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comme avocat au barreau de Paris. Vers la fin de cette dernière année, il acheta une charge de « conseiller du roy, trésorier de France et général de ses finances en la généralité de Caen1». Non astreint à résidence, il ne s'éloigna pas de la capitale. On sait très-peu de chose de la façon dont il employa les loisirs de son absentéisme pendant les onze années qui suivirent.

En 1684 il accepta la mission d'enseigner l'histoire au petitfils du grand Condé, Louis de Bourbon-Condé, qui venait de quitter le collége de Clermont. Cette éducation terminée (1685), La Bruyère devint l'un des gentilshommes de M. le Prince, père de son élève; et, s'étant démis de son office de trésorier (11 juin 1687), il partagea désormais son temps entre Paris, Versailles et Chantilly. Confiant dans l'avenir et assuré de son indépendance, il fit paraître dès 1688 la première édition des Caractères. Le succès fut immédiat et retentissant; sa réception à l'Académie française en 1693 (15 juin) en est une preuve, comme peut-être aussi sa mort (nous nous expliquerons sur ce point tout à l'heure), arrivée à Versailles le 10 mai 1696. Ces dates, les seules connues de la vie de La Bruyère, aident puissamment à le retrouver dans

son œuvre.

Sans présenter une autobiographie suivie, les Caractères contiennent tous les éléments d'une monographie circonstan

de droit imprimées du Tiltre de Tutelis et douaribus a messieurs les docteurs de l'université d'Orléans, pour icelles soustenues dans les escoles de droict auoir mon degré de licentié es deux droits. Faict ce troisiesme iour de Juin mil six cens soixante quatre. JOANNES DE LA BRUYÈRE, parisinus. » (Archives départementales du Loiret; Registre des suppliques des Aspirants au grade de licentié en l'Université d'Orléans pour les années 1638 à 1679, fol. 656, recto.)

1. Par acte du 23 novembre 1673. Le dernier titulaire de cette charge était Pierre Roussel.

2. En faveur d'un officier de la maison de Condé nommé M. de La Bonde d'Iberville.

ciée. La Bruyère avait indiqué vers 1685 jusqu'à l'époque de sa naissance dans ces quelques mots auxquels les registres de l'église Saint-Christophe n'ont point donné de démenti: « Il y a quarante ans que je n'étois pas1. » Quelle carrière moins agitée! Quoi de plus tranquille, de moins troublé que cette existence! Nul événement n'en arrête le cours, qui sollicite l'attention et demande de longs récits. Néanmoins, à cause du milieu où fut placé La Bruyère et de la modestie même de sa vie, on a beau jeu à le faire héros d'une étude sur son époque : c'est un guide charmant au milieu de cette étrange société que Saint-Simon, Tallemant, Mme de Sévigné et un petit nombre d'autres nous ont décrite avec tant d'esprit. Naguère, dans le premier quart de ce siècle, à l'aide d'éléments si précieux, on écrivait des mémoires que l'on attribuait à tel ou tel personnage. Aujourd'hui, plus respectueux pour la vérité historique, M. Desnoiresterres visite les Cours galantes, et M. Édouard Fournier monte sur un théâtre savamment machiné une pièce (en quarante actes) qu'il intitule la Comédie de Jean de La Bruyère. Qui nous apprendra simplement à nous servir des clefs des Caractères? qui débrouillera tant de secrets impénétrables et qui lassent les plus habiles 3?

Dans l'impossibilité où nous nous trouvons de donner à cette préface l'importance d'une étude suivie, nous ne relèverons de

1. Chapitre Des Esprits forts. Voy. le Premier Texte de La Bruyère édité par M. D. Jouaust.

2. Voir les lettres de M. Édouard Fournier à Sainte-Beuve dans le t. X des Nouveaux Lundis. L'auteur de la Comédie de La Bruyère a beaucoup contribué, par ses recherches, à faire connaître la vie intime de nos classiques; il a droit à beaucoup d'éloges. Les réserves que nous formulons plus bas n'affaiblissent en rien nos sentiments de reconnaissance.

3. « Fausses clefs, et qui... sont aussi inutiles qu'elles sont injurieuses... Les personnes les plus accréditées de la cour ont désespéré d'avoir mon secret. » (Préface du Discours à l'Académie.) Elles «< ne peuvent servir à une même entrée, étant presque toutes differentes entre elles ».

la vie de La Bruyère que quelques incidents, sujets de préoccupation pour ses biographes.

La Bruyère paraît avoir été présenté chez les princes de Condé par Bossuet1, son protecteur et son ami dans toutes les circonstances graves, et par Santeul, dont la famille était liée avec la sienne depuis des temps éloignés 2.

Santeul, poëte moitié religieux, moitié bouffon, était aussi indispensable à la maison de Condé pour ses talents que pour sa bonhomie et sa gaieté. Lorsqu'on pénètre dans l'intimité de la petite cour de Chantilly vers la fin du XVIIe siècle, on y trouve comme principaux familiers les trois figures littéraires que nous venons de citer. Le futur évêque de Meaux est le personnage respecté, l'homme indispensable des heures sérieuses. Le chanoine de Saint-Victor se prête à tous les emplois : poëte, il compose les inscriptions, les devises; puis à d'autres moments il sert de jouet à leurs altesses, tour à tour Turlupin ou l'Angeli3, ridiculisé, bafoué, battu. La Bruyère se tient à l'écart, remplissant les devoirs de sa charge, les remplissant sérieusement, posément, gravement. Il ne s'émancipe qu'avec ses amis: encore ceux-ci ne sont-ils pas nombreux. On a quelque peine à se l'imaginer pratiquant autre chose que le silence dans un milieu si contraire à ses mœurs, à ses goûts, à ses aspirations.

Le grand Condé ne connaissait ni la règle, ni la douceur, ni l'humanité. Soumis au petit nombre de ceux qui le dominaient, il était le tyran de ses inférieurs. La moindre contradiction l'irritait et prenait à ses yeux les proportions de l'offense. Com

1. Bossuet eut longtemps la mission « de fournir aux princes les gens de mérite dans les lettres dont ils avoient besoin ». (Fontenelle, Éloge de Valincourt.)

2. Depuis la Ligue. Voyez les Mémoires de Nicolas Poulain, aux passages cités par M. Jal dans son Dictionnaire, art. LA BRUYÈRE.

3. C'est le grand Condé qui avait formé l'Angeli et qui l'avait donné

au roi.

ment, à cette dangereuse école, le génie se fût-il donné carrière, l'esprit d'observation se fût-il laissé pressentir? On sait la terreur éprouvée un jour par Boileau dans une de ces réunions de gens de lettres que le prince se plaisait à provoquer à Chantilly. Prêt à lancer une réplique d'une certaine aigreur, l'air menaçant de son interlocuteur l'arrêta, et il dit tout bas à un voisin : «< Dorénavant je serai toujours de l'avis de M. le Prince quand il aura tort1. »

Ces hommes d'esprit se tiraient aussi bien que possible des périls de leur position. « Vous avez ri, répondit un autre jour au même prince l'un d'eux, plus excité que Boileau, et que sans doute on poussait trop fort; vous avez ri de ma plaisanterie, Monseigneur; ne m'excitez pas davantage, car j'en ferois une qui vous feroit trembler. »

Et quel élève avait été le jeune Bourbon, si nous en croyons Saint-Simon? Un enfant « si fier et si audacieux qu'on avoit peine à s'accoutumer à lui. Ses amis n'étoient jamais en sûreté.... Il tenoit tout chez lui dans le tremblement »>, prodiguant les «< insultes grossières », les « plaisanteries cruelles ». Entre ce jeune homme et le grand Condé dominait, dans la personne du prince Henri-Jules, fils de celui-ci, père de celui-là, un tyran d'une espèce plus farouche encore, plus fantasque, plus intraitable. Se figure-t-on ce que devait présenter de scènes indescriptibles la vie d'intérieur de ces trois personnages inaccessibles ou plutôt hostiles à l'influence des femmes 2!

Ce qui avait pu plaire à La Bruyère chez les Condé, c'était peut-être la belle bibliothèque réunie dans l'hôtel aujourd'hui occupé par le théâtre, la place de l'Odéon et les rues adjacentes. On n'y comptait pas moins de 10,000 volumes, dont une partie, contenant nombre de moralistes, fut inventoriée en 1686

1. Louis Racine, Mémoires sur la vie de Jean Racine.

2. Condé avait fait jeter sa femme en prison, et le prince Henri-Jules, qui devait tant à sa mère, hérita de ces sentiments inhumains.

à l'époque où La Bruyère était dans tout le feu de la composition de son livre 1.

Un autre motif, et bien puissant, a dû le décider à se fixer définitivement dans cette demeure, surtout après l'apprentissage qu'il avait fait comme précepteur du jeune Bourbon. Je suis porté à penser que des revers de fortune ont pesé sur sa détermination, prise, on s'en souvient, aussitôt après la mort de sa mère. Quel autre mobile pourrait expliquer l'échange d'une vie facile contre les occupations fastidieuses, mais grassement. rétribuées, d'un gentilhomme ordinaire dans une petite cour. Et quelle cour pour un législateur de la bonne société, pour l'homme qui a le plus contribué à populariser les règles de la politesse! Est-il besoin d'énumérer les plaisanteries grossières dont Santeul était constamment la victime, et de rappeler qu'une princesse « auguste » se permit un jour, à la table de Condé, de souffleter le pauvre moine et de lui jeter le contenu de son verre à la figure 2? Jeux aimables, aussitôt suivis de com

1. Le Roux de Lincy, étude sur cette bibliothèque, dans le Bulletin du Bibliophile, 1860, p. 1157.

2. L'anecdote n'est pas douteuse. Santeul a pris la peine de la raconter lui-même en vers latins. Voici quelques extraits d'une traduction presque contemporaine :

Au milieu d'un festin l'on me donne un soufflet.
Quelle barbare main a pu par cet outrage
Flétrir tant de lauriers qui me parent le front,
Et d'un déluge d'eau me couvrant le visage
Redoubler ce sensible affront?...
Quoi! tandis que je suis à la table des dieux...,
Table qu'avec bonté Condé m'avoit ouverte,
On me frappe, et je sens d'une outrageuse main
Tout le terrible poids tomber sur mon visage...
Sçais-tu quelle main t'a puni?

C'est du sang de Louis une princesse auguste,

Sang qu'au sang de Condé de doux nœuds ont uni.

C'est-à-dire la femme de l'élève de La Bruyère, Mlle de Nantes, fille de Louis XIV et de Mme de Montespan. «Elle étoit méprisante, moqueuse, piquante, féconde en chansons cruelles. » (Saint-Simon.)

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