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Mais l'âge dans son ame a mis ce zèle ardent,
Et l'on sait qu'elle est prude à son corps défendant.
Tant qu'elle a pu des cœurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages:
Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
Au monde qui la quitte elle veut renoncer,
Et du voile pompeux d'une haute sagesse
De ses attraits usés déguiser la foiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps:
Il leur est dur de voir déserter les galants.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude
Ne voit d'autre recours que le métier de prude;
Et la sévérité de ces femmes de bien

Censure toute chose, et ne pardonne à rien;
Hautement d'un chacun elles blâment la vie,
Non point par charité, mais par un trait d'envie
Qui ne sauroit souffrir qu'une autre ait les plaisirs
Dont le penchant de l'âge a sevré leurs desirs.

MADAME PERNELLE, à Elmire.
Voilà les contes bleus qu'il vous faut pour vous plaire,
Ma bru. L'on est chez vous contrainte de se taire :
Car madame, à jaser, tient le dé tout le jour.
Mais enfin je prétends discourir à mon tour:
Je vous dis que mon fils n'a rien fait de plus sage
Qu'en recueillant chez soi ce dévot personnage;
Que le ciel au besoin l'a céans envoyé
Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;
Que, pour votre salut, vous le devez entendre,
Et qu'il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
Ces visites, ces bals, ces conversations,
Sont du malin esprit toutes inventions,
Là jamais on n'entend de pieuses paroles;
Ce sont propos oisifs, chansons, et fariboles:
Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l'on y sait médire et du tiers et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs tètes troublées
De la confusion de telles assemblées :
Mille caquets divers s'y font en moins de rien;
Et, comme l'autre jour un docteur dit fort bien,
C'est véritablement la tour de Babylone,

Car chacun y babille, et tout du long de l'aune: Et pour conter l'histoire où ce point l'engagea... (Montrant Cléante.)

Voilà-t-il pas monsieur qui ricane déja!

Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire,
(A Elmire.)

Et sans... Adieu, ma bru; je ne veux plus rien dire.
Sachez que pour céans j'en rabats la moitié,
Et qu'il fera beau temps quand j'y mettrai le pied.
(Donnant un soufflet à Flipote.)

Allons, vous, vous rêvez, et bayez aux corneilles'.
Jour de Dieu! je saurai vous frotter les oreilles.
Marchons, gaupe, marchons.

SCÈNE II.

CLÉANTE, DORINE.

CLEANTE. Je n'y veux point aller,

De peur qu'elle ne vint encor me quereller;

Que cette bonne femme...

DORINE. Ah! certes, c'est dommage

Qu'elle ne vous ouìt tenir un tel langage :

Elle vous diroit bien qu'elle vous trouve bon,

Et qu'elle n'est point d'âge à lui donner ce nom.
CLEANTE. Comme elle s'est pour rien contre nous échauffée !
Et que de son Tartuffe elle paroit coiffée!

DORINE. Oh! vraiment, tout cela n'est rien au prix du fils :
Et, si vous l'aviez vu, vous diriez, C'est bien pis!
Nos troubles l'avoient mis sur le pied d'homme sage,
Et, pour servir son prince, il montra du courage:
Mais il est devenu comme un homme hébêté,
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté;

Il l'appelle son frère, et l'aime dans son ame
Cent fois plus qu'il ne fait mère, fils, fille, et femme.
C'est de tous ses secrets l'unique confident,
Et de ses actions le directeur prudent;

Il le choie, il l'embrasse; et pour une maitresse
On ne sauroit, je pense, avoir plus de tendresse:

A table, au plus haut bout il veut qu'il soit assis;

Bayer, regarder en tenant la bouche ouverte : du vieux mot béer, ou plutôt du latin beare. Bayer aux corneilles se dit proverbialemeat de ceux qui regardent niaisement de côté et d'autre, sans intention, et comme par désœuvrement. (A. M.)

Avec joie il l'y voit manger autant que six;

Les bons morceaux de tout, il faut qu'on les lui cède ;
Et, s'il vient à roter, il lui dit : Dieu vous aide!
Enfin, il en est fou; c'est son tout, son héros;
Il l'admire à tous coups, le cite à tous propos;
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu'il dit sont pour lui des oracles.
Lui, qui connoît sa dupe, et qui veut en jouir,
Par cent dehors fardés a l'art de l'éblonir;
Son cagotisme en tire, à toute heure, des sommes,

Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes.
Il n'est pas jusqu'au fat qui lui sert de garçon

Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon ;

Il vient nous sermoner avec des yeux farouches,
Et jeter nos rubans, notre rouge, et nos mouches.
Le traitre, l'autre jour, nous rompit de ses mains
Un mouchoir qu'il trouva dans une Fleur des Saints,
Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
Avec la sainteté les parures du diable.

SCÈNE III.

ELMIRE, MARIANE, DAMIS, CLÉANTE, DORINE. ELMIRE, à Cléante. Vous êtes bien heureux de n'être point venu Au discours qu'à la porte elle nous a tenu.

Mais j'ai vu mon mari; comme il ne m'a point vue,

Je veux aller là-haut attendre sa venue.

CLEANTE. Moi, je l'attends ici pour moins d'amusement;
Et je vais lui donner le bonjour seulement.

SCÈNE IV.

CLEANTE, DAMIS, DORINE.

DAMIS. De l'hymen de ma sœur touchez-lui quelque chose.
J'ai soupçon que Tartuffe à son effet s'oppose,
Qu'il oblige mon père à des détours si grands;
Et vous n'ignorez pas quel intérêt j'y prends.
Si même ardeur enflamme et ma sœur et Valère,
La sœur de cet ami, vous le savez, m'est chère ;
Et s'il falloit...

DORINE. Il entre.

SCÈNE V.

ORGON, CLEANTE, DORINE.

ORGON. Ah! mon frère, bonjour.

CLEANTE. Je sortois, et j'ai joie à vous voir de retour.
La campagne à présent n'est pas beaucoup fleurie.

(A Cleante.)

ORGON. Dorine... Mon beau-frère, attendez, je vous prie.
Vous voulez bien souffrir, pour m'ôter de souci,
Que je m'informe un peu des nouvelles d'ici.

(A Dorine.)

Tout s'est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte? Qu'est-ce qu'on fait céans? comme est-ce qu'on s'y porte? DORINE. Madame eut avant-hier la fièvre jusqu'au soir, Avec un mal de tête étrange à concevoir.

ORGON. Et Tartuffe ?

DORINE. Tartuffe? Il se porte à merveille. Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille. ORGON. Le pauvre homme !

DORINE. Le soir elle eut un grand dégoût,
Et ne put, au souper, toucher à rien du tout,
Tant sa douleur de tête étoit encor cruelle!
ORGON. Et Tartuffe ?

DORINE. Il soupa, lui tout seul, devant elle;
Et fort dévotement il mangea deux perdrix,
Avec une moitié de gigot en hachis.

ORGON. Le pauvre homme!

DORINE. La nuit se passa tout entière
Sans qu'elle pût fermer un moment la paupière:
Des chaleurs l'empêchoient de pouvoir sommeiller,
Et jusqu'au jour, près d'elle, il nous fallut veiller.
ORGON. Et Tartuffe?

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DORINE. Pressé d'un sommeil agréable,
passa dans sa chambre au sortir de la table;
Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
Où, sans trouble, il dormit jusques an lendemain.
ORGON. Le pauvre homme!

DORINE. A la fin, par nos raisons gagnée,

Elle se résolut à souffrir la saignée;

Et le soulagement suivit tout aussitôt.

ORGON. Et Tartuffe?

DORINE. Il reprit courage comme il faut;
Et, contre tous les maux fortifiant son ame,
Pour réparer le sang qu'avoit perdu madame,
But, à son déjeuner, quatre grands coups de vin.
ORGON. Le pauvre homme!

DORINE. Tous deux se portent bien enfin ;

Et je vais à madame annoncer, par avance,
La part que vous prenez à sa convalescence.

SCÈNE VI.

ORGON, CLÉANTE.

CLEANTE. A Votre nez, mon frère, elle se rit de vous:
Et, sans avoir dessein de vous mettre en courroux,
Je vous dirai tout franc que c'est avec justice.
A-t-on jamais parlé d'un semblable caprice?

Et se peut-il qu'un homme ait un charme aujourd'hui
A vous faire oublier toutes choses pour lui?
Qu'après avoir chez vous réparé sa misère,
Vous en veniez au point...

ORGON. Halte-là, mon beau-frère;
Vous ne connoissez pas celui dont vous parlez.
CLEANTE. Je ne le connois pas, puisque vous le voulez;
Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être...
ORGON. Mon frère, vous seriez charmé de le connoître;
Et vos ravissements ne prendroient pas de fin.

C'est un homme... qui... ah!.. un homme... un homme enfin
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde,

Et comme du fumier regarde tout le monde.

Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien,
De toutes amitiés il détache mon ame;

Et je verrois mourir frère, enfants, mère, et femme,
Que je m'en soucierois autant que de cela.

CLEANTE. Les sentiments humains, mon frère, que voilà !
ORGON. Ah! Si vous aviez vu comme j'en fis rencontre,
Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre.
Chaque jour à l'église il venoit, d'un air doux,
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.

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