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DES LETTRES

DE M. DE VOLTAIRE.

LETTRE PREMIERE.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL.

OR,

19 de janvier.

R, mes anges, voici le fait. Cette lettre fera pour vous et pour M. de Thibouville, puifqu'il a trouvé fon 1772. jeune homme; et je fuppofe que ce jeune homme lira bien, et fera pleurer fon monde.

Mon jeune homme à moi m'eft venu trouver hier, et m'a dit ces propres paroles :

A l'âge où je fuis, j'ai grand befoin d'avoir des protections à la cour, comme, par exemple, auprès du fecrétaire de monfieur le tréforier des menus, ou auprès de meffieurs les comédiens ordinaires du roi. On m'a dit que Sophonisbe n'étant qu'un réchauffé. et les Pélopides ayant été déjà traités, ces deux objets me procureraient difficilement la protection que je demande.

D'ailleurs des gens bien inftruits m'ont affuré que, pour balancer le mérite éclatant de l'opéra comique

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1772.

et de fax-hall, pour attirer l'attention des Velches, et pour forcer la délicateffe de la cour à quelque indulgence, il fallait un grand spectacle, bien impofant et bien intéreffant; qu'il fallait furtout que ce fpectacle fût nouveau; et j'ai cru trouver ces conditions dans la pièce ci-jointe (*) que je foumets à vos lumières. Elle m'a coûté beaucoup de temps, car je l'ai commencée le 18 de décembre, et elle a été achevée le 12 de janvier.

Il ferait trifte d'avoir perdu un temps fi précieux. J'ai répondu au jeune candidat que je trouvais fa pièce fort extraordinaire, et qu'il n'y manquait que de donner bataille fur le théâtre; que fans doute on en viendrait là quelque jour, et qu'alors on pourrait fe flatter d'avoir égalé les Grecs.

Mais, mon cher enfant, quel titre donnez-vous à votre tragédie? Aucun, Monfieur. On ferait cent allufions, on tiendrait cent mauvais difcours, et les Velches feraient tant que ma pièce ne ferait point jouée; alors je ferais privé de la protection du fecrétaire de monfieur le tréforier des menus, et de celle de meffieurs les comédiens ordinaires du roi; et je ferais obligé d'aller travailler aux feuilles de M. Fréron, pour me pouffer dans le monde.

J'ai eu pitié de ce pauvre enfant, et je vous envoie fon œuvre, mes chers anges. Si M. de Thibouville veut fe trémouffer et conduire cette intrigue, cela pourra l'amufer beaucoup, et vous auffi.

Il y a vraiment, dans ce drame, je ne fais quoi de fingulier et de magnifique qui fent fon ancienne Gréce; et fi les Velches ne s'amufent pas de ces fpectacles (*) Les Lois de Minos.

grecs, ce n'eft pas ma faute ; je les tiens pour réprouvés à jamais. Pour moi, qui ne fuis que fuiffe, j'avoue que 1772. la pièce m'a fait paffer une heure agréable dans mon lit où je végette depuis long-temps. Je vous remercie, mes chers anges,

des ouvertures

que vous me donnez avec tant de bonté

pour établir un bureau d'adreffe en faveur de mes montriers. Madame le Jeune ne pourrait-elle pas être la correfpondante? on s'arrangerait avec elle.

Il est arrivé de grands malheurs à notre colonie: je m'y fuis ruiné, mais je ne fuis pas découragé. J'aurai toujours dans mon village le glorieux titre de fondateur. J'ai rassemblé des gueux, il faudra que je finisse par leur fonder un hôpital.

Je me mets à l'ombre de vos ailes plus que jamais,

mes divins

anges.

Vous devez recevoir la drôlerie de mon jeune homme par M. Bacon, non pas le chancelier, mais le fubftitut du procureur général, lequel doit l'avoir reçue dûment cachetée de la main de monfieur le procureur général. Si ces curieux ont ouvert le paquet, je fouhaite qu'ils aiment les vers, mais j'en doute.

1772.

LETTRE I I.

A MADAME DE SAINT-JULIEN.

A Ferney, 22 de janvier.

LE vieillard, Madame, que vous honorez de tant
de bontés, vous parlera auffi librement dans fa lettre,
que
s'il avait le bonheur de vous entretenir au coin
du feu. Nous n'avons, vous et moi, que des fentimens
honnêtes; on peut les confier au papier encore mieux
qu'à l'air qui les emporte dans une converfation qui

s'oublie.

Un petit mot gliffé dans votre lettre que M. Dupuits m'a apportée, m'oblige de vous ouvrir tout mon

cœur.

Je dois à M. le duc de Choifeul la reconnaissance la plus inviolable de tous les plaisirs qu'il m'a faits. Je me croirais un monftre, fi je ceffais de l'aimer paffionnément. Je fuis auffi fenfible à l'âge de près de quatrevingts ans qu'à vingt-cinq.

Je ne dois pas bénir la mémoire de l'ancien parlement, comme je dois chérir et refpecter votre parent, votre ami de Chanteloup. Il était difficile de ne pas haïr une faction plus infolente que la faction des feize.

M. Séguier, l'avocat général, me vint voir au mois d'octobre 1770, et me dit, en présence de madame Denis et de M. Hénin, résident du roi à Genève, que quatre confeillers le preffaient continuellement de requérir qu'on brûlât l'Histoire du parlement, et qu'il ferait forcé de donner un beau réquifitoire vers le mois

de février 1771. On requit autre chose en ce temps-là de ces meffieurs, et la France en fut délivrée.

Il eût fallu quitter abfolument la France, s'ils avaient continué d'être les maîtres. M. du Rey de Meynières, président des enquêtes, m'avait écrit, dix ans auparavant, que le parlement ne me pardonnerait jamais d'avoir dit la vérité dans l'Hiftoire du fiècle de Louis XIV.

Vous favez combien il était dangereux d'avoir une terre dans le voifinage d'un confeiller, et quels risques on courait, fi on était forcé de plaider contre lui.

Joignez à ces tyrannies leurs perfécutions contre les gens de lettres, la manière auffi infame que ridicule dont ils en usèrent avec le vertueux Helvétius, enfin le fang du chevalier de la Barre dont ils fe font couverts, et tant d'autres affaffinats juridiques. Songez que, dans leurs querelles avec le clergé, ils devinrent meurtriers, afin de paffer pour chrétiens; et vous verrez que je ne fuis pas payé pour les aimer.

La caufe de ces bourgeois tyrans n'a certainement rien de commun avec celle de votre parent auffi aimable que refpectable.

Il y a deux ans que je ne fors guère de mon lit. J'ai rompu tout commerce. J'attends la mort, fans rien favoir de ce que font les vivans: mais je croirais mourir damné, fi j'avais oublié un moment mes sentimens pour mon bienfaiteur. C'est-là ma véritable profeffion de foi que je fais entre vos mains; c'est-là ce que j'ai crié fur les toits au temps de fon départ.

Je l'ai dit à la terre, au ciel, à Gusman même.

Je mourrai en l'aimant; et je vous fupplie, par mon

1772.

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