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un François! je pensois qu'il n'y eût que nous qui en fussions capables.

ADRASTE. Les François excellent toujours dans toutes les choses qu'ils font; et, quand nous nous mêlons d'être jaloux, nous le sommes vingt fois plus qu'un Sicilien. L'infâme croit avoir trouvé chez vous un assuré refuge, mais vous êtes trop raisonnable pour blâmer mon ressentiment. Laissez-moi, je vous prie, la traiter comme elle mérite.

DON PEDRE. Ah! de grace, arrêtez. L'offense est trop petite pour un courroux si grand.

ADRASTE. La grandeur d'une telle offense n'est pas dans l'importance des choses que l'on fait: elle est à transgresser les ordres qu'on nous donne; et, sur de pareilles matières, ce qui n'est qu'une bagatelle, devient fort criminel lorsqu'il est défendu.

DON PÈDRE. De la façon qu'elle a parlé, tout ce qu'elle en a fait a été sans dessein; et je vous prie enfin de vous remettre bien ensemble.

ADRASTE. Hé quoi! vous prenez son parti, vous qui êtes si délicat sur ces sortes de choses?

DON PEDRE. Oui, je prends son parti, et, si vous voulez m'obliger, vous oublierez votre colère, et vous vous réconcilierez tous deux. C'est une grace que je vous demande; et je la recevrai comme un essai de l'amitié que je veux qui soit entre nous.

ADRASTE. Il ne m'est pas permis, à ces conditions, de vous rien refuser. Je ferai ce que vous voudrez.

SCÈNE XVII.

ZAIDE, DON PÈDRE, ADRASTE, caché dans un coin du théâtre.

DON PEDRE, à Zaïde. Holà! venez. Vous n'avez qu'à me suivre, et j'ai fait votre paix. Vous ne pouviez jamais mieux tomber que chez moi.

Zaïde. Je vous suis obligée plus qu'on ne sauroit croire: mais je m'en vais prendre mon voile; je n'ai garde, sans lui, de paroître à ses yeux.

SCÈNE XVIII.

DON PEDRE, ADRASTE.

DON PÈDRE. La voici qui s'en va venir; et son ame, je vous assure, a paru toute réjouie lorsque je lui ai dit que j'avois raccommodé tout.

SCÈNE XIX.

ISIDORE, sous le voile de Zaïde; ADRASTE, DON PÈDRE.

DON PEDRE, à Adraste. Puisque vous m'avez bien voulu abandonner votre ressentiment, trouvez bon qu'en ce lieu je vous fasse toucher dans la main l'un de l'autre; et que tous deux je vous conjure de vivre, pour l'amour de moi, dans une parfaite union.

ADRASTE. Oui, je vous promets que, pour l'amour de vous, je m'en vais, avec elle, vivre le mieux du monde.

DON PEDRE. Vous m'obligez sensiblement, et j'en garderai la mémoire.

ADRASTE. Je vous donne ma parole, seigneur don Pedre, qu'à votre considération, je m'en vais la traiter du mieux qu'il me sera possible.

DON PEDRE. C'est trop de grace que vous me faites. (Seul.) Il est bon de pacifier et d'adoucir toujours les choses. Holà! Isidore, ve

nez.

SCÈNE XX.

ZAIDE, DON PEDRE.

DON PÈDRE. Comment! que veut dire cela?

ZAïde, sans voile. Ce que cela veut dire? Qu'un jaloux est un monstre haï de tout le monde, et qu'il n'y a personne qui ne soit ravi de lui nuire, n'y eût-il point d'autre intérêt; que toutes les serrures et les verrous du monde ne retiennent point les personnes, et que c'est le cœur qu'il faut arrêter par la douceur et par la complaisance; qu'Isidore est entre les mains du cavalier qu'elle aime, et que vous êtes pris pour dupe.

DON PEDRE. Don Pèdre souffrira cette injure mortelle! Non, non; j'ai trop de cœur, et je vais demander l'appui de la justice pour pousser le perfide à bout. C'est ici le logis d'un sénateur. Holà!

SCÈNE XXI.

UN SÉNATEUR, DON PÈDRE.

LE SÉNATEUR. Serviteur, seigneur don Pèdre. Que vous venez à propos!

DON PEDRE. Je viens me plaindre à vous d'un affront qu'on m'a fait.

LE SÉNATEUR. J'ai fait une mascarade la plus belle du monde.

DON PEDRE. Un traître de François m'a joué une pièce.

LE SÉNATEUR. Vous n'avez, dans votre vie, jamais rien vu de si beau.

DON PEDRE. Il m'a enlevé une fille que j'avois affranchie.

LE SÉNATEUR. Ce sont gens vêtus en Maures, qui dansent admirablement.

Don pèdre. Vous voyez si c'est une injure qui se doive souffrir. LE SÉNATEUR. Des habits merveilleux, et qui sont faits exprès. DON PÈDRE. Je vous demande l'appui de la justice contre cette action.

LE SÉNATEUR. Je veux que vous voyiez cela. On la va répéter pour en donner le divertissement au peuple.

DON PEDRE. Comment! de quoi parlez-vous là?

LE SÉNATEUR. Je parle de ma mascarade.

DON PÈDRE. Je vous parle de mon affaire.

LE SÉNATEUR. Je ne veux point, aujourd'hui, d'autres affaires que de plaisir. Allons, messieurs, venez. Voyons si cela ira bien.

DON PEDRE. La peste soit du fou, avec sa mascarade!
LE SÉNATEUR. Diantre soit le fâcheux, avec son affaire!

SCÈNE XXII.

UN SÉNATEUR, TROUPE DE DANSEURS.

ENTRÉE DE BALLET.

(Plusieurs danseurs, vêtus en Maures, dansent devant le sénateur, et finissent
la comédic.)

NOMS DES PERSONNES

Qui ont récité, dansé et chanté dans le Sicilien.

DON PEDRE, le sieur Molière. ADRASTE, le sieur de La Grange. ISIDORE, Mlle de Brie. ZAÏDE, Mlle Molière. HALI, le sieur de la Thorillière. UN SENATEUR, le sieur du Croisy. MUSICIENS chantants, les sieurs Blondel, Gaye, Noblet. ESCLAVE TURC chantant, le sieur Gaye. ESCLAVES TURCS dansants, les sieurs Le Prétre, Chicanneau, Mayeu, Pesan. MAURES de qualité, LE ROI, M. le Grand, les marquis de Villeroi et de kassan. MAURESQUES de qualité, MADAME, Mlle de La Vallière, Mme de Rochefort, Mlle de Brancas. MAURES nus, MM. Cocquet, de Souville, les sieurs Beauchamp, Noblet, Chicanneau, La Pierre, Favier, Des-Airs-Galand. MAURES à capot, les sieurs La Mare, du Feu, Arnald, Vagnard, Bonard.

LE TARTUFFE,

COMÉDIE EN CINQ ACTES.

- 1667.

PRÉFACE.

Voici une comédie dont on a fait beaucoup de bruit, qui a été longtemps persécutée; et les gens qu'elle joue ont bien fait voir qu'ils étoient plus puissants en France que tous ceux que j'ai joués jusques ici. Les marquis, les précieuses, les cocus et les médecins, ont souffert doucement qu'on les ait représentés, et ils ont fait semblant de se divertir, avec tout le monde, des peintures que l'on a faites d'eux; mais les hypocrites n'ont point entendu raillerie; ils se sont effarouchés d'abord, et ont trouvé étrange que j'ensse la hardiesse de jouer leurs grimaces, et de vouloir décrier un métier dont tant d'honnêtes gens se mêlent. C'est un crime qu'ils ne sauroient me pardonner, et ils se sont tous armés contre ma comédie avec une fureur épouvantable. Ils n'ont eu garde de l'attaquer par le côté qui les a blessés; ils sont trop politiques pour cela, et savent trop bien vivre pour découvrir le fond de leur ame. Suivant leur louable coutume, ils ont couvert leurs intérêts de la cause de Dieu; et le Tartuffe, dans leur bouche, est une pièce qui offense la piété. Elle est, d'un bout à l'autre, pleine d'abominations, et l'on n'y trouve rien qui ne mérite le feu. Toutes les syllabes en sont impies, les gestes mêmes y sont criminels; et le moindre coup d'aril, le moindre branlement de tête, le moindre pas à droite ou à gauche y cachent des mystères qu'ils trouvent moyen d'expliquer à mon désavantage.

J'ai eu beau la soumettre aux lumières de mes amis, et à la censure de tout le monde : les corrections que j'y ai pu faire; le jugement du roi et de la reine, qui l'ont vue; l'approbation des grands princes et de messieurs les ministres, qui l'ont honorée publiquement de leur présence; le témoignage des gens de bien, qui l'ont trouvée profitable, tout cela n'a de rien servi. Ils n'en veulent point démordre, et, tous les jours encore, ils font crier en pub ic des zélés indiscrets, qui me disent des injures pieusement, et me damnent par charité.

Je me soucierois fort peu de tout ce qu'ils peuvent dire, n'étoit l'arti

Cette préface a été mise par Molière en tête de la première édition du Tartuffe, publiée en 1669, quelques mois après la seconde représentation de cet ouvrage, et plus de deux ans après la première. (A.)

fice qu'ils ont de me faire des ennemis que je respecte, et de jeter dans leur parti de véritables gens de bien, dont ils préviennent la bonne foi, et qui, par la chaleur qu'ils ont pour les intérêts du ciel, sont faciles à recevoir les impressions qu'on veut leur donner. Voilà ce qui m'oblige à me défendre. C'est aux vrais dévots que je veux partout me justifier sur la conduite de ma comédie; et je les conjure, de tout mon cœur, de ne point condamner les choses avant que de les voir, de se défaire de toute prévention, et de ne point servir la passion de ceux dont les grimaces les déshonorent.

Si l'on prend la peine d'examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute que mes intentions y sont partout innocentes, et qu'elle ne tend nullement à jouer les choses que l'on doit révérer; que je l'ai traitée avec toutes les précautions que me demandoit la délicatesse de la matière; et que j'ai mis tout l'art et tous les soins qu'il m'a été possible pour bien distinguer le personnage de l'hypocrite d'avec celui du vrai dévot. J'ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul moment l'auditeur en balance; on le connoît d'abord aux marques que je lui donne ; et, d'un bout à l'autre, il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action, qui ne peigne aux spectateurs le caractère d'un méchant homme, et ne fasse éclater celui du véritable homme de bien que je lui oppose.

Je sais bien que, pour réponse, ces messieurs tâchent d'insinner que ce n'est point au théâtre à parler de ces matières; mais je leur demande, avec leur permission, sur quoi ils fondent cette belle maxime. C'est une proposition qu'ils ne font que supposer, et qu'ils ne prouvent en aucune façon; et, sans doute, il ne seroit pas difficile de leur faire voir que la comédie, chez les anciens, a pris son origine de la religion, et faisoit partie de leurs mystères; que les Espagnols, nos voisins, ne célèbrent guère de fète où la comédie ne soit mêlée; et que, même parmi nous, elle doit sa naissance aux soins d'une confrérie à qui appartient encore aujourd'hui l'hôtel de Bourgogne; que c'est un lieu qui fut donné pour y représenter les plus importants mystères de notre foi; qu'on en voit encore des comédies imprimées en lettres gothiques, sous le nom d'un docteur de Sorbonne; et, sans aller chercher si loin, que l'on a joué, de notre temps, des pièces saintes de M. Corneille', qui ont été l'admiration de toute la France.

Si l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés. Celui-ci est, dans l'état, d'une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres; et nous avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la correction. Les plus beaux traits d'une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes, que la peinture de leurs défauts. C'est une grande atteinte aux vices, que Polyeucte, et Théodore, vierge et martyre.

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