimerait à étudier les hommes ! Mais au théâtre rien ne serait plus insupportable. Le contemplateur se soucierait-il que l'action se passât toute dans un même lieu, et en vingt-quatre heures? Nullement; car nous supposons qu'il porterait sa vue partout où il lui plairait avec une égale facilité; et que quand l'action durerait plus de vingt-quatre heures, elle tiendrait toujours sa curiosité en haleine. Mais au théâtre on veut absolument l'unité de temps et de lieu. Pourquoi cette différence entre le contemplateur supposé et les spectateurs qui voient jouer une tragédie? Pourquoi ce qui satisfait l'un ne satisfait-il pas aussi les autres? Pourquoi n'ont-ils pas le même goût?

LVI. Une action qui se passerait effectivement sous nos yeux, change un peu de nature quand elle est mise sur le théâtre : c'était une chose réelle, ce n'est plus qu'une représentation; c'était, pour ainsi dire, une production de la nature; c'est maintenant un ouvrage de l'art. Par là, elle devient susceptible de nouvelles beautés et de nouveaux défauts. Nous n'avons en

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