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Ils ne vous quittent point. Ce n'est pas qu'après tout
D'autres Divinités n'y tiennent le haut bout:
Le fens & la raifon y reglent toute chose.
Confultez ces derniers fur un fait où les Grecs,
Imprudens & peu circonfpects,
S'abandonnerent à des charmes

Qui métamorphofoient en bêtes les humains.

Les Compagnons (1) d'Ulyffe, après dix ans d'alarmes,

Erroient au gré du vent, de leur fort incertains,
Ils aborderent un rivage

Où la fille du Dieu du jour,
Circé, tenoit alors fa Cour.

Elle leur fit prendre un breuvage
Délicieux, mais plein d'un funefte poison.
D'abord ils perdent la raison :
Quelques momens après leur corps & leur vifage,
Prennent l'air & les traits d'animaux différens.
Les voilà devenus Ours, Lions, Eléphans;
Les uns fous une maffe énorme,

Les autres fous une autre forme :
Il s'en vit de petits, exemplum ut Talpa:
Le feul Ulysse en échappa.

Il fut fe défier de la liqueur traîtreffe.
Comme il joignoit à la fageffe

La mine d'un Héros & le doux entretien,
Il fit tant que l'enchanteresse

Prit un autre poifon peu différent du fien,

(1) Le refte des Soldats qu'il avoit amenés au fiége de Troye,& qu'il tâchoit de ramener à Itaque.

Une

Une Déeffe dit tout ce qu'elle a dans l'ame :
Celle-ci déclara fa flamme.

Ulyffe étoit trop fin pour ne pas profiter
D'une pareille conjoncture :

Il obtint qu'on rendroit à fes Grecs leur figure.
Mais la voudront-ils bien, dit la Nymphe, accepter?
Allez le propofer de ce pas à la troupe.

Ulyffe y court, & dit : L'empoisonneuse coupe
A fon reméde encore, & je viens vous l'offrir :
Chers amis, voulez-vous hommes redevenir?
On vous rend déjà la parole.

Le Lion dit, pensant rugir,
Je n'ai pas la tête fi folle.

Moi renoncer aux dons que je viens d'acquérir?
J'ai griffe & dent, & mets en piéce qui m'attaque:
Je fuis Roi, deviendrai-je un Citadin (2) d'Itaque ?
Tu me rendras, peut-être, encor fimple foldat;
Je ne veux point changer d'état.

Ulyffe, du Lion court à l'Ours : Eh! mon frere,
Comme te voilà fait ! Je t'ai vû fi joli.
Ah! Vraiment nous y voici,

Reprit l'Ours à fa maniére;

Comme me voilà fait ! Comme doit être un Ours.
Qui t'a dit qu'une forme eft plus belle qu'une autre?
Eft-ce à la tienne à juger de la nôtre ?

Je m'en rapporte aux yeux d'une Ourfe mes amours.
Te déplais-je ? Va-t-en, fuis ta route & me laisse :
Je vis libre, content, fans nul foin qui me preffe ;
Et te dis, tout net & tout plat,

Je ne veux point changer d'état.

(2) Petite Ifle où regnoit Ulyffe.

II. Partie.

R

Le Prince Grec, au Loup, va proposer l'affaire :
Il lui dit, au hazard d'un femblable refus :
Camarade, je fuis confus,
Qu'une jeune & belle Bergere
Conte aux Echos les appétits gloutons
Qui t'ont fait manger fes moutons.
Autrefois on t'eût vû fauver fa bergerie:
Tu menois une honnête vie.
Quitte ces bois, & redevien,

Au lieu de Loup, Homme de bien.

En eft-il, dit le Loup? Pour moi, je n'en vois guére. Tu t'en viens me traiter de bête carnaciére :

Toi qui parles, qu'es-tu ? N'auriez-vous pas, fans

moi

Mangé ces animaux que plaint tout le Village?
Si j'étois homme, par ta foi,
Aimerois-je moins le carnage?

Pour un mot, quelquefois, vous vous étranglez

tous;

Ne vous étes-vous pas l'un à l'autre des Loups?
Tout bien confidéré, je te foutiens en fomme,
Que fcélérat pour scélérat,

Il vaut mieux être un Loup qu'un homme :
Je ne veux point changer d'état.

Ulyffe fit à tous une même femonce:

Chacun d'eux fit même réponse,
Autant le grand que le petit.

La liberté, les bois, fuivre leur appétit,
C'étoit leurs délices fuprêmes :

Tous renonçoient au lôs des belles actions.

Ils croyoient s'affranchir, fuivant leurs paffions,

Ils étoient efclaves d'eux-mêmes.

Prince, j'aurois voulu vous choisir un Sujet
Où je pûffe mêler le plaifant à l'utile:
C'étoit fans doute un beau projet,

Si ce choix eût été facile.

Les Compagnons d'Ulyffe enfin fe font offerts:
Ils ont force pareils en ce bas Univers,
Gens à qui j'impose pour peine
Votre cenfure & votre haine.

FABLE I I.

Le Chat & les deux Moineaux.

A MONSEIGNEUR

LE DUC DE BOURGOGNE.

UN Chat, contemporain d'un fort jeune Moineau,

Fut logé près de lui dès l'âge du berceau.
La Cage & le Panier avoient mêmes Pénates.
Le Chat étoit fouvent agacé par l'Oiseau;
L'un s'efcrimoit du bec, l'autre jouoit des Pattes.
Ce dernier, toutefois, épargnoit fon ami,
Ne le corrigeant qu'à demi.

Il fe fût fait un grand scrupule
D'armer de pointes fa férule.
Le Paffereau moins circonfpect,
Lui donnoit force coups de bec:
En fage & difcrette perfonne,

Maitre Chat excufoit ces jeux.

Entre amis il ne faut jamais qu'on s'abandonne
Aux traits d'un courroux férieux.

Comme ils fe connoiffoient tous deux dès leur bas

âge,

Une longue habitude en paix les maintenoit.
Jamais en vrai combat le jeu ne fe tournoit.
Quand un Moineau du voisinage
S'en vint les vifiter, & fe fit compagnon
Du pétulant Pierrot, & du fage Raton.
Entre les deux oifeaux il arriva querelle:
Et Raton de prendre parti.

Cet inconnu, dit-il, nous la vient donner belle
D'infulter ainfi notre ami;

Le Moineau du voisin viendra manger le nôtre?
Non, de par tous les Chats. Entrant lors au combat,
Il croque l'étranger: Vraiment, dit notre Chat,
Les Moineaux ont un goût exquis & délicat.
Cette réfléxion fit auffi croquer l'autre.

Quelle morale puis-je inférer de ce fait ?
Sans cela toute Fable eft un œuvre imparfait.
J'en crois voir quelques traits, mais leur ombre m'a-
bufe.

Prince, vous les aurez incontinent trouvés :

Ce font des jeux pour vous, & non point pour ma Mufe:

Elle & fes fœurs n'ont pas l'efprit que vous avez.

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