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tères annotés de science certaine, sur des manuscrits enfin. Un pays qui appartient à l'histoire littéraire de la France, et qui ne nous a rendu qu'une très-minime partie des richesses qu'il a reçues de nous, la Hollande, est appelée à nous fournir tôt ou tard beaucoup de révélations sur le XVIIe siècle littéraire. La biographie de La Bruyère pourrait bien trouver sa bonne part dans ces restitutions tardives. Le motif de nos conjectures nous vient des rapports qui ont dû exister entre notre auteur et l'infatigable publiciste Pierre Coste, chassé de France à dix-sept ans par la révocation de l'édit de Nantes, et qui prit si chaudement plus tard la défense de La Bruyère. Il n'y aurait rien d'impossible à ce qu'une correspondance eût existé entre ces deux écrivains, lorsqu'on se rappelle qu'en 1693 celui-ci donna à Amsterdam une Histoire du grand Condé. Pour ma part, je ne crois pas me tromper en voyant dans la Défense de La Bruyère une marque de reconnaissance des bons offices rendus et des communications faites par l'auteur des Caractères au biographe plus ou moins exact de son protecteur.

Ces quelques observations, inspirées par l'étude de la vie de La Bruyère nous conduisent naturellement à l'examen de son livre.

Il est permis de ne pas croire que l'idée des Caractères ait germé de bonne heure dans son esprit. Nous pensons qu'il commença d'écrire en entrant chez les princes. La campagne et la solitude lui faisant défaut, il étudie les hommes que le hasard amène devant lui; il les recherche au besoin, observant leurs vertus et leurs vices, heureux de louer les premières, de faire rire des seconds par une peinture aux reliefs saisissants. Dans la maison de Condé, qui se pose en rivale de celle de Louis XIV, non certes ouvertement, mais par un reste d'esprit frondeur, il règne une certaine liberté de paroles dont La Bruyère fait d'abord son profit. C'est là qu'il puise l'assurance que ses réflexions ne seront point inquiétées, qu'il adopte la forme à leur imprimer définitivement. Plus heureux que Rabelais, son maître et son compagnon, il peut dessiner des types moins grotesques, plus réels et reconnaissables, enfin lever de

certains masques trop audacieusement portés. Tous ces portraits sont classés avec méthode, suivant leurs affinités ou leurs contrastes, gagnant toujours au voisinage, à la place qui leur est assignée. Voyez comme ingénieusement il parle de son œuvre dans la préface du Discours à l'Académie. Pour lui donner une tournure originale et lui permettre de faire son chemin dans le monde d'une façon inattendue, La Bruyère n'avait pas le choix des moyens. Tous les styles avaient été employés. La forme épistolaire avait eu ses maîtres dans Balzac et dans Voiture', qui semblaient inimitables; les pensées courtes, à l'allure vive et spirituelle, s'appelaient des maximes et étaient signées La Rochefoucauld; le théâtre, aux difficiles approches, pleurait Molière; les portraits? Comment y songer après le succès que tant de plates divagations avaient, sous ce titre, obtenu dans les ruelles? En haine de la vulgarité, La Bruyère voulut être lui-même. Ses tableaux s'inspirèrent de tous les genres. Toutefois, quoique cette forme nouvelle lui fût propre, craignit pas de la perfectionner par de certains traits empruntés à ses contemporains. Malebranche, qui n'est point hostile autant qu'il le prétend aux vaines parures du style, est un de ceux auxquels La Bruyère s'adressa d'abord. Qu'on nous passe cette citation extraite de la Recherche de la vérité; on se convaincra sans peine qu'elle est écrite d'une encre dont notre moraliste n'a pas dédaigné de faire usage. « Si celui qui parle s'énonce avec facilité, s'il garde une mesure agréable dans ses périodes, s'il a l'air d'un honnête homme et d'un homme d'esprit, si c'est une personne de qualité, s'il est suivi d'un grand train, s'il parle avec autorité et gravité, si les autres l'écoutent

il ne

1. Il aime Voiture, il le fait revivre dans les parties des Caractères où il est le moins naturel. C'est pourtant cette qualité qui le charmait dans Voiture «Si ce dernier, pour le ton, pour l'esprit et pour le naturel, n'est pas moderne et ne ressemble en rien à nos écrivains, c'est qu'il leur a été plus facile de le négliger que de l'imiter, et que le petit nombre de ceux qui courent après lui ne peut l'atteindre. »

avec respect et en silence, s'il a quelque réputation et quelque commerce avec les esprits du premier ordre, enfin s'il est assez heureux pour plaire ou pour être estimé, il aura raison dans tout ce qu'il avancera, et il n'y aura pas jusqu'à son collet et à ses manchettes qui ne prouvent quelque chose. » Voilà, plus de dix années avant les Caractères, une façon de discours que ceux-ci nous rendront familière et dont nous pourrons désormais certifier l'origine. En même temps il n'est pas inutile de rappeler que l'auteur de la Recherche de la vérité et le futur traducteur de Théophraste durent avoir plusieurs fois l'occasion de se rencontrer à Chantilly près de Condé. Ce prince attachait un certain prix aux écrits de Malebranche. Il lisait son livre en 1683, et, charmé du style, fit venir l'auteur auprès de lui. La première édition des Caractères est de cinq années postérieure à ces événements.

C'est encore à Malebranche que La Bruyère emprunte cette esquisse achevée de la « puce attelée à un canon d'or » et de ses compagnes caparaçonnées qui vont «< par sauts et par bonds au fond d'une bouteille ». Le tableau est complété par le rapprochement que fait l'écrivain du géant pour qui l'homme n'a pas plus d'importance sur son grain de sable que la puce armée de pied en cap et se démenant sur son théâtre improvisé. «< Imaginons, s'écrie l'auteur de la Recherche de la vérité (liv. I, ch. vi), que Dieu ait fait en petit et d'une portion de matière de la grosseur d'une balle un ciel et une terre avec les mêmes proportions qui sont observées dans ce grand monde. » Lorsqu'on aura longtemps regardé ces petits hommes et jusqu'aux « petits animaux qui seroient capables de les incommoder..... imaginons que Dieu ait fait une terre infiniment plus vaste que celle-ci, de sorte que cette nouvelle terre soit à la nôtre comme la nôtre seroit à celle dont nous venons de parler dans la supposition précédente... » Dans ce peu de lignes ne voit-on pas surgir l'idée du roman de Swift, et n'est-ce pas avec un peu de précipitation que l'aimable auteur de la Comédie de La Bruyère a dit du passage des Caractères que nous avons rappelé précédemment: « Tout le Lilliput du Gulliver

de Swift s'y trouve en germe, et Swift connaissait certainement La Bruyère1. >>

La Bruyère et Malebranche paraissent avoir eu par certains côtés d'autres points de ressemblance. On le sait, celui-ci ne cherchait ses impressions et ses inspirations que dans la nature. La Bruyère ne saisit-il pas maintes fois aussi l'occasion d'en placer l'éloge et de nous la faire aimer? « Ne parlez à un grand nombre de bourgeois ni de guérets, ni de baliveaux.... Ils ignorent la nature, ses commencemens, ses progrès, ses dons et ses largesses.... » Et d'autre part: « La nature n'est que pour ceux qui habitent la campagne, eux seuls vivent, eux seuls du moins connoissent qu'ils vivent. » S'il aime les hommes, s'il est bon, indulgent, si les élans de sa tendresse ont un écho jusque dans les livres de la philosophie moderne la plus avancée, c'est qu'il chérit la nature: «< tout est grand et admirable en elle. » L'école hypertrophique allemande n'a pas mieux dit, et je ne désespère pas de retrouver les voies secrètes par lesquelles ses maîtres descendent de La Bruyère. N'est-il pas tout entier dans ces lignes de J. P. Richter: «< Ah! sainte nature, quiconque' te voit avec des yeux d'amour a pour les hommes une sensibilité plus ardente, un amour plus vrai! » Chaque époque découvre ainsi dans La Bruyère des aspects qui la frappent particulièrement. A le bien observer, c'est un sublime penseur; certaines de ses réflexions, comme à travers un voile, laissent entrevoir des profondeurs infinies.

La Bruyère possède également avec Saint-Évremont une ressemblance dont il serait intéressant de grouper les traits épars. Ces deux hommes de génie ont couru la même carrière; mais celui-ci, impatient du joug, ne s'est pas astreint à polir ses ouvrages avec cette perfection de style qui assure la durée des Caractères. La Bruyère doit beaucoup à Saint-Évremont, il l'a lu, étudié, travaillé; il en est sur quelques points comme l'a

1. Tome I, page 99.

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brégé, la quintessence. Dans le chapitre sur la Conversation, je les retrouve, je les écoute parler l'un après l'autre ; quelquefois je ne les distingue plus l'un de l'autre, leurs voix se confondent. Dans cette rencontre, le second a gagné en force, et l'esprit du premier n'a rien perdu de sa pénétration. L'un donne l'idée, l'autre fait jaillir l'effet: don naturel, travail, conditions indispensables de la collaboration littéraire.

D'ailleurs, le but de l'un et celui de l'autre sont si différents! La Bruyère attend tout de l'avenir et lui voue son œuvre1; le sceptique Saint-Évremont n'a d'estime que pour l'impression du moment, il veut jouir sans retard de sa popularité. Le jugement de la postérité ne lui importe:

Je ne suis pas inquiété
De ce que la postérité
Jugera des fruits de ma veine.

Qu'elle en dise mal ou bien,

Pourquoy m'en mettrois-je en peine?

Je n'en sauray jamais rien.

Un exemple entre plusieurs pour donner quelque poids à ces aperçus délicats. Je cède donc la parole à mes deux hommes, et je laisse au lecteur le soin de conclure.

SAINT-ÉVREMONT.

Le plus grand secret pour reüssir dans la conversation est donc d'admirer peu, d'écouter beaucoup, de se défier toujours de sa raison, et quelquefois de celle de nos amis; de ne se piquer jamais d'avoir de l'esprit, de faire paroître tant qu'on peut celuy des autres, d'écouter ce qu'on dit et de répondre à propos.

Euvres meslées, 1688, page 46.

LA BRUYÈRE.

L'esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu'à en faire trouver aux autres celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit l'est de vous parfaitement. Le plaisir le plus délicat est de faire celui d'autrui.

Les Caractères, 1re édit., 1688.

1. Tout en se plaisant à penser que l'avenir lui rendrait justice et à

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