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mence entre tous les personnages! La guerre n'était pas si terrible pour eux; Sabine et Camille sont plus alarmées que jamais il faut que l'une perde ou son mari ou ses frères ; l'autre, ses frères ou son amant, et cela par les mains les uns des autres. Les combattans eux-mêmes sont émus et attendris; cependant il faut partir, et ils vont sur le champ de bataille. Quand les deux armées les voient, elles ne peuvent souffrir que des personnes si proches combattent ensemble, et l'on fait un sacrifice pour savoir la volonté des dieux. L'espérance renaît dans le cœur de Sabine; mais Camille n'augure rien de bon. On leur vient dire qu'il n'y a plus rien à espérer, que les dieux approuvent le combat, et que les combattans sont aux mains. Nouveau désespoir, trouble plus grand que jamais. Ensuite vient la nouvelle que deux Horaces sont tués, le troisième en fuite, et les trois Curiaces maîtres du champ de bataille. Camille regrette ses deux frères, et a une joie secrète de ce que son amant est vivant et vainqueur. Sabine, qui ne perd ni ses frères ni son mari, est contente mais le père des Horaces, uniquement touché de l'intérêt de Rome, qui va être sujette d'Albe, et de la honte qui rejaillit sur lui par la fuite de son fils, jure qu'il le punira de sa lâcheté, et lui ôtera la vie de ses propres mains; ce qui redonne une nouvelle inquiétude à Sabine. Mais on apporte enfin au vieil Horace une nouvelle toute contraire; la fuite de son fils n'était qu'un stratagême dont il s'est servi pour vaincre les trois Curiaces, qui sont demeurés morts sur le champ de bataille. Rien n'est plus admirable que la manière dont cette action est menée on n'en trouvera, ni l'original chez les anciens, ni la copie chez les modernes.

XXXII. Le secret de cette conduite consiste, ce me semble, à couper une action en autant de parties qu'il y en a qui puissent produire différens sentimens dans les personnages, soit que ces sentimens soient d'espèces opposées, soit que dans la même espèce les uns aient seulement plus de force que les autres. Faire passer les personnages de la joie à la douleur, de la crainte à l'espérance, ou d'une moindre joie, d'une moindre crainte à une plus grande, voilà deux espèces de contraste. La première est la plus agréable, parce que le contraste est plus parfait ; l'autre ne laisse pas aussi de faire de grands effets: mais, en général, une pièce où un même sentiment régnerait toujours, ou du moins presque toujours, quoiqu'il allât en se fortifiant, plairait moins que si elle était mêlée de plusieurs sentimens opposés. En peinture, les draperies réussissent mieux que nos habits communs, parce qu'elles ont plus de jeu, qu'elles sont plus ondoyantes. Ainsi il est bon que le tissu de la tragédie soit, pour ainsi dire,

ondoyant, qu'il présente différentes faces, qu'il ait différens

mouvemens.

XXXIII. Outre le contraste qui peut être dans les différentes parties de l'action, celui des caractères des personnages contribue beaucoup à la variété. Deux figures dans un tableau, qui ont précisément la même attitude, ne sont pas plus vicieuses que deux personnages d'une tragédie qui ont le même caractère. Bérénice, Titus et Antiochus ne sont que le même personnage sous trois noms différens. Le plus grand contraste est entre les espèces opposées, comme d'un ambitieux à un amant, d'un tyran à un héros : mais on peut aussi, dans la même espèce, en trouver un trèsagréable. C'est ainsi qu'Horace et Curiace, tous deux vertueux, tous deux également possédés de l'amour de la patrie, ne se ressemblent point dans les sentimens même qui leur sont communs. L'un a une férocité noble, l'autre quelque chose de plus tendre et de plus humain. Mais il n'appartient pas à tout le monde de ménager du contraste entre ce qui se ressemble. Enfin, lorsque deux personnages ne peuvent avoir de différence marquée, il est bon du moins de leur donner des raisons particulières pour n'être pas du même avis, ou dans le même mouvement de passion. C'est encore un coup de maître qu'a fait Corneille dans Horace. Sabine et Camille ont le même caractère, et à peu près le même intérêt; mais ordinairement quand l'une espère, l'autre craint. Il serait aussi à propos que les confidens eussent moins de complaisance pour leurs maîtres qu'ils n'en ont communément, et qu'ils prissent la liberté de les combattre par de bonnes raisons. Il faut de l'opposition et du jeu dans un dialogue; autrement c'est un dialogue où il n'y a qu'une personne qui parle.

XXXIV. Les jeux de théâtre sont infinis. Ils comprennent tout ce qui surprend, ou le spectateur, ou quelqu'un des personnages, tout ce qui produit un effet contraire à ce qu'on en attendait; et il est visible que rien ne réveille davantage la curiosité. Dans le moment que Cinna rend compte à Émilie de la conjuration dont Maxime et lui sont les chefs, on lui vient dire qu'Auguste le mande avec Maxime. Il n'est pas possible que Cinna ne se croie découvert, et que le spectateur n'attende avec impatience ce que lui veut l'empereur. Quand Cinna et Maxime paraissent avec l'empereur, on voit qu'il ne les a mandés que pour délibérer avec eux s'il quittera l'empire. Voilà Cinna, Maxime et le spectateur également surpris ; et ces traits-là sont merveilleux. Il y a d'autres jeux de théâtre qui ne trompent ou n'étonnent que quelqu'un des personnages, et non pas le spectateur. Ainsi Ariane se confie à sa sœur qu'elle ne connaît pas pour sa rivale, et le jeu en est très-beau, quoique le spectateur n'y soit pas

trompé. Mais en pareil cas il jouit de l'erreur ou de l'ignorance de l'acteur, et prévoit, avec plaisir, la surprise où il tombera quand il viendra à s'éclaircir. Tout bien considéré, il semble que la première manière a quelque chose de plus parfait. Les comé→ dies sont plus fertiles en jeux de théâtre que les tragédies, et il y en a de belles qui n'en ont aucun.

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XXXV. Jusqu'ici nous n'avons envisagé dans l'action que ce qui peut plaire à l'esprit : ce n'est pas assez, il faut songer au cœur. Avec toutes les qualités dont nous avons parlé, elle pourrait être attachante mais il y a encore quelque chose au-delà ; il faut, s'il se peut, la rendre touchante. On veut être ému, agité on veut répandre des larmes. Ce plaisir qu'on prend à pleurer est si bizarre, que je ne puis m'empêcher d'y faire réflexion. Se plairait-on à voir quelqu'un, que l'on aimerait, dans une situation aussi douloureuse que celle où est le Cid, après avoir tué le père de sa maîtresse? Non sans doute. Cependant le désespoir extrême du Cid, le péril où il est de perdre tout ce qui lui est le plus cher, plaît par cette raison même que le Cid est aimé du spectateur; d'où vient qu'on est agréablement touché par le spectacle d'une chose qui affligerait si elle était réelle.

XXXVI. Le plaisir et la douleur, qui sont deux sentimens si différens, ne different pas beaucoup dans leur cause. Il paraît par l'exemple du chatouillement, que le mouvement du plaisir, poussé un peu trop loin, devient douleur, et que le mouvement de douleur, un peu modéré, devient plaisir. De là vient encore qu'il y a une tristesse douce et agréable; c'est une douleur affaiblie et diminuée. Le cœur aime naturellement à être remué ; ainsi les objets tristes lui conviennent, et même les objets douloureux, pourvu que quelque chose les adoucisse. Il est certain qu'au théâtre la représentation fait presque l'effet de la réalité ; mais enfin elle ne le fait pas entièrement quelque entraîné que l'on soit par la force du spectacle, quelque empire que les sens et l'imagination prennent sur la raison, il reste toujours au fond de l'esprit je ne sais quelle idée de la fausseté de ce qu'on voit. Cette idée, quoique faible et enveloppée, suffit pour diminuer la douleur de voir souffrir quelqu'un que l'on aime, et pour réduire cette douleur au degré où elle commence à se changer en plaisir. On pleure les malheurs d'un héros à qui l'on s'est affectionné, et dans le même moment l'on s'en console; parce qu'on sait que c'est une fiction; et c'est justement de ce mélange de sentimens que se compose une douleur agréable, et des larmes qui font plaisir. De plus, comme cette affliction; qui est causée par l'impression des objets sensibles et extérieurs, est plus forte que la consolation qui ne part que d'une réflexion intérieure, ce

sont les effets et les marques de la douleur qui doivent dominer dans ce composé.

reux.

XXXVII. Les personnages qui tirent ces larmes des yeux, doivent être intéressans et aimables: mais comment les rendre aimables et intéressans? Il suffit d'abord qu'ils soient malheuC'est mérite aux yeux un de toutes les personnes sensibles, que de tomber dans de grands malheurs; et ils attirent naturellement l'affection, pourvu qu'il n'y ait rien d'ailleurs qui la repousse. Le héros et l'héroïne de la pièce trouvent le spectateur dans une disposition assez favorable; et pour l'engager à plaindre leurs infortunes, c'est assez qu'ils ne lui déplaisent par aucun endroit.

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XXXVIII. Il faut prendre garde que cette maxime n'est vraie que des personnages peu connus par l'histoire, et dont on pas une idée fort élevée; ils intéressent à peu de frais : tel est Antiochus dans Rodogune. Mais César et Alexandre n'intéresseront point, s'ils ne remplissent l'attente que donnent leurs noms; et il ne suffit pas que dans le cours de la pièce on rapporte d'eux de grandes choses qu'ils ont faites, il faut qu'on leur en voie faire dans le cours de la pièce même. Les histoires du passé touchent peu le spectateur, qui, pour ainsi dire, n'en croit que ses yeux. De là vient qu'Alexandre est si peu intéressant, et si petit dans la pièce qui porte son nom. On y conte de lui, à la vérité, beaucoup de belles choses; mais quand on le voit en personne, il n'est occupé que de l'amour d'une petite Cléophile que le spectateur n'estime pas beaucoup. Alexandre ne laisse pas de faire à la fin une action de générosité, en rendant à Porus ses états: mais on ne lui en tient presque pas de compte, parce qu'il ne s'est pas attiré jusques-là une grande considération.

XXXIX. Souffrir une oppression injuste, essuyer une ingratitude, une perfidie noire, ce sont les malheurs qui attirent le plus d'affection à ceux qui y sont tombés; et la force qu'ils ont de gagner les cœurs, est telle que Médée, qui a trahi son père et son pays, qui a déchiré son père par morceaux, devient aimable et intéressante quand elle est à Corinthe, abandonnée par Jason. Tout le monde est dans son parti, même contre l'innocente Créüse.

XL. A plus forte raison la vertu malheureuse doit intéresser; mais il faut savoir peindre la vertu, et il n'y a guère que le pinceau de Corneille qui y ait réussi. On ne doit point craindre que tous les caractères vertueux et parfaits ne viennent à se ressembler, et que tous les héros de théâtre ne soient qu'un même héros. Il est vrai que toutes les vertus ensemble sont dans ces sortes de caractères; mais elles n'y brillent pas toutes. Il y en a une

qui, par le fait dont il s'agit, par les circonstances où est le hérós, prend le dessus, et devient, pour ainsi parler, la vertu du jour. Les autres demeurent dans l'obscurité et dans le silence, faute d'occasion; il suffit qu'on ne voie rien qui leur soit opposé.. Que l'on applique cette réflexion aux héros et aux héroïnes de Corneille, on les trouvera presque tous également et différemment vertueux. Ce n'est point par le mélange des vices ou des défauts qu'il diversifie leurs caractères, c'est par les différentes vertus qu'il y fait éclater.

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XLI. Le personnage qu'on veut peindre vertueux, doit être exempt de défauts. Ou l'amour ne passe pas pour une faiblesse, ou c'est la seule qu'on pardonne aux héros de théâtre; encore faut-il qu'ils le sacrifient, comme nous avons dit, à de plus nobles sentimens. Il y a de plus une autre remarque à faire; faut les héros aiment des héroïnes, c'est-à-dire des personnes que dignes d'eux ; et un des défauts d'Alexandre, c'est d'aimer cette Cléophile, dont le caractère est assez petit. Le héros est avili par son mauvais choix. Au contraire, Sévère, dans Polyeucte, en est plus grand d'être aimé d'une femine telle que Pauline.

XLII. Le héros ne doit jamais avoir tort, et il faut lui en épargner jusqu'à la moindre apparence. S'il a un mauvais côté, c'est au poëte à le cacher, et à peindre son visage de profil. Il faut montrer Alexandre vainqueur de la terre, mais non pas ivrogne et cruel. Corneille a péché contre cette règle, quoique d'une manière assez peu sensible. Nicomède, dont le caractère est très-noble et d'une fierté très-aimable, brave sans cesse et insulte Attale son jeune frère, et par conséquent en donne fort mauvaise opinion au spectateur, qui est assez disposé à suivre les sentimens du héros quand il l'aime. Cependant à la fin Attale fait une action de générosité qui tire Nicomède lui-même d'un grand péril. On est fâché que Nicomède ait si mal connu Attale, et qu'il ait eu tant de mépris pour un homme qui le méritait si peu. De plus, c'est une espèce de honte pour Nicomède que d'être tiré d'affaire par celui dont il faisait si peu de cas. Il faut compter que le spectateur aime le héros avec délicatesse, et que la moindre chose qui blesse l'idée qu'il en a conçue, lui fait une impression désagréable.

XLIII. Les caractères vertueux et aimables se partagent en deux espèces: les uns doux, tendres, pleins d'innocence; les autres, nobles, élevés, courageux, fiers. On les met tous sur le théâtre dans des situations douloureuses; et les uns, qui sont plus sensibles à leurs maux, qui emploient plus de paroles à se plaindre, attendrissent aisément le spectateur, et font naître la pitié; les autres, qui ont dans leurs malheurs autant de courage que de

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