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ACTE CINQUIÈME.

SCENE PREMIÈRE.

Dorbeval, Poligni ; ́ ils arrivent du grand salon.

Dorbeval. La bonne chose qu'un dîner! surtout ceux d'à présent! et quelle sublime, quelle admirable invention que celle du vin de Champagne!

Poligni, (froidement.) Oui, cela égaye, cela étourdit, cela fait tout oublier.

Dorbeval. Mais j'ai des compliments à te faire: tu étais charmant auprès d'Hermance; tendre, galant, empressé. Est-ce que, par hasard, tu en serais amoureux ?

Poligni. Eh, morbleu! il le faut bien, j'y suis forcé. Veuxtu que l'on croie que je ne l'épouse que pour sa dot? Dans la position où je suis, aux yeux du monde, il n'y a qu'une grande passion qui puisse me justifier, et je m'essayais. Aussi j'avais besoin de respirer; si tu savais comme c'est terrible un amour d'obligation!

Dorbeval. Eh, mon Dieu! tu t'y feras; le mariage en luimême n'est pas autre chose, et ce n'est pas parce que ta femme est riche que tu feras plus mauvais ménage. Il y a dans le monde une foule de préjugés bourgeois contre la fortune et même contre la beauté! Une jeune personne est-elle riche? ah! elle aura un mauvais caractère; est-elle jolie? elle sera coquette. Eh bien, moi, je connais des femmes laides qui n'avaient rien, et qui font enrager leurs maris; qui ne leur apportent dans leur ménage que des chagrins. elles avaient apporté une dot, la dot serait là; c'est une indemnité, car la fortune ne gâte rien et répare bien des choses. Je t'engage donc à prendre la tienne en patience, à t'y résigner, et à continuer ton système de passion, si cela te convient, si cela t'arrange.

Si

Poligni. Oui, certainement. Il faut que mes amis, il faut que tout le monde me croie heureux; il y va de mon honneur. Mais ce qui m'inquiète, c'est ce soir, dans ton salon, ce contrat de mariage. Quand devant tout le monde on en lira les articles, quand on connaîtra mon peu de fortune et la dot d'Hermance, qu'est-ce qu'on va dire? Et puis, je crains qu'elle n'y soit.

Dorbeval. Qui donc ?

Poligni. Madame de Brienne! Grâce au ciel, elle a refusé d'assister à ce dîner; aussi, tu as vu comme j'y étais bien,

comme j'étais à mon aise! Mais elle doit venir ce soir, et sa vue seule... Devant elle, je ne pourrai jamais signer.

Dorbeval. Quel enfantillage! Mais il faut avoir pitié de ta faiblesse. Cette signature était fixée pour onze heures au salon eh bien, je vais trouver le notaire, et, sans en prévenir le reste de la compagnie, je l'emmène là (montrant la première porte à droite), dans mon cabinet, ainsi que ta future et nos témoins: nous y lirons, nous y signerons ce contrat, qui t'effraye, et d'ici à une demi-heure, tout sera terminé entre nous, et en comité secret. Es-tu content?

Poligni. À la bonne heure.

Dorbeval. Pour les autres signatures, qui ne sont que de luxe, les donnera après qui voudra. Mais afin de procéder

par ordre, voici d'abord des papiers qui désormais t'appartiennent; c'est la dot de ta femme, qu'en bon et fidèle tuteur je remets entre les mains de l'époux de son choix.

Poligni. Eh quoi! déjà?

Dorbeval. Puisqu'en signant tu vas reconnaître les avoir reçus, il faut que je te les donne, et tu conviendras que c'est un beau moment que celui où l'on touche la dot! C'est peutêtre même le plus... (S'interrompant.) Malheureusement tu n'en jouiras pas longtemps, car là-dessus tu as des dettes à payer. Lajaunais, qui ce soir est des nôtres,' compte sur son argent.

Poligni. Oui, mon ami, je sais que de mes mains ce portefeuille va passer dans les siennes.

Dorbeval. Pas tout à fait; prends bien garde: tu ne lui donneras que deux cent mille francs.

Poligni. Eh pourquoi ?

Dorbeval. Parce que les cent mille écus qu'il me doit, c'est à moi que tu les remettras; c'est convenu.

Poligni, (riant.) Ah, c'est à toi! Mais alors tu pouvais les garder.

Dorbeval. Non, mon cher, parce qu'en affaires la règle, l'exactitude... Mais quand j'y pense, ce Lajaunais que malgré lui je force à être honnête et à payer ses dettes!... (Riant.) C'est très-gai.

Poligni. Oui, sans doute !

Dorbeval, (riant.) Tu n'en ris pas assez.

Poligni. Si vraiment, c'est très-drôle. (Ils rient tous les deux.)

1 Est des nôtres, fait partie de notre société.

SCÈNE II.

Les Précédents; Olivier.

Olivier. Eh, mon Dieu! qu'avez-vous donc ? quels éclats de rire on vous entend du salon.

Dorbeval, (continuant de rire.) C'est ce Poligni qui est d'une folie, d'une gaieté !

Olivier. Quoi! même avant le mariage?

Dorbeval. Et quand veux-tu donc que l'on rie, si ce n'est dans ce moment-là? On jouit de son reste.

Poligni, (cherchant à s'échauffer.) Oui, vraiment, je suis si heureux aujourd'hui! de bons amis, une femme charmante, un dîner... un dîner de ministre !... car tu y étais, Olivier; mais tu n'as pas fait honneur comme nous au Champagne qu'il nous a prodigué. Ce cher Dorbeval, cet excellent ami! je serais bien ingrat si je ne l'aimais pas !

Dorbeval. Et moi donc !... Mais un bon dîner ne doit jamais nuire aux affaires; au contraire, et je vais penser aux nôtres. Olivier, est-ce que tu ne prends pas de café?

Olivier. Non.

Dorbeval. Et toi, Poligni? Cela fait bien, cela dissipe les fumées.

Poligni, (vivement.) Non, non, Dieu m'en garde je suis

si bien ainsi !

Dorbeval. Alors, je vais prendre le mien. (A Poligni.) Tu sais que dans une demi-heure je t'attendrai là dans mon cabinet. (Il sort.)

Poligni. Oui, mon ami, oui, je n'y manquerai pas.

SCÈNE III.

Olivier, Poligni.

Olivier. Ton mariage a donc toujours lieu ?

Poligni, (affectant une grande gaieté.) Oui, mon ami, oui, sans doute; pourquoi me fais-tu cette question?

Olivier. Oh! pour rien. (A part.) Allons, madame de Brienne ne lui a pas encore parlé; mais c'est elle que cela regarde.

Poligni, (de même.) Et si tu faisais bien, tu suivrais mon exemple, tu ferais comme moi un bon mariage, un mariage d'inclination; juge donc quelle brillante perspective! une grande fortune qui, chaque jour, peut s'augmenter encore; de la considération, du crédit, le bonheur de recevoir mes

amis, car vous viendrez tous! Quelle ivresse ! quelle suite de plaisirs! Nous n'aurons pas le temps de réfléchir, et déjà, d'avance, je ne puis te dire à quel point je suis heureux!

Olivier. C'est singulier, cela n'en a pas l'air; le bonheur a un aspect plus tranquille. Mais cet amour pour Hermance t'est donc venu bien subitement ?

Poligni. Non, mon ami; je l'aimais et depuis longtemps, mais sans oser l'avouer à personne, parce que la disproportion de nos fortunes... Mais du reste une jeune personne charmante, qui joint aux traits les plus séduisants le caractère le plus heureux!

Olivier. Le caractère ! le caractère! Il y a quelque temps, cependant, tu me parlais de sa légèreté, de sa coquetterie. Poligni. Sa coquetterie! Eh mais! pas tant; je ne vois pas cela. Je te jure, mon ami, que tu t'abuses sur son compte, ou que tu as des préventions contre elle.

Olivier. M'en préserve le ciel! Moi, ce que j'en dis, c'est pour toi; et quand les avis, les conseils d'un ami peuvent nous éclairer...

Poligni. Des avis, des conseils! Je n'en veux pas, je ne veux rien écouter. Si quelque illusion, si quelque erreur m'abuse, qu'on se garde de la dissiper, qu'on me la laisse tout entière, je m'y plais, je veux y rester.

Olivier. Mais si l'on te prouvait à toi-même que ce mariage. ne te convient pas.

Poligni, (hors de lui.) Ce mariage! rien ne peut le rompre; il faut qu'il ait lieu. Sais-tu que maintenant c'est mon seul espoir? sais-tu que s'il venait à manquer, ce serait fait de moi, de mon honneur, de ma vie, et que je n'aurais plus qu'à me brûler la cervelle?

Olivier. Y penses-tu? C'est du délire, de la passion; tu l'aimes donc avec excès ?

Poligni, (avec un sourire amer.) L'aimer!... moi, l'aimer! Crois-tu donc que la fatalité qui me poursuit m'ait ôté le sens, le jugement; ait assez fasciné mes yeux pour me cacher la nullité de son esprit, la sécheresse de son cœur, la vanité, seul mobile de ses actions? Crois-tu que, tout à l'heure encore, je ne l'aie pas vue, dans le salon, entourée d'une foule de jeunes fats, dont son sourire sollicitait les hommages? Olivier. Et tu l'as souffert ?

Poligni. Et que m'importe à moi ?
Olivier. Qu'entends-je ?

Poligni. J'en ai trop dit pour te rien cacher. Aussi bien, je suis trop malheureux, et j'ai besoin d'un ami à qui confier

mes peines. Oui, sans ce mariage, je suis perdu, déshonoré, obligé de fuir; à toi-même, je t'enlève le fruit de tes tra

vaux !

Olivier. Qu'importe ! sois heureux.

Poligni. Je ne le puis; je dois six cent mille francs!

Olivier. Grand Dieu!

Poligni. Et je ne te parle pas de mes inquiétudes, de mes craintes, de mes tourments; voilà ce qui m'en coûte pour être agent de change.

Olivier. Où en était la nécessité? toi qui avais une fortune honorable et indépendante, huit mille livres de rentes? qui te forçait à les compromettre?

Poligni. Qui m'y forçait? L'ambition, la vanité, le désir des richesses, le désir de briller.

Olivier. Eh bien! tu es encore maître de ton sort, il ne dépend que de toi; plus d'égards, de vains ménagements, il faut tout rompre.

Poligni. Rompre! Y penses-tu? et dans quel moment? Quand toute une famille est réunie pour signer ce contrat, quand il y a dans ce salon plus de deux cents personnes qui seraient témoins d'un pareil éclat! Et de quel droit déshonorer une jeune fille qui n'a d'autres torts envers moi que de me sauver moi-même du déshonneur, de faire ma fortune, et à qui je ne peux pas même reprocher ses défauts, car je les connais, je les accepte; c'est à moi au contraire à la protéger, à la défendre ; j'y suis engagé d'honneur, je suis lié par ses bienfaits. (A voix basse.) Car déjà j'ai reçu sa dot; elle est là, j'en ai disposé d'avance,.je l'ai presque employée. Je sais comme toi que j'y puis renoncer encore, je sais même qu'en vendant tout ce que je possède, je retrouve ma liberté au prix de l'indigence; mais te l'avouerais-je enfin ? cette fortune dont j'ai déjà fait l'essai, cette fortune qu'on ne goûte pas impunément, est devenue pour moi le premier des biens. Plutôt mourir que de déchoir à tous les yeux! Et je sacrifierai à cette idée mon avenir, mon amour, madame de Brienne, et moi-même s'il le faut.

Olivier. Ô ciel! madame de Brienne! tu l'aimerais encore !

Poligni. Plus que jamais!

Olivier. Et cependant, tu lui as dit...

Poligni. Oui, parce que je tenais à son estime, parce que je veux bien rougir à tes yeux, mais non pas aux siens ; et que, connaissant son âme noble et désintéressée, j'ai pensé qu'elle me pardonnerait mon inconstance plus aisément que

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