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qui vont éclater bientôt, et que sa voix est destinée à dominer. Aux premières élections d'Aix, rejeté avec mépris de la noblesse, il se précipite au peuple, bien sûr de faire pencher la balance partout où il jettera le poids de son audace et de son génie. Marseille dispute à Aix le grand plébéien. Ses deux élections, les discours qu'il y prononce, les adresses qu'il y rédige, l'énergie qu'il y déploie occupent la France entière. Ses mots retentissants deviennent les proverbes de la Révolution. En se comparant dans ses phrases sonores aux hommes antiques, il se place lui-même, dans l'imagination du peuple, à la hauteur des rôles qu'il veut rappeler. On s'accoutume à le confondre avec les noms qu'il cite. Il fait un grand bruit pour préparer les esprits aux grandes commotions; il s'annonce fièrement à la nation dans cette apostrophe sublime de son adresse aux Marseillais : « Quand le dernier des Gracques expira, il jeta de la poussière vers le ciel, et de cette poussière naquit Marius! Marius, moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir « abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse. »

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Dès son entrée dans l'Assemblée nationale, il la remplit; il y est lui seul le peuple entier. Ses gestes sont des ordres, ses motions sont des coups d'État. Il se met de niveau avec le trône. La noblesse se sent vaincue par cette force sortie de son sein. Le clergé, qui est peuple, et qui veut remettre la démocratie dans l'Église, lui prête sa force pour faire écrouler la double aristocratie de la noblesse et des évêques. Tout tombe en quelques mois de ce qui avait été bâti et cimenté par les siècles. Mirabeau se reconnaît seul au milieu de ces débris. Son rôle de tribun cesse. Celui de l'homme d'État commence. Il y est plus grand encore que dans le premier. Là où tout le monde tâtonne, il touche juste, marche droit. La révolution dans sa tête n'est plus une colère, c'est un plan. La philosophie du xvme siècle, modérée par la prudence du politique, découle toute formulée de ses lèvres. Son éloquence, impérative comme la loi, n'est plus que le talent de passionner la raison. Sa parole allume et éclaire tout; presque seul dès ce moment, il a le courage de

rester seul. Il brave l'envie, la haine et les murmures, appuyé sur le sentiment de sa supériorité. Il congédie avec dédain les passions qui l'ont suivi jusque-là. Il ne veut plus d'elles le jour où sa cause n'en a plus besoin; il ne parle plus aux hommes qu'au nom de son génie. Ce titre lui suffit pour être obéi. L'assentiment que trouve la vérité dans les ames est sa puissance. Sa force lui revient par le contrecoup. Il s'élève entre tous les partis et au-dessus d'eux. Tous le détestent, parce qu'il les domine; et tous le convoitent, parce qu'il peut les perdre ou les servir. Il ne se donne à aucun, il négocie avec tous; il pose, impassible, sur l'élément tumultueux de cette assemblée les bases de la constitution réformée : législation, finances, diplomatie, guerre, religion, économie politique, balance des pouvoirs, il aborde et il tranche toutes les questions, non en utopiste, mais en politique. La solution qu'il apporte est toujours la moyenne exacte entre l'idéal et la pratique. Il met la raison à la portée des mœurs, et les institutions en rapport avec les habitudes. Il veut un trône pour appuyer la démocratie, il veut la liberté dans les chambres, et la volonté de la nation, une et irrésistible dans le gouvernement. Le caractère de son génie, tant défini et tant méconnu, est encore moins l'audace que la justesse. Il a sous la majesté de l'expression l'infaillibilité du bon sens. Ses vices mêmes ne peuvent prévaloir sur la netteté et sur la sincérité de son intelligence. Au pied de la tribune, c'est un homme sans pudeur et sans vertu ; à la tribune, c'est un honnête homme. Livré à ses déportements privés, marchandé par les puissances étrangères, vendu à la cour pour satisfaire ses goûts dispendieux, il garde, dans ce trafic honteux de son caractère, l'incorruptibilité de son génie. De toutes les forces d'un grand homme sur son siècle, il ne lui manqua que l'honnêteté. Le peuple n'est pas une religion pour lui, c'est un instrument; son Dieu à lui, c'est la gloire; sa foi, c'est la postérité; sa conscience n'est que dans son esprit, le fanatisme de son idée est tout humain, le froid matérialisme de son siècle enlève à son âme le mobile, la force et le but des choses impérissables. Il meurt

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en disant « Enveloppez-moi de parfums et couronnez-moi << de fleurs pour entrer dans le sommeil éternel. » Il est tout du temps; il n'imprime à son œuvre rien d'infini. Il ne sacre ni son caractère, ni ses actes, ni ses pensées d'un signe immortel. S'il eût cru en Dieu, il serait peut-être mort martyr, mais il aurait laissé après lui la religion de la raison et le règne de la démocratie. Mirabeau, en un mot, c'est la raison d'un peuple; ce n'est pas encore la foi de l'humanité !

IV

De magnifiques apparences jetèrent le voile d'un deuil universel sur les sentiments secrets que sa mort inspira aux divers partis. Pendant que les cloches sonnaient les glas funèbres, que le canon retentissait de minute en minute, et que, dans une cérémonie qui avait réuni deux cent mille spectateurs, on faisait à un citoyen les funérailles d'un roi; pendant que le Panthéon, où on le portait, semblait à peine un monument digne d'une telle cendre, que se passait-il dans le fond des cœurs?

Le roi, qui tenait l'éloquence de Mirabeau à sa solde; la reine, avec qui il avait eu des conférences nocturnes, le regrettaient peut-être comme un dernier instrument de salut toutefois, il leur inspirait moins de confiance que : de terreur; et l'humiliation du secours demandé par la couronne à un sujet devait se sentir soulagée devant cette puissance de destruction qui tombait d'elle-même avant le trône. La cour était vengée par la mort des affronts qu'il lui avait fait subir. L'aristocratie irritée aimait mieux sa chute que ses services. Il n'était pour la noblesse qu'un apostat de son ordre. La dernière honte pour elle était d'être relevée un jour par celui qui l'avait abaissée. L'Assemblée nationale était lasse de sa supériorité. Le duc d'Orléans sentait qu'un

mot de cet homme éclairerait et foudroierait des ambitions prématurées; M. de la Fayette, le héros de la bourgeoisie, devait redouter l'orateur du peuple. Entre le dictateur de la cité et le dictateur de la tribune, une secrète jalousie devait exister.

Mirabeau, qui n'avait jamais attaqué M. de la Fayette dans ses discours, avait souvent laissé échapper dans la conversation sur son rival de ces mots qui s'impriment d'euxmêmes en tombant sur un homme. Mirabeau de moins, M. de la Fayette paraissait plus grand : il en était de même de tous les orateurs de l'Assemblée. Il n'y avait plus de rival, mais il y avait des envieux. Son éloquence, toute populaire qu'elle fût, était celle d'un patricien. Sa démocratie tombait de haut: elle n'avait rien de ce sentiment de convoitise et de haine qui soulève les viles passions du cœur humain, et qui ne voit dans le bien fait au peuple qu'une insulte à la noblesse. Ses sentiments populaires n'étaient en quelque sorte qu'une libéralité de son génie. Les magnifiques épanchements de sa grande âme ne ressemblaient en rien aux mesquines irritations des démagogues. En conquérant des droits pour le peuple, il avait l'air de les donner. C'était un volontaire de la démocratie. Il rappelait trop par son rôle et par son attitude, aux démocrates rangés derrière lui, que, depuis les Gracques jusqu'à lui-même, les tribuns les plus puissants pour servir le peuple étaient sortis des patriciens. Son talent, sans égal par la philosophie de la pensée, par l'étendue de la réflexion et par le grandiose de l'expression, était une autre espèce d'aristocratie qu'on ne lui pardonnait pas davantage. La nature l'avait fait premier, la mort faisait jour autour de lui à tous les seconds. Ils allaient se disputer cette place qu'aucun n'était fait pour conquérir. Les larmes qu'ils versaient sur son cercueil étaient feintes. Le peuple seul le pleurait sincèrement, parce que le peuple est trop fort pour être jaloux, et que, bien loin de reprocher à Mirabeau sa naissance, il aimait en lui cette noblesse comme une dépouille qu'il avait conquise sur l'aristocratie. De plus, la nation inquiète, qui voyait tomber une à une ses

institutions et qui craignait un bouleversement total, sentait par instinct que le génie d'un grand homme était la dernière force qui lui restait. Ce génie éteint, elle ne voyait plus que les ténèbres et les précipices sous les pas de la monarchie. Les Jacobins seuls se réjouissaient tout haut, car cet homme seul pouvait les contre-balancer.

Ce fut le 6 avril 1791 que l'Assemblée nationale reprit ses séances. La place de Mirabeau restée vide attestait à tous les regards l'impuissance de le remplacer. La consternation était peinte sur le front des spectateurs dans les tribunes. Dans la salle, le silence régnait. M. de Talleyrand annonça à l'Assemblée un discours posthume de Mirabeau. On voulut l'entendre encore après sa mort. L'écho affaibli de cette voix semblait revenir à sa patrie du fond des caveaux du Panthéon. La lecture fut morne. L'impatience et l'anxiété pressaient les esprits. Les partis brûlaient de se mesurer sans contre-poids. Ils ne pouvaient tarder de se combattre. L'arbitre qui les modérait avait disparu.

V

Avant de peindre l'état de ces partis, jetons un regard rapide sur le point de départ de la Révolution, sur le chemin qu'elle avait fait, et sur les principaux chefs qui allaient tenter de la diriger dans le chemin qui lui restait à faire.

Il n'y avait pas encore deux ans que l'opinion avait ouvert la brèche contre la monarchie, et déjà elle avait accompli des résultats immenses. L'esprit de faiblesse et de vertige dans le gouvernement avait convoqué l'Assemblée des notables. L'esprit public avait forcé la main au pouvoir et convoqué les états généraux. Les états généraux assemblés, la nation avait senti son omnipotence; de ce sentiment à l'insurrection légale, il n'y avait qu'un mot. Mirabeau l'avait

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