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Le pere qui s'excufe ; & lui dit en pleurant
Difpenfez-moi, je vous supplie :
Tous plaifirs pour moi font perdus.
J'aimois un fils plus que ma vie :

Je n'ai que lui: que dis-je ? hélas ! je ne l'ai plus.
On me l'a dérobé. Plaignez mon infortune.
Le Marchand repartit: Hier au foir fur la brune,
Un Chathuant s'en vint votre fils enlever.
Vers un vieux bâtiment je le lui vis porter.
Le pere dit: Comment voulez-vous que je croye
Qu'un Hibou pût jamais emporter cette proie?
Mon fils, en un befoin, eût pris le Chathuant.
Je ne vous dirai point, reprit l'autre, comment,
Mais enfin je l'ai vû, vû de mes yeux, vous dis-je,
Et ne vois rien qui vous oblige

D'en douter un moment après ce que je dis.
Faut-il que vous trouviez étrange
Que les Chatshuants d'un pays

Où le quintal de fer par un feul Rat fe mange,
Enlevent un garçon pesant un demi cent?
L'autre vit où tendoit cette feinte aventure.
Il rendit le fer au Marchand,
Qui lui rendit fa géniture.

Même difpute avint entre deux Voyageurs.
L'un d'eux étoit de ces conteurs

Qui n'ont jamais rien vû qu'avec un (1) microscope :
Tout eft Géant chez eux : Ecoutez-les, l'Europe
Comme l'Afrique aura des monftres à foifon.
Celui-ci fe croyoit l'hyperbole permise.

(1) Verre qui groffit beaucoup les objets qu'on regarde à travers.

J'ai vû, dit-il, un Chou plus grand qu'une maison. Et moi, dit l'autre, un Pot auffi grand qu'une Eglise. Le premier fe moquant, l'autre reprit : Tout doux, On le fit pour cuire vos choux.

L'homme au pot fut plaifant, l'homme au fer fut habile.

Quand l'abfurde eft outré,l'on lui fait trop d'honneur De vouloir, par raison, combattre fon erreur : Encherir eft plus court, fans s'échauffer la bile.

FABLE I I.

Les deux Pigeons.

Deux Pigeons s'aimoient d'amour ten

dre:

L'un d'eux s'ennuyant au logis,
Fut affez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
L'autre lui dit : Qu'allez-vous faire?
Voulez-vous quitter votre frere?

L'abfence eft le plus grand des maux:

Non pas pour vous, cruel. Au moins que les travaux, Les dangers, les foins du voyage, Changent un peu votre courage.

Encor fi la faifon s'avançoit davantage!

Attendez les Zéphirs: Qui vous preffe? Un Corbeau Tout à l'heure annonçoit malheur à quelque oifeau. Je ne fongerai plus que rencontre funeste,

Que Faucons, que rézeaux. Hélas! dirai-je, il pleut:
Mon frere a-t-il tout ce qu'il veut,

Bon foupé, bon gîte, & le reste?
Ce difcours ébranla le cœur

De notre imprudent voyageur:

Mais le defir de voir & l'humeur inquiéte
L'emporterent enfin. Il dit : Ne pleurez point:
Trois jours au plus rendront mon ame fatisfaite:
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frere.

Je le défennuirai: quiconque ne voit guére
N'a guére à dire auffi. Mon voyage dépeint
Vous fera d'un plaifir extrême.
Je dirai: J'étois là, telle chose m'avint:

Vous y croirez être vous-même.
A ces mots, en pleurant, ils fe dirent adieu.
Le voyageur s'éloigne ; & voilà qu'un nuage
L'oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un feul arbre s'offrit, tel encor que l'orage
Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage.
L'air devenu ferein, il part tout morfondu,
Séche du mieux qu'il peut fon corps chargé de pluie,
Dans un champ à l'écart voit du bléd répandu,
Voit un Pigeon auprès, cela lui donne envie :
Il y vole, il eft pris : ce bléd couvroit d'un las
Les menteurs & traîtres appâts.

Le las étoit ufé, fi bien que de fon aîle,
De fes piéds, de fon bec, l'oiseau le rompt enfin:
Quelque plume y périt; & le pis du deftin
Fut qu'un certain Vautour à la ferre cruelle,
Vit notre malheureux, qui traînant la ficelle,

Et les morceaux du las qui l'avoit attrappé,

Sembloit un (1) forçat échappé.

Le Vautour s'en alloit (2) le lier, quand des nues
Fond à fon tour un Aigle aux aîles étendues.
Le Pigeon profita du (3) conflit des voleurs,
S'envola, s'abattit auprès d'une mazure,

Crut pour ce coup que fes malheurs
Finiroient par cette aventure:

Mais un fripon d'enfant, cet âge est sans pitié,
Prit fa fronde, & du coup, tua plus d'à moitié
La volatille malheureuse,
Qui maudiffant fa curiofité,

Traînant l'aile, & tirant le piéd,
Demi morte, & demi boiteufe,
Droit au logis s'en retourna :
Que bien que mal elle arriva,
Sans autre aventure fâcheuse.

Voilà nos gens rejoints; & je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payerent leurs peines.

Amans, heureux amans, voulez-vous voyager?
Que ce foit aux rives prochaines.

Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau:

Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le refte. J'ai quelquefois aimé je n'aurois pas alors,

(1) Un Galérien qui s'eft fauvé, traínant fa chaîne.

(2) Lorfque l'Oiseau enléve fa proie dans fes ferres, une Perdrix par exemple, on dit en terme de Venerie, que la Perdrix eft liée, que l'Oiseau vient de la

lier. Et par confequent La Fontaine fe fert ici fort à propos du terme lier, qui eft très-propre, & fort autorifé par l'ufage.

(3) Du combat de ces Oiseaux de proie, qui fe difputoient le pauvre Pigeon.

Contre le Louvre & fes tréfors,

Contre le Firmament & fa voûte céleste,

Changé les bois, changé les lieux, Honorés par les pas, éclairés par les yeux De l'aimable & jeune Bergere,

Pour qui, fous le fils de Cythere,

Je fervis engagé par mes premiers fermens.
Hélas! Quand reviendront de semblables momens?
Faut-il que tant d'objets fi doux & fi charmans,
Me laiffent vivre au gré de mon ame inquiéte?
Ah! Si mon cœur ofoit encor fe renflammer!
Ne fentirai-je plus de charme qui m'arrête?
Ai-je paffé le temps d'aimer?

FABLE III.

Le Singe & le Léopard.

LE Singe avec le Léopard

Gagnoient de l'argent à la Foire :
Ils affichoient chacun à part.

L'un d'eux difoit : Meffieurs, mon mérite & ma

gloire

Sont connus en bon lieu : le Roi m'a voulu voir;
Et fi je meurs il veut avoir

Un manchon de ma peau, tant elle est bigarrée,
Pleine de taches, marquetée,

Et vergetée, & mouchetée.

La bigarrure plaît: partant chacun le vit,
Mais ce fut bientôt fait, bientôt chacun fortit.

La

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