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Nous en avons des exemples non feulement chez les Etrangers, mais chez nous. Il est vrai que lorfque nos gens y ont travaillé, la langue étoit fi différente de ce qu'elle eft, qu'on ne les doit confidérer que comme étrangers. Cela ne m'a point détourné de mon entreprise : au contraire, je me fuis flatté de l'efpérance, que fi je ne courois dans cette carriére avec fuccès, on me donneroit au moins la gloire de l'avoir ouverte.

Il arrivera poffible que mon travail fera naître à d'autres perfonnes l'envie de porter la chofe plus loin. Tant s'en faut que cette matiére foit épuisée, qu'il reste encore plus de Fables à mettre en Vers, que je n'en ai mis. J'ai choisi véritablement les meilleures, c'est-à-dire celles qui m'ont femblé telles. Mais outre que je puis m'être trompé dans mon choix, il ne fera pas bien difficile de donner un autre tour à celles-là même que j'ai choifies ; & fi ce tour eft moins long, il fera fans doute plus approuvé. Quoiqu'il en arrive, on m'aura toujours obligation; foit que ma témérité ait été heureuse, & que je ne me fois point trop écarté du chemin qu'il falloit tenir, foit que j'aie feulement excité les autres à mieux faire.

Je pense avoir justifié fuffisamment mon deffein: Quant à l'execution, le Public en fera juge. On ne trouvera pas ici l'élégance ni l'extrême bréveté qui rendent Phédre recommandable; ce font qualités au-deffus de ma portée. Comme il m'étoit impoffible de l'imiter en cela, j'ai cru qu'il falloit en récompenfe égayer l'ouvrage plus qu'il n'a fait. Non

que je le blâme d'en être demeuré dans ces termes : la langue Latine n'en demandoit pas davantage ; & fi l'on y veut prendre garde, on reconnoîtra dans cet Auteur le vrai caractére & le vrai génie de Térence. La fimplicité eft magnifique chez ces grands hommes : moi qui n'ai pas les perfections du langage comme ils les ont eûes, je ne la puis élever à un fi haut point. Il a donc fallu se récompenser d'ailleurs c'est ce que j'ai fait avec d'autant plus de hardieffe, que Quintilien dit qu'on ne fauroit trop égayer les Narrations. Il ne s'agit pas ici d'en apporter une raifon; c'eft affez que Quintilien l'ait dit. J'ai pourtant confidéré que ces Fables étant fùes de tout le monde, je ne ferois rien fi je ne les rendois nouvelles par quelques traits qui en relevassent le goût. C'est ce qu'on demande aujourd'hui. On veut de la nouveauté & de la gaité. Je n'appelle pas gaité ce qui excite le rire ; mais un certain charme, un air agréable qu'on peut donner à toutes fortes de fujets, même les plus férieux.

Mais ce n'est pas tant par la forme que j'ai donnée à cet ouvrage qu'on en doit mefurer le prix, que par fon utilité & par fa matiére. Car qu'y a-t-il de recommandable dans les productions de l'Efprit, qui ne fe rencontre dans l'Apologue: C'est quelque chofe de fi divin, que plusieurs personnages de l'Antiquité ont attribué la plus grande partie de ces Fables à Socrate, choififfant pour leur fervir de Pere, celui des mortels qui avoit le plus de communication avec les Dieux. Je ne fai comme ils n'ont point fait def cendre du Ciel ces mêmes Fables, & comme ils ne

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leur ont point affigné un Dieu qui en eût la direction, ainfi qu'à la Poëfie & à l'Eloquence. Ce que je dis n'est pas tout-à-fait fans fondement; puisque, s'il m'eft permis de mêler ce que nous avons de plus facré parmi les erreurs du Paganisme, nous voyons que la Vérité a parlé aux hommes par Paraboles ; & la Parabole eft-elle autre chofe que l'Apologue? c'est-à-dire, un exemple fabuleux, & qui s'infinue avec d'autant plus de facilité & d'effet, qu'il eft plus commun & plus familier. Qui ne nous propoferoit à imiter que les Maîtres de la Sageffe, nous fourniroit un fujet d'excufe: il n'y en a point quand des Abeilles & des Fourmis font capables de cela même qu'on nous demande.

C'est pour ces raifons que Platon ayant banni Homere de fa République, y a donné à Esope une place très-honorable. Il fouhaite que les Enfans fucent ces Fables avec le lait : il recommande aux nourrices de les leur apprendre : car on ne fauroit s'accoutumer de trop bonne heure à la fageffe & à la vertu. Plûtôt que d'être réduits à corriger nos habitudes, il faut travailler à les rendre bonnes, pendant qu'elles font encore indifférentes au bien ou au mal. Or quelle méthode y peut contribuer plus utilement que ces Fables? Dites à un enfant que Craffus allant contre les Parthes s'engagea dans leur Pays fans confidérer comment il en fortiroit que cela le fit périr lui & fon armée, quelque effort qu'il fit pour fe retirer. Dites au même enfant, que le Renard & le Bouc defcendirent au fond d'un puits pour y éteindre leur foif; que le Renard en fortit s'étant fervi Premiere Partie.

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des épaules & des cornes de fon camarade commé d'une échelle: au contraire le Bouc y demeura pour ne pas avoir eu tant de prévoyance ; & par conféquent il faut confidérer en toute chofe la fin. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d'impreffion fur cet enfant, ne s'arrêtera-t-il pas au dernier, comme plus conforme & moins difproportionné que l'autre à la petiteffe de fon efprit? Il ne faut pas m'alléguer que les penfées de l'enfance font d'elles-mêmes affez enfantines, fans y joindre encore de nouvelles badineries. Ces badineries ne font telles qu'en apparence; car dans le fonds, elles portent un fens très-folide. Et comme par la définition du Point, de la Ligne, de la Surface, & par d'autres principes très-familiers, nous parvenons à des connoiffances qui mefurent enfin le Ciel & la Terre ; de même auffi, par les raifonnemens & les conféquences quel'on peut tirer de ces Fables, on fe forme le jugement & les mœurs, on se rend capables des grandes chofes.

Elles ne font pas feulement morales, elles donnent encore d'autres connoiffances. Les propriétés des Animaux, & leurs divers caractéres y font exprimés par confequent les nôtres auffi, puisque nous fommes l'abrégé de ce qu'il y a de bon & de mauvais dans les créatures irraifonnables. Quand Promethée voulut former l'homme, il prit la qualité dominante de chaque bête. De ces piéces fi différentes il compofa notre espéce: il fit cet ouvrage qu'on appelle le petit monde. Ainfi ces Fables font un Tableau où chacun de nous fe trouve dépeint.

༣.

Ce qu'elles nous représentent confirme les perfonnes d'âge avancé, dans les connoiffances que l'usage leur a données, & apprend aux enfans ce qu'il faut qu'ils fachent. Comme ces derniers font nouveaux venus dans le monde, ils n'en connoiffent pas encore les habitans; ils ne fe connoiffent pas eux-mêmes. On ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu'on peut : il leur faut apprendre ce que c'est qu'un Lion, un Renard, ainfi du refte; & pourquoi l'on compare quelque fois un homme à ce Renard ou à ce Lion. C'est à quoi les Fables travaillent: les premieres notions de ces choses proviennent d'elles.

J'ai déjà paffé la longueur ordinaire des Préfaces, cependant je n'ai pas encore rendu raifon de la conduite de mon Ouvrage. L'Apologue eft composé de deux parties, dont on peut appeller l'une le Corps, l'autre l'Ame. Le corps eft la Fable, l'ame est la Moralité. Ariftote n'admet la Fable que dans les animaux ; il en exclut les hommes & les plantes. Cette régle eft moins de néceffité que de bienféance, puifque ni Efope, ni Phédre, ni aucun des Fabuliftes ne l'a gardée : tout au contraire de la Moralité dont aucun ne fe difpenfe. Que s'il m'est arrivé de le faire, ce n'a été que dans les endroits où elle n'a pû entrer avec grace, & où il est aifé au Lecteur de la fuppléer. On ne confidére en France que ce qui plaît. C'est la grande régle, & pour ainfi dire la feule. Je n'ai donc pas cru que ce fût un crime de paffer pardeffus les anciennes coutumes, lorfque je ne pouvois les mettre en ufage fans leur faire tort. Du temps d'Efope,

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