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s'écria Efope, les préfages font bien menteurs! moi qui ai vû deux Corneilles, je fuis battu; mon Maître qui n'en a vû qu'une, eft prié de nôces. Ce mot plut tellement à Xantus, qu'il commanda qu'on ceffât de fouetter Efope: mais quant à la liberté, il ne fe pouvoit réfoudre à la lui donner, encore qu'il la lui pro mit en diverfes occafions.

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Un jour ils fe promenoient tous deux parmi de vieux monumens confidérant avec beaucoup de plaifir les Inscriptions qu'on y avoit mifes. Xantus en apperçut une qu'il ne put entendre, quoiqu'il demeurât long-temps à en chercher l'explication. Elle étoit compofée (1) des premiéres lettres de certains mots. Le Philofophe avoua ingénument que cela paffoit fon efprit. Si je vous fais trouver un tréfor par le moyen de ces lettres, lui dit Efope, quelle récompenfe aurai-je? Xantus lui promit la liberté, & la moitié du tréfor. Elles fignifient, pourfuivit Efope, qu'à quatre pas de cette colonne nous en trouverons un. En effet ils le trouverent, après avoir creufé quelque peu dans la terre. Le Philofophe fut fommé de tenir parole; mais il reculoit toujours. Les Dieux me gardent de t'affranchir, dit-il à Esope, que tu ne m'ayes donné avant cela l'intelligence de ces lettres : će me fera un autre tréfor plus précieux que celui lequel nous avons trouvé. On les a ici gravées, pour fuivit Efope, comme étant les premiéres lettres de ces mots : Aßas, ßnuara, &c. C'est-à-dire, Si vous reculez quatre pas, & que vous creufiez, vous trouverez un tréfor. Puifque tu es fi fubtil, repartit Xantus, (1) a ß doo 0 %.

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j'aurois tort de me défaire de toi : n'efpere donc pas que je t'affranchiffe. Et moi, repliqua Esope, je vous dénoncerai au Roi Denys; car c'est à lui que le tréfor appartient; & ces mêmes lettres commencencent d'autres mots qui le fignifient. Le Philofophe intimidé, dit au Phrygien qu'il prît fa part de l'argent & qu'il n'en dît mot ; de quoi Efope déclara ne lui avoir aucune obligation, ces lettres ayant été choifies de telle maniére qu'elles enfermoient un triple fens, & fignifioient encore, En vous en allant, vous partagerez le trésor que vous aurez rencontré. Dès qu'il fut de retour, Xantus commanda que l'on enfermât le Phrygien, & que l'on lui mit les fers aux pieds, de crainte qu'il n'allât publier cette aventure. Hélas! s'écria Efope, eft-ce ainfi que les Philofophes s'acquittent de leurs promeffes? Mais faites ce que vous voudrez, il faudra que vous m'affranchissiez malgré vous.

Sa prédiction fe trouva vraie. I riva un prodige qui mit fort en peine les Samiens. Un Aigle enleva l'Anneau public (c'étoit apparemment quelque Sceau que l'on appofoit aux délibérations du Confeil) & le fit tomber au sein d'un Efclave. Le Philofophe fut confulté là-deffus, & comme étant Philofophe, & comme étant un des premiers de la République. Il demanda temps, & eut recours à fon Oracle ordinaire : c'étoit Efope. Celui-ci lui confeilla de le produire en public; parce que s'il rencontroit bien, l'honneur en feroit toujours à fon Maître; finon, il n'roit quefcla

de blâmé. Xantus approuva la chofe, & le fit m ~ à la Tribune aux Harangues. Dès qu'on le vit, ..acun s'éclata de rire ; per

fonne ne s'imagina qu'il pût rien partir de raisonnable d'un homme fait de cette maniére. Efope leur dit, qu'il ne falloit pas confidérer la forme du vafe mais la liqueur qui y étoit enfermée. Les Samiens lui crierent qu'il dit donc fans crainte ce qu'il jugeoit de ce prodige. Efope s'en excufa fur ce qu'il n'ofoit le faire. La Fortune, difoit-il, avoit mis un débat de gloire entre le Maître & l'Efclave: fi l'Efclave difoit mal, il feroit battu : s'il difoit mieux que le Maître, il feroit battu encore. Auffi-tôt on preffa Xantus de l'affranchir. Le Philofophe réfifta long-temps. A la fin le Prévôt de Ville le menaça de le faire de fon office, & en vertu du pouvoir qu'il en avoit, comme Magistrat; de façon que le Philofophe fut obligé d'y donner les mains. Cela fait, Efope dit que les Samiens étoient menacés de fervitude par ce prodige; & que l'Aigle enlevant leur Sceau, ne fignifioit autre chofe qu'un Roi puiffant qui vouloit les affujettir.

Peu de temps après, Créfus Roi des Lydiens fit dénoncer à ceux de Samos, qu'ils euffent à fe rendre fes tributaires ; finon, qu'il les y forceroit par les armes. La plûpart étoient d'avis qu'on lui obéît. Efope leur dit que la Fortune préfentoit deux chemins aux hommes ; l'un, de liberté, rude & épineux au commencement, mais dans la fuite très-agréable; l'autre, d'efclavage, dont les commencemens étoient plus aifés, mais la fuite laborieufe. C'étoit confeiller affez intelligiblement aux Samiens de défendre leur liberté. Ils renvoyerent l'Ambaffadeur de Créfus avec peu de fatisfaction.

Créfus fe mit en état de les attaquer. L'Ambaffadeur lui dit, que tant qu'ils auroient Efope avec eux, il auroit peine à les réduire à fes volontés, vû la confiance qu'ils avoient au bon fens du perfonnage. Créfus le leur envoya demander, avec promeffe de leur laiffer la liberté s'ils le lui livroient. Des principaux de la Ville trouverent ces conditions avantageufes, & ne crurent pas que leur repos leur coûtât trop cher, quand ils l'acheteroient aux dépens d'Esope. Le Phrygien leur fit changer de fentiment, en leur contant que les Loups & les Brebis ayant fait un Traité de paix, celles-ci donnerent leurs Chiens pour ôtages. Quand elles n'eurent plus de défenfeurs, les Loups les étranglerent avec moins de peine qu'ils ne faifoient. Cet Apologue fit fon effet : les Samiens prirent une déliberation toute contraire à celle qu'ils avoient prife. Efope voulut toutefois aller vers Créfus, & dit qu'il les ferviroit plus utilement étant près du Roi, que s'il demeuroit à Samos.

Quand Créfus le vit, il s'étonna qu'une fi chétive créature lui eût été un fi grand obftacle. Quoi! voilà celui qui fait qu'on s'oppose à mes volontés! s'écria-t-il. Efope se prosterna à ses piéds. Un homme prenoit des Sauterelles, dit-il une Cigale lui tomba auffi fous la main. Il s'en alloit la tuer comme il avoit fait les Sauterelles. Que vous ai-je fait? ditelle à cet homme : je ne ronge point vos bléds; je ne vous procure aucun dommage; vous ne trouverez en moi que la voix, dont je me fers fort innocemment. Grand Roi, je reffemble à cette Cigale, je n'ai que la voix, & ne m'en fuis point fervi pour

vous offenser. Créfus, touché d'admiration & de pitié, non feulement lui pardonna, mais il laiffa en repos les Samiens à fa confidération.

En ce temps-là le Phrygien compofa fes Fables, lefquelles il lailla au Roi de Lydie, & fut envoyé par lui vers les Samiens, qui décernerent à Esope de grands honneurs. Il lui prit aufli envie de voyager, & d'aller par le monde, s'entretenant de diverfes chofes avec ceux que l'on appelloit Philofophes. Enfin, il fe mit en grand crédit près de Lycérus, Roi de Babylone. Les Rois d'alors s'envoyoient les uns aux autres des Problêmes à foudre fur toutes fortes de matiéres, à condition de se payer une efpéce de tribut ou d'amende, felon qu'ils répondroient bien ou mal aux questions propofées : en quoi Lycérus, affifté d'Efope, avoit toujours l'avantage, & fe rendoit illustre parmi les autres, foit à réfoudre, foit à propofer.

Cependant notre Phrygien se maria, & ne pouvant avoir d'enfans, il adopta un jeune homme d'extraction noble, appellé Ennus. Celui-ci le paya d'ingratitude, & fut fi méchant que d'ofer fouiller le lit de fon bienfaiteur. Cela étant venu à la connoiffance d'Efope, il le chaffa. L'autre, afin de s'en venger, contrefit des Lettres, par lefquelles il fembloit qu'Efope eût intelligence avec les Rois qui étoient émules de Lycérus. Lycérus perfuadé par le cachet & par la fignature de ces Lettres, commanda à un de ces Officiers. nommé Hermippus, que fans autre enquête, il fît mourir promptement le traître Esope. Cet Hermippus étant ami du Phrygien, lui fauva la

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