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Ne pouvez-vous haïr sans que

la haine éclate? Assez d'autres sans vous n'ont pas mis en oubli Par quelles cruautés son trône est établi.

Tant de braves Romains, tant d'illustres victimes,
Qu'à son ambition ont immolés ses crimes,
Laissent à leurs enfants d'assez vives douleurs
Pour venger votre perte en vengeant leurs malheurs.
Beaucoup l'ont entrepris, mille autres vont les suivre :
Qui vit haï de tous ne saurait long-temps vivre.
Remettez à leurs bras les communs intérêts,
Et n'aidez leurs desseins que par des vœux secrets.
Emi. Quoi! je le haïrai sans tâcher de lui nuire?
J'attendrai du hasard qu'il ose le détruire ?
Et je satisferai des devoirs si pressants

Par une haine obscure et des vœux impuissants?
Sa perte, que je veux, me deviendrait amère
Si quelqu'un l'immolait à d'autres qu'à mon père;
Et tu verrais mes pleurs couler pour son trépas,
Qui, le faisant périr, ne me vengerait pas.
C'est une lâcheté que de remettre à d'autres
Les intérêts publics qui s'attachent aux nôtres.
Joignons à la douceur de venger nos parents
La gloire qu'on remporte à punir les tyrans;
Et faisons publier par toute l'Italie :

"La liberté de Rome est l'œuvre d'Emilie :
On a touché son âme, et son cœur s'est épris ;
Mais elle n'a donné son amour qu'à ce prix.'

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Ful. Votre amour à ce prix n'est qu'un présent funeste Qui porte à votre amant sa perte manifeste. Pensez mieux, Émilie, à quoi vous l'exposez;

Combien à cet écueil se sont déjà brisés:

Ne vous aveuglez point quand sa mort est visible.
Emi. Ah! tu sais me frapper par où je suis sensible.
Quand je songe aux dangers que je lui fais courir,

La crainte de sa mort me fait déjà mourir;

Mon esprit en désordre à soi-même s'oppose ;

Je veux, et ne veux pas, je m'emporte, et je n'ose;
Et mon devoir, confus, languissant, étonné,

Cède aux rebellions de mon cœur mutiné.

Tout beau,' ma passion, deviens un peu moins forte; Tu vois bien des hasards, ils sont grands, mais n'importe ; Cinna n'est pas perdu pour être hasardé.

1 Doucement.

De quelques légions qu'Auguste soit gardé,

Quelque soin qu'il se donne, et quelque ordre qu'il tienne,
Qui méprise la vie est maître de la sienne :

Plus le péril est grand, plus doux en est le fruit;
La vertu nous y jette, et la gloire le suit.

Quoi qu'il en soit, qu'Auguste ou que Cinna périsse,
Aux mânes paternels je dois ce sacrifice;
Cinna me l'a promis en recevant ma foi,
Et ce coup seul aussi le rend digne de moi.
Il est tard, après tout, de m'en vouloir dédire :
Aujourd'hui l'on s'assemble, aujourd'hui l'on conspire;
L'heure, le lieu, le bras se choisit aujourd'hui ;

Et c'est à faire' enfin à mourir après lui...
Mais, le voici qui vient.

Emi.

SCÈNE III.

Cinna, Emilie, Fulvie.

Cinna, votre assemblée

Par l'effroi du péril n'est-elle point troublée ?

Et reconnaissez-vous au front de vos amis

Qu'ils soient prêts à tenir ce qu'ils vous ont promis?
Cin. Jamais contre un tyran entreprise conçue
Ne permit d'espérer une si belle issue;
Jamais de telle ardeur on n'en jura la mort;
Et jamais conjurés ne furent mieux d'accord.
Tous s'y montrent portés avec tant d'alégresse
Qu'ils semblent, comme moi, servir une maîtresse ;
Et tous font éclater un si puissant courroux
Qu'ils semblent tous venger un père, comme vous.
Emi. Je l'avais bien prévu que pour un tel ouvrage
Cinna saurait choisir des hommes de courage,

Et ne remettrait pas en de mauvaises mains

L'intérêt d'Émilie et celui des Romains.

Cin. Plût aux dieux que vous-même eussiez vu de quel zèle Cette troupe entreprend une action si belle!

Au seul nom de César, d'Auguste, et d'empereur,

Vous eussiez vu leurs yeux s'enflammer de fureur,
Et dans un même instant, par un effet contraire,
Leur front pâlir d'horreur, et rougir de colère.
"Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureux
Qui doit conclure enfin nos desseins généreux.

Il faut faire en sorte de mourir après lui.

Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome,
Et son salut dépend de la perte d'un homme,

Si l'on doit le nom d'homme à qui n'a rien d'humain,
À ce tigre altéré de tout le sang romain:

Combien pour le répandre a-t-il formé de brigues!
Combien de fois changé de partis et de ligues,
Tantôt ami d'Antoine, et tantôt ennemi,
Et jamais insolent ni cruel à demi!"

Là, par un long récit de toutes les misères
Que durant notre enfance ont enduré nos pères,
Renouvelant leur haine avec leur souvenir,
Je redouble en leurs cœurs l'ardeur de le punir.
Je leur fais des tableaux de ces tristes batailles
Où Rome par ses mains déchirait ses entrailles;
Où l'aigle abattait l'aigle, et de chaque côté
Nos légions s'armaient contre leur liberté ;
Où les meilleurs soldats et les chefs les plus braves
Mettaient toute leur gloire à devenir esclaves;
Où, pour mieux assurer la honte de leurs fers,
Tous voulaient à leur chaîne attacher l'univers,
Et l'exécrable honneur de lui donner un maître,
Faisant aimer à tous l'infâme nom de traître ;
Romains contre Romains, parents contre parents,
Combattaient seulement pour le choix des tyrans.
J'ajoute à ces tableaux la peinture effroyable
De leur concorde impie, affreuse, inexorable,
Funeste aux gens de bien, aux riches, au sénat,
Et, pour tout dire enfin, de leur triumvirat.
Mais je ne trouve point de couleurs assez noires
Pour en représenter les tragiques histoires:
Je les peins dans le meurtre à l'envi triomphants,
Rome entière noyée au sang1 de ses enfants;
Les uns assassinés dans les places publiques,
Les autres dans le sein de leurs dieux domestiques;
Le méchant par le prix au crime encouragé,
Le mari par sa femme en son lit égorgé;
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et sa tête à la main demandant son salaire;
Sans pouvoir exprimer par tant d'horribles traits
Qu'un crayon imparfait de leur sanglante paix.

Pour dans le sang.

Le sens est: Je ne puis exprimer par tant d'horribles traits qu'une idée imparfaite, &c.

Vous dirai-je les noms de ces grands personnages
Dont j'ai dépeint les morts pour aigrir les courages,
De ces fameux proscrits, ces demi-dieux mortels,
Qu'on a sacrifiés jusque sur les autels?

Mais pourrais-je vous dire à quelle impatience,
À quels frémissements, à quelle violence,
Ces indignes trépas, quoique mal figurés,
Ont porté les esprits de tous nos conjurés?
Je n'ai point perdu temps;' et voyant leur colère
Au point de ne rien craindre, en état de tout faire,
J'ajoute en peu de mots: "Toutes ces cruautés,
La perte de nos biens et de nos libertés,

Le ravage des champs, le pillage des villes,
Et les proscriptions, et les guerres civiles,
Sont les degrés sanglants dont Auguste a fait choix
Pour monter sur le trône et nous donner des lois.
Mais nous pouvons changer un destin si funeste,
Puisque de trois tyrans c'est le seul qui nous reste ;
Et que juste une fois il s'est privé d'appui,

Perdant, pour régner seul, deux méchants comme lui.
Lui mort, nous n'avons point de vengeur, ni de maître;
Avec la liberté Rome s'en va renaître ;

Et nous mériterons le nom de vrais Romains
Si le joug qui l'accable est brisé par nos mains.
Prenons l'occasion tandis qu'elle est propice:
Demain au capitole il fait un sacrifice;

coupe :

Qu'il en soit la victime; et faisons en ces lieux
Justice à tout le monde à la face des dieux.
La presque pour sa suite il n'a que notre troupe;
C'est de ma main qu'il prend et l'encens et la
Et je veux pour signal que cette même main
Lui donne au lieu d'encens d'un poignard dans le sein.
Ainsi d'un coup mortel la victime frappée
Fera voir si je suis du sang du grand Pompée ;
Faites voir après moi si vous vous souvenez
Des illustres aïeux de qui vous êtes nés."
À peine ai-je achevé que chacun renouvelle,
Par un noble serment, le vœu d'être fidèle :
L'occasion leur plaît; mais chacun veut pour soi
L'honneur du premier coup, que j'ai choisi pour moi.
La raison règle enfin l'ardeur qui les emporte:
Maxime et la moitié s'assurent de la porte,

1 Pour perdu de temps.

L'autre moitié me suit, et doit l'environner,
Prête au moindre signal que je voudrai donner.
Voilà, belle Émilie, à quel point nous en sommes.
Demain j'attends la haine ou la faveur des hommes,
Le nom de parricide, ou de libérateur ;

César celui de prince, ou d'un usurpateur.
Du succès qu'on obtient contre la tyrarie
Dépend ou notre gloire ou notre ignominie ;
Et le peuple, inégal à l'endroit des tyrans,
S'il les déteste morts, les adore vivants.
Pour moi, soit que le ciel me soit dur ou propice,
Qu'il m'éleve à la gloire ou me livre au supplice,
Que Rome se déclare ou pour ou contre nous,
Mourant pour vous servir, tout me semblera doux.
Emi. Ne crains point de succès qui souille ta mémoire:
Le bon et le mauvais sont égaux pour ta gloire ;
Et dans un tel dessein le manque de bonheur
Met en péril ta vie, et non pas ton honneur.
Regarde le malheur de Brute et de Cassie ;1
La splendeur de leur nom en est-elle obscurcie?
Sont-ils morts tout entiers avec leurs grands desseins?
Ne les compte-t-on plus pour les derniers Romains?
Leur mémoire dans Rome est encor précieuse,
Autant que de César la vie est odieuse :
Si leur vainqueur y règne, ils y sont regrettés,
Et, par les vœux de tous, leurs pareils souhaités.
Va marcher sur leurs pas où l'honneur te convie:
Mais ne perds pas le soin de conserver ta vie ;
Souviens-toi du beau feu dont nous sommes épris,
Qu'aussi bien que la gloire Émilie est ton prix,
Que tu me dois ton cœur, que mes faveurs t'attendent,
Que tes jours me sont chers, que les miens en dépendent...
Mais, quelle occasion mène Évandre vers nous ?

SCENE IV.

Cinna, Emilie, Evandre, Fulvie.

Evan. Seigneur, César vous mande, et Maxime avec vous. Cin. Et Maxime avec moi! Le sais-tu bien, Évandre? Evan. Polyclète est encor chez vous à vous attendre, Et fût venu lui-même avec moi vous chercher,

Si ma dextérité n'eût su l'en empêcher.

1 Pour Brutus et Cassius.

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