Page images
PDF
EPUB

pouvons-nous mieux qu'en nous constituant? Au reste, il n'y a point encore de parti pris chez nous.

« Je ne dis pas que l'Assemblée ne soit un peu sévère pour moi; mais si vous saviez en combien de sens le gouvernement et tous les embryons de partis l'ont pratiquée contre moi, si vous saviez quelle activité de corruption, d'intrigues et de calomnies les ministres, l'aristocratie et le clergé y ont apportée, vous vous étonneriez moins. Et avec tout cela ils n'empêchent point que dans l'occasion, cette assemblée récalcitrante, tumultueuse, ostraciste par excellence, ne rentre entièrement dans ma main; cela tient à la fermeté de mes principes qui ont été et seront jusqu'au bout ma force et le point d'appui de mon talent. Voyez, mon ami, il est bien vrai que j'ai attaché presque tous les grelots, mais lequel n'a pas sonné? Enfin, c'est du plus profond de mon cœur que j'ai dit dans mes Bataves: Malheur, malheur aux peuples reconnaissants! On n'est jamais quitte envers son pays à le servir en tout état de cause; on gagne au moins de la gloire et le marché est bon. Il ne faut vouloir aucun élément de servitude publique, et la reconnaissance en est un très actif. » Conclusion qui, en honorant l'inspirateur de notre grande Assemblée, fixe sa place réelle dans l'histoire de la transformation des gouvernements européens.

Les biographes de nos jours sont-ils plus justes envers le grand orateur lorsque l'un d'eux écrit à propos du suicide de la malheureuse Sophie: «Mirabeau oublie cette Sophie, dont la pensée avait paru remplir toute son âme, et Mme de Monnier, restée,

Les répondants de Mirabeau.

seule dans l'univers, se donne la mort. » Deux témoins, encore vivants en 1830', de la dernière entrevue des deux amants étaient à même de détruire cette accusation de cruel égoïsme en expliquant les malentendus qui devaient séparer sans les avilir deux êtres que les circonstances rendaient étrangers l'un à l'autre, comme elles les avaient unis. Comment un autre biographe, comparant Mirabeau au héros du conte le Vampire, peut-il le représenter « traînant toutes les femmes qui s'approchaient de lui, sans remords et sans peur à travers la honte et la misère jusqu'à ce que le tombeau s'ouvre pour les recevoir?» et cela en faisant allusion à la comtesse de Nehra, dont il annonce la mort en 1784, l'année même où Mirabeau entra en relations avec cette dame, qui vivait encore, en 1818, vingt-sept ans plus tard, en possession d'un legs du grand orateur; n'est-ce pas une démonstration éclatante de ce que dit Bailleul? « On a tant parlé de l'immoralité de Mirabeau que, quand on adresse ce reproche à sa mémoire, on se croit dispensé de toutes preuves. >

Si à ces détracteurs posthumes de Mirabeau nous opposons le témoignage des hommes qui ont siégé sur les bancs de la même Assemblée, dans des partis divers, marchant tantôt dans sa voie, tantôt dans un sens opposé, nous trouvons Lafayette qui, en dépit des dissentiments qui le séparèrent parfois du grand orateur, écrivait: « Mirabeau n'était pas insensible à l'argent, mais pour aucune somme il

La religieuse présente à l'entrevue qui eut lieu entre Mirabeau et Mme de Monnier au couvent de Gien vivait encore en 1831, et le docteur Isabeau, le second témoin, existait en 1834.

n'aurait soutenu une opinion qui eût détruit la liberté et déshonoré son esprit. >>

Le baron Malouet, dont la loyauté et l'élévation de caractère ne sont contestés par aucun parti, avoue les préventions qu'il nourrissait contre son illustre collègue lors de son arrivée à la Constituante et, se rapprochant de lui après l'avoir attaqué à la tribune, finit par reconnaître qu'il « n'était pas homme à se vendre lâchement au despotisme. Passionné pour la liberté, il ne pouvait soutenir une autre cause, il voulait tout à la fois arriver à la fortune et à la gloire. >> Le sage Bailly résume son jugement en ces termes : «Sa qualité principale était l'audace; elle fortifiait son talent, elle en dirigeait l'usage et en développait la force. Mais, quel que fût son caractère moral, quand il était porté par les circonstances, il s'agrandissait, il s'épurait avec elles, et alors son génie s'élevait à la hauteur du courage et de la vertu. »

Nous pouvons, avec l'autorité de pareils répondants, aborder le récit des actes de la grande Assemblée qui va s'ouvrir sous la conduite de ce noble guide, certains de ne pas être démentis par un exemple quelconque tendant à prouver que Mirabeau ait failli une seule fois à ses convictions et fait passer son intérêt ou sa passion avant le dévouement profond qu'il portait à son pays. Aussi Mirabeau a pu, sans craindre un contradicteur sérieux, lors des débats provoqués par un projet de déclaration des Droits de l'homme dont il demandait l'ajournement, affronter dans la séance du 18 août 1789 les calomniateurs de son patriotisme en leur jetant à la face ces fières paroles:

[ocr errors]

<< J'ai pu me tromper, sans qu'il puisse être permis de jeter sur mes intentions un doute qu'aucun membre de cette Assemblée, qu'aucun citoyen au courant des affaires publiques n'a pu concevoir sur moi. Sans doute, dans le cours d'une jeunesse très orageuse,

par la faute des autres et surtout par la mienne, j'ai eu de grands torts, et peu d'hommes ont, dans leur vie privée, donné plus que moi prétexte à la calomnie, pâture à la médisance; mais j'ose vous en attester tous; nul écrivain, nul homme public n'a plus que moi le droit de s'honorer de sentiments courageux, de vues désintéressées, d'une fière indépendance, d'une uniformité de principes inflexibles. Ma prétendue supériorité dans l'art de vous guider vers des buts contraires est donc une injure vide de sens, un trait lancé de bas en haut, que trente volumes repoussent assez pour que je dédaigne de m'en occuper. »

Mémoires du comte de Montlosier sur la Révolution française, in-8°, Paris, 1830, t. I, pages 175, 177. Mémorial de Gouverneur Morris, homme d'État américain, traduits par Augustin Gandais, in-8, Paris, 1842. t. I, pag. 230, 240, 310 et suiv., t. II, pag. 4, 12, 234.- Mémoires de Bailly, collection de Berville et Barrière, t. I, pag. 28 et suiv., pag. 303 et suiv. Mémoires du baron Malouet, in-8, Paris, 1868, t. I, pag. 249, 295, 298 et suiv., t. II, pag. 11, 16. 19. - Journal des États généraux, par Mirabeau, premier numéro qui n'a pas eu de suite, Versailles, 2 mai 1789. — Voyages en France pendant les années 1787-88-89-90, par Arthur Young, traduit de l'anglais, in-8, Paris, 1793, t. II, pag. 65 et suiv. — L'Ami du peuple ou le Publiciste parisien, par Marat, numéros 419, 420, 422 et suiv., 4, 5 et 6 avril 1791. - Mémoires du marquis de Ferrières, t. I, pag. 1 et suiv., 18 et suiv., 91 et suiv., 419 et suiv., 427 et suiv. Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de Lamarck pendant les années 1789-90 et 91, in-8, Paris, 1851, t. 1, p. 73 et suiv., 91, 104 et suiv. Considérations sur les priRcipaux événements de la Révolution française, par Bailleul, ancien député, in-8, Paris, 1818, t. I, pag. 242, 246, 256, 270. Mémoire, secrets pour servir à l'histoire des lettres, t. VI, pag. 164., t. XXVI,

-

Les députés de la France furent présentés à

Présentation

au roi

France, mai 1789.

Louis XVI le 2 mai, le clergé à onze heures du des députés de la matin, la noblesse à une heure, dans le cabinet du roi, et le Tiers-État à quatre heures, dans la salle de Louis XIV, différence trahissant l'intention de ne pas confondre les ordres, qui provoqua quelques rumeurs parmi les députés. « Il ne s'est rien passé de remarquable, nous apprend le journal de Mirabeau; on a seulement été frappé du peu de solennité d'une présentation qui devait être si imposante...; nous ne parlerons pas de la distinction des costumes, généralement désapprouvée... Une singularité qui n'a pas été moins défavorablement observée, c'est la différence dans la présentation des trois ordres, qui consiste dans l'appartement où ils ont été reçus; les communes en ont été très affectées... On a proposé avec quelque véhémence de porter à l'instant même une réclamation au pied du trône... L'avis qui a prévalu a été celui-ci : le premier sentiment que la vue des communes portera dans l'âme du roi ne doit. pas être pénible... Le roi reçoit chez lui qui il veut, et où il veut. Le code de l'étiquette a été jusqu'ici le feu sacré des gens de cour et des ordres privilégiés, la nation ne doit pas y mettre la même impor

pag. 59.

pag. 155 et suiv.

--

Mémoires posthumes de Marmontel; in-12, 1804, t. IV, Mémoires de Mirabeau, t. III, pag. 225, 228 et 304., t. IV, pag. 54 et suivantes, 146, 168, 419 et suiv., t. VIII, pag. 53. Souvenirs et portraits, par M. de Lévis, in-8. Paris, 1813, pag. 210. Mémoires du général Lafayette, in-8, 1837, t. II, pag. 367 et suiv. Esprit de Mirabeau. Un manuel de l'homme d'État, in-8. Paris, 1797, t, 1, pag. 254 et suiv. Mémoires de Besenval, t. II, pag. 40. Lettres originales de Mirabeau écrites du donjon de Vincennes, de 1777 à 1780, recueillies par Manuel, in-12, Paris, 1792, t. III, pag. 52.

« PreviousContinue »