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& prierent Jupiter de ne pas laiffer cette action charitable fans récompense. A peine Efope les eut quit tés, que le chaud & la laffitude le contraignirent de s'endormir. Pendant fon fommeil il s'imagina que la Fortune étoit debout devant lui, qui lui délioit læ langue, & par même moyen lui faifoit préfent de cet Art dont on peut dire qu'il eft l'Auteur. Réjoui de cette aventure, il s'éveilla en furfaut ; & en s'éveillant: Qu'eft ceci? dit-il, ma voix eft devenue libre;

prononce bien un rateau, une charrue, tout ce que je veux. Cette merveille fut cause qu'il changea de Maître. Car comme un certain Zénas qui étoit là en qualité d'Oeconome, & qui avoit l'œil fur les Efclaves, en eut battu un outrageufement pour une faute qui ne le méritoit pas, Esope ne put s'empêcher de le reprendre, & le menaça que fes mauvais traitemens feroient fus. Zénas, pour le prévenir, & pour fe venger de lui, alla dire au Maître qu'il étoit arrivé un prodige dans fa maifon; que le Phrygien avoit recouvré la parole, mais que le méchant ne s'en fervoit qu'à blasphêmer & à médire de leur Seigneur. Le Maître le crut, & paffa bien plus avant; car il lui donna Efope, avec liberté d'en faire ce qu'il voudroit. Zénas, de retour aux champs, un Marchand l'alla trouver, & lui demanda fi pour de l'argent il le vouloit accommoder de quelque Bête de fomme. Non pas cela, dit Zénas, je n'en ai pas le pouvoir; mais je te vendrai, fi tu veux, un de nos Efclaves. Là-deffus, ayant fait venir Efope, le Marchand dit : Eft-ce afin de te moquer que tu me proposes l'achat de ce personnage? On le prendroit pour un Outre Premiere Partie.

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Dès que le Marchand eut ainfi parlé, il prit congé d'eux, partie murmurant, partie riant de ce bel objet. Efope le rappella, & lui dit ; Achete-moi hardiment, je ne te ferai pas inutile. Si tu as des enfans qui crient & qui foient méchans, ma mine les fera taire on les menacera de moi comme de la Bête. Cette raillerie plut au Marchand. Il acheta Notre Phrygien trois oboles, & dit en riant: Les Dieux foient loués; je n'ai pas fait grande acquifition, à la vérité ; auffi n'ai-je pas déboursé grand argent.

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Entr'autres denrées, ce Marchand trafiquoit d'Efclaves fi bien qu'allant à Ephese pour se défaire de ceux qu'il avoit, ce que chacun d'eux devoit porter pour la commodité du voyage fut départi selon leur emploi & felon leurs forces. Efope pria que l'on eût égard à fa taille ; qu'il étoit nouveau venu, & devoit être traité doucement. Tu ne porteras rien, fi tu veux, lui repartirent fes camarades. Efope fe piqua d'honneur, & voulut avoir fa charge comme les autres. On le laissa donc choisir. Il prit le Panier au pain, c'étoit le fardeau le plus pefant. Chacun crut qu'il l'avoit fait par bêtise : mais dès la dînée le Panier fut entamé, & le Phrygien déchargé d'autant: ainfi le foir, & de même le lendemain ; de façon qu'au bout de deux jours il marchoit à vuide. Le bon fens & le raisonnement du perfonnage furent admirés.

Quant au Marchand, il fe défit de tous fes Efclaves, à la réserve d'un Grammairien, d'un Chantre, & d'Efope, lefquels il alla expofer en vente à Samos. Avant que de les mener fur la place, il fit habiller les

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deux premiers le plus proprement qu'il put, comme chacun farde fa marchandise : Efope au contraire ne fut vétu que d'un fac, & placé entre fes deux com+ pagnons, afin de leur donner luftre. Quelques ache teurs fe présenterent, entr'autres un Philosophe appellé Xantus. Il demanda au Grammairien & au Chantre ce qu'ils favoient faire : Tout, reprirent-ils. Cela fit rire le Phrygien, on peut s'imaginer de quel air. Planude rapporte qu'il s'en fallut peu qu'on ne prît la fuite, tant il fit une effroyable grimace. Le Marchand fit fon Chantre mille oboles ; fon Grammairien trois mille; & en cas que l'on achetât l'un des deux, il devoit donner Efope pardeffus le marché. La cherté du Grammairien & du Chantre dégoûta Xantus. Mais pour ne pas retourner chez foi fans avoir fait quelqu'emplette, fes disciples lui confeillerent d'acheter ce petit bout d'homme qui avoit ri de fi bonne grace: on en feroit un épouventail, il divertiroit les gens par fa mine. Xantus fe laiffa perfuader, & fit prix d'Esope à foixante oboles. Il lui demanda, devant que de l'acheter, à quoi il lui feroit propre, comme il l'avoit demandé à fes camarades. Efope répondit: A rien, puisque les deux autres avoient tout retenu pour eux. Les Commis de la Douane remirent généreusement à Xantus le fol pour livre, & lui en donnerent quittance fans rien payer.

Xantus avoit une femme de goût affez délicat, & à qui toutes fortes de gens ne plaifoient pas; fi bien que de lui aller préfenter férieufement fon nouvel Efclave, il n'y avoit pas d'apparence, à moins qu'il

ne la voulût mettre en colere, & fe faire moquer de lui. Il jugea plus à propos d'en faire un fujet de plaifanterie, & alla dire au logis qu'il venoit d'acheter un jeune Efclave le plus beau du monde, & le mieux fait. Sur cette nouvelle, les filles qui fervoient fa femme se penserent battre à qui l'auroit pour fon ferviteur; mais elles furent bien étonnées quand le Personnage parut. L'une fe mit la main devant les yeux, l'autre s'enfuit, l'autre fit un cri. La maîtresse du logis dit, que c'étoit pour la chaffer qu'on lui amenoit un tel monftre; qu'il y avoit long-temps que le Philofophe se laffoit d'elle. De parole en parole le différend s'échauffa jufqu'à tel point, que la femme demanda fon bien, & voulut fe retirer chez fes parens. Xantus fit tant par fa patience, & Efope par fon efprit, que les chofes s'accommoderent. On ne parla plus de s'en aller, & peut-être que l'accoutumance effaça à la fin une partie de la laideur du nouvel Efclave.

Je laifferai beaucoup de petites chofes où il fit paroître la vivacité de fon efprit: car quoiqu'on puiffe juger par là de fon caractére, elles font de trop peu de conféquence pour en informer la postérité. Voici feulement un échantillon de fon bon fens & de l'ignorance de fon Maître. Celui-ci alla chez un Jardinier fe choifir lui-même une falade. Les herbes cueillies, le Jardinier le pria de lui fatisfaire l'efprit fur une difficulté qui regardoit la Philosophie auffibien que le Jardinage: c'eft que les herbes qu'il plantoit & qu'il cultivoit avec un grand foin, ne profitoient point, tout au contraire de celles que la terre

produifoit d'elle-même, fans culture ni amandement. Xantus rapporta le tout à la Providence, comme on a coutume de faire quand on eft court. Efope fe mit à rire ; & ayant tiré fon Maître à part, il lui confeilla de dire à ce Jardinier, qu'il lui avoit fait une réponse ainfi générale, parce que la question n'étoit pas digne de lui; il le laiffoit donc avec fon garçon, qui affu→ rément le fatisferoit. Xantus s'étant allé promener d'un autre côté du Jardin, Efope compara la terre à une femme, qui ayant des enfans d'un premier mari, en épouferoit un second, qui auroit auffi des enfans d'une autre femme: fa nouvelle épouse ne manqueroit pas de concevoir de l'averfion pour ceux-ci, & leur ôteroit la nourriture, afin que les fiens en profitaffent. Il en étoit ainfi de la terre, qui n'adoptoit qu'avec peine les productions du travail & de la culture, & qui réservoit toute fa tendreffe & tous fes bienfaits pour les fiennes feules : elle étoit marâtre des unes, & mere paffionnée des autres. Le Jardinier parut fi content de cette raifon, qu'il offrit à Efope tout ce qui étoit dans fon jardin.

Il arriva quelque temps après, un grand différend entre le Philofophe & fa femme. Le Philofophe étant de festin, mit à part quelques friandifes, & dit à Efope: Va porter ceci à ma bonne amie. Efope l'alla donner à une petite Chienne qui étoit les délices de fon Maître. Xantus, de retour, ne manqua pas de demander des nouvelles de fon préfent, & fi on l'avoit trouvé bon. Sa femme ne comprenoit rien à ce langage on fit venir Efope pour l'éclaircir. Xantus, qui ne cherchoit qu'un prétexte pour le

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