Page images
PDF
EPUB

Si je ne craignais de manquer de respect à la mémoire de La Bruyère, je signalerais encore des points de contact entre lui et Dufresny, son contemporain à quatre années près, tous deux également cousins, et de cette famille souveraine qu'on ne détrônera jamais en France: Sa Majesté l'Esprit! Les preuves de cette parenté ne sont point écrites sur le parchemin, elles sont gravées, ce qui vaut mieux, dans toutes les mémoires. Qui n'aurait reconnu La Bruyère dans cette réflexion : « Sire, je ne regarde jamais le Louvre sans m'écrier: « Superbe monument de «< la magnificence d'un de nos plus grands rois, vous seriez << achevé si l'on vous avoit donné à un des ordres mendiants pour << tenir son chapitre et loger son général ! » Un mot de Dufresny vers 16701. C'est faire mieux comprendre et mieux apprécier La Bruyère que de le replacer par ces exemples au milieu d'un cercle de juges compétents. Il gagne au voisinage, et le critique sincère trouve sous sa main des points sérieux de comparaison.

Après avoir recherché les origines du génie de notre écrivain dans ses émules et dans ses maîtres, qui furent toute l'antiquité et notre Renaissance française: Rabelais, Montaigne, Ronsard, Marot, etc., il conviendrait de parler des modernes qui procèdent de lui; mais cette recherche nous entraînerait trop loin, comprenant une liste imposante de noms bien divers. Il en est dans tous les genres et de toutes les écoles La Bruyère a des qualités si multiples que tout le monde y

compter sur le jugement de la postérité, La Bruyère, en présence du succès obtenu par son livre, ne fut pas sans douter quelquefois du sort réservé aux Caractères. Dans un de ses jours moroses, il écrivait : « Il ne faut pas vingt années accomplies pour voir les hommes changer d'opinion. » (Des Jugements.)

1. Et la fameuse exclamation : « Pauvreté n'est pas vice. C'est bien pis! » encore de Dufresny, un maître homme, à qui revient la gloire d'avoir inspiré les Lettres persanes. Voy. la charmante édition des Amusements sérieux et comiques donnée par M. D. Jouaust, dans son Cabinet du Bibliophile, 1869, in-16.

puise et s'enrichit de ses richesses. Vauvenargues, parmi les moralistes, est resté jusqu'à ce jour son plus brillant disciple, celui dont le talent approche le plus du sien, sans parvenir jamais à l'égaler.

La philosophie de La Bruyère le met à la portée du plus simple. Ennemi des systèmes, il veut que chacun fonde sa règle de vie, toute opinion religieuse à part, sur le respect réciproque des hommes les uns pour les autres. Sa principale préoccupation est de penser et de parler juste; il ne cherche point d'ailleurs à convaincre, il ne fait nul effort pour rattacher ses lecteurs à une doctrine et à des opinions ayant cours : «< Amener les autres à notre goût et à notre sentiment, c'est une trop grande entreprise. » Il ne dit donc pas : Vous ferez ceci, vous éviterez cela; vous fuirez tels travers, vous pratiquerez telles vertus. C'est un choix où il craindrait de nous effrayer, et son but est de se faire lire. Il y a près des écoles de médecine des galeries anatomiques où l'art du modeleur a figuré les misères de notre pauvre humanité en des statues de carton ou de cire, imitant admirablement la nature; au sortir de ces musées, nous courons aux livres d'hygiène, et nous jurons de faire tout en notre pouvoir pour nous préserver de tant d'horribles maux. Le livre de La Bruyère nous offre au moral un spectacle de ce genre. Sainte-Beuve disait justement qu'on pourrait l'appeler une galerie. En étudiant les Caractères, on sent la nécessité d'un retour sur soi-même, d'un amendement immédiat ; et la guérison, qu'elle vienne de nous ou du médecin, se produit bientôt.

Les Caractères, près de beaucoup de gens, passèrent d'abord pour un journal de médisances, et ne furent pas pris au sérieux. On s'en amusait encore sous la Régence et sous Louis XV, à cause des indiscrétions qui touchaient à la considération de beaucoup de familles et satisfaisaient la malignité publique. Il ne faut pas oublier que ces sortes d'écrits étaient rares alors, que la société de la fin du siècle, ou, pour mieux dire, de cet âge qui venait de se clore avec Louis XIV, était infiniment moins connue qu'aujourd'hui, que les chroniques et mémoires étaient précieusement enfermés et ne livraient leurs

d

secrets qu'à de très-rares privilégiés. L'histoire intime n'était écrite que dans les chansonniers, et dans la copie des correspondances des Bussy, des Sévigné et autres épistolaires en vogue; mais ces annalistes qui couvrent les rayons de nos bibliothèques ne laissaient pas même soupçonner leur nom. La Bruyère, entr'ouvert par les malicieuses clefs de ses contemporains, a tenu lieu, pendant plus d'un siècle, de Saint-Simon, de Dangeau et de Tallemant. Dès le temps de la mise en vente de la première édition des Caractères, Bussy, avec cet admirable bon sens qui éclate dans sa correspondance, se prononce nettement sur la destinée du nouveau livre et lui assigne la place qu'il occupera d'abord dans l'opinion publique : « Ce ne sont point des portraits de fantaisie qu'il nous a donnés; il a travaillé d'après nature, et il n'y a pas une décision sur laquelle il n'ait eu quelqu'un en vue. »

Un nouveau cycle s'ouvrit pour la renommée de La Bruyère lorsque Voltaire, en appelant l'attention de ses contemporains sur ses plus célèbres devanciers, eut jugé en ces termes l'auteur des Caractères, jugement que notre siècle a pleinement ratifié : << On peut compter parmi les productions d'un genre unique les Caractères de La Bruyère. Un style rigide, concis, nerveux, des expressions pittoresques, un usage tout nouveau de la langue, mais qui n'en blesse pas les règles, frappèrent le public 1. » Voltaire ne se montra pas toujours aussi touché des beautés de La Bruyère, et quelquefois partagea à son égard les dédains de fades libellistes; mais nous voulons oublier des critiques de détail, pour ne nous souvenir que de l'éloge à l'endroit où il a pour nous le plus de prix.

La Bruyère semble par certains côtés avoir devancé les libres opinions de l'école philosophique du XVIIIe siècle; celle-ci s'inspire de lui en maintes circonstances, sans le faire oublier jamais. Elle est pompeuse, il est sincère. Aux milliers de vo

1. Siècle de Louis XIV, chap. xxxiv.

lumes qu'elle a entassés on oppose aujourd'hui dix pages, que dis-je? deux pages d'un petit livre, et c'est le nôtre. Laissonslui le mot << humanitaire », qu'elle a inventé, et revenons à La Bruyère il est humain.

Pendant tout le XVIIIe siècle, La Bruyère eut le sort de Molière. On ne l'estima point à sa juste valeur. Il semble que nos classiques tendissent à disparaître dans la nuit qui couvrait alors les précédentes époques littéraires, depuis le moyen âge jusqu'aux plus beaux jours de la renaissance. Cependant il est injuste de croire qu'on ne le lisait pas, et de nous attribuer la gloire de l'avoir découvert le jour où M. Jal a mis la main sur son extrait baptistaire. Les éditions se sont suivies de très-près depuis 1720 jusqu'en 1790; la Hollande disputait aux presses parisiennes l'honneur de répandre les écrits de La Bruyère. Ces réimpressions contribuèrent plus qu'on ne peut se l'imaginer à faire aimer notre langue en un temps où toute l'Europe élégante s'exprimait en français, en un temps où Berlin possédait une Académie rivale de l'Académie française, où le roi de Prusse pensait en français et était loin de se douter que le progrès consisterait prochainement à oublier cette belle langue et à inventer des instruments assez perfectionnés pour apprendre le welche à des Français.

Le livre des Caractères, on le devine d'abord, a été écrit au jour le jour, pendant les courts loisirs que laisse une position occupée. J'ignore quels étaient les devoirs de La Bruyère sous sa livrée de gentilhomme ordinaire, mais j'ai peine à croire que ce poste fût une sinécure. Son livre me confirmerait dans cette opinion, si je ne savais d'ailleurs quelles étaient les exigences. de ses maîtres, hélas! trop nombreux.

:

Toutefois, il n'écrit pas au hasard, et dès longtemps il s'est tracé le plan du monument qu'il veut élever la peinture des hommes en général. Il recommande qu'on ne perde pas de vue les << raisons qui entrent dans l'ordre des chapitres et dans une certaine suite insensible des réflexions qui les composent. >> Ces chapitres, puisqu'il désigne ainsi les divisions de son livre, portent les titres suivants :

[blocks in formation]

Nous avons jugé utile de répéter cette liste, qui nous aidera à résumer en quelques mots les «< raisons » de l'auteur et à rendre << sensible » la suite «< insensible » où se développent ses ingénieux desseins. «< S'il existe des vérités qui nous paraissent détachées les unes des autres, a dit Laplace, c'est que nous ignorons le lien qui les réunit dans un tout. » Se proposant l'étude de l'homme, il commence par ce qui constitue l'homme, c'est-à-dire son esprit. Le second chapitre est consacré au mérite personnel, qui décide de notre essor dans la société. La Bruyère nous y introduit sûrement en nous faisant connaître les femmes. Il surprend ensuite avec un génie merveilleux tous les sentiments du cœur; il nous initie aux secrets comme aux avantages de la conversation. A la plus agréable des occupations du monde, à celle qui absorbe presque tous les instants de la société, il oppose comme contraste la vie factice de la finance : voilà les biens de fortune faisant contrepoids au mérite, le hasard plus puissant parfois que le travail et la volonté. Nous connaissons les acteurs; on nous décrira les théâtres où ils s'agitent et l'impresario qui les dirige la ville, la cour, les grands, enfin le souverain ou la république. Est-ce tout? n'y a-t-il plus rien entre les puissances terrestres et Dieu, dont la science sera la fin de l'œuvre? Non, la société, le chef d'État, connaissent encore des « tyrans » qui les dominent tous et qu'il est bon de connaître : ce sont les passions de l'homme, ses jugements, la mode, et tant d'usages qui sont comme un insupportable réseau jeté sur nous dès l'enfance. Ainsi, par une pente insensible, nous avons gravi le calvaire de notre triste humanité. Nous avons compté les anneaux de la chaîne qui la

« PreviousContinue »