Page images
PDF
EPUB

meurtre de Carthaginois; achetant une honteuse fuyte au mesme prix qu'elle eust eu d'une glorieuse victoire 8.

C'est ce de quoy i'ay le plus de peur que la peur : aussi surmonte elle en aigreur touts aultres accidents. (Quelle affection peult estre plus aspre et plus iuste, que celle des amis de Pompeius qui estoient en son navire spectateurs de cet horrible massacre? Si est ce que la peur des voiles aegyptiennes, qui commenceoient à les approcher, l'estouffa de maniere qu'on a remarqué qu'ils ne s'amuserent qu'à haster les mariniers de diligenter et de se sauver à coups d'aviron; iusques à ce que, arrivez à Tyr, libres de crainte, ils eurent loy de tourner leur pensee à la perte qu'ils venoient de faire,

et lascher la bride aux lamentations et aux larmes cette aultre plus forte passion avoit suspendues:

que

Tum pavor sapientiam omnem mihi ex animo expectorat 10.) Ceulx qui auront esté bien frottez en quelque estour** de guerre, touts blecez encores et ensanglantez, on les rameine bien landemein * à la charge: mais ceulx qui ont conceu quelque bonne peur des ennemis, vous

8 Tit. Liv. L. XXI. c. 56.

9 Cic. Tusc. Quæst. L. III, c. 26.

10 L'effroi me prive alors de toute ma sagesse.

Ennius apud Cic. Tusc. Quæst. L. IV, c. 8.

*3 Un estour, dit Nicot, c'est un conflict et combat.

*4 Le lendemain, comme Montaigne l'écrit aussi quelquefois.

ne les leur feriez pas seulement regarder en face. Ceulx qui sont en pressante crainte de perdre leur bien, d'estre exilez, d'estre subiuguez, vivent en continuelle angoisse, en perdant le boire, le manger et le repos : là où les pauvres, les bannis, les serfs, vivent souvent aussi ioyeusement que les aultres. Et tant de gents qui, de l'impatience des poinctures *5 de la peur, se sont pendus, noyez et precipitez, nous ont bien apprins qu'elle est encores plus importune et plus insupportable que la mort.

Les Grecs en recoignoissent une aultre espèce, qui est oultre l'erreur de nostre discours *6, venant, disent ils, sans cause apparente et d'une impulsion celeste : des peuples entiers s'en veoyent souvent saisis, et des armées entières. Telle feut celle qui apporta à Carthage une merveilleuse desolation: on n'y oyoit que cris et voix effrayees; on voyoit les habitants sortir de leurs maisons comme à l'alarme, et se charger, blecer et entretuer les uns les aultres comme si ce feussent ennemis qui veinssent à occuper leur ville: tout y estoit en desordre et en fureur, iusques à ce que, par oraisons et sacrifices, ils eussent appaisé l'ire des dieux. Ils nomment cela Terreurs paniques 9.

8 Diodore de Sicile. L. XV, c. 7.

9 Plutarque. Traité d'Isis et Osiris.

* Des pointes, des transes poignantes.

*6 C'est-à-dire, qui n'est pas causée par une erreur de notre jugement.

[merged small][ocr errors][merged small]

Qu'il ne fault iuger de nostre heur qu'aprez la mort *1.

SOMMAIRE. D'après les continuelles vicissitudes de la fortune, on ne peut juger de la vie qu'au jour même du trépas. Alors le masque tombe. Une belle mort absout une vie coupable, finit dignement une vie innocente et pure. Exemples Cresus; Agésilas; Pompée; Ludovic Sforce; Marie Stuart; Scipion; Épaminondas; Étienne de la Boëtie.

SCILICET ultima semper

Expectanda dies homini est; dicique beatus

Ante obitum nemo supremaque funera debet '.

Les enfants sçavent le conte du roy Croesus à ce propos : lequel ayant esté prins par Cyrus et condemné à la mort; sur le poinct de l'execution il s'escria : « O Solon! Solon! » Cela rapporté à Cyrus, et s'estant enquis que c'estoit à dire ; il luy feit entendre qu'il verifioit lors à ses despens l'advertissement qu'aultrefois luy avait donné Solon: «Que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuvent appeller heureux iusques à ce qu'on leur ayt veu passer le dernier iour de leur vie », pour l'incertitude et variété des choses humaines, qui, d'un bien legier mou

<< Il faut attendre le dernier jour d'un homme, s'il a été heureux ». Ovid. Mét. L. III,

, pour
fab. 2
2, v. 5.

Montaigne a déjà dit quelque chose

le chapitre III (§. IV) de ce 1er. livre.

dire

à ce sujet, dans

[ocr errors]

Et

vement, se changent d'un estat en aultre tout divers2. pourtant Agesilaus, à quelqu'un qui disoit heureux le roy de Perse de ce qu'il estoit venu fort ieune à un si puissant estat : « Ouy; mais, dict il, Priam en tel aage ne feut pas malheureux >> 3. Tantost Des roys de Macedoine, successeurs de ce grand Alexandre, il s'en faict des menuisiers et greffiers à Rome; Des tyrans de Sicile, des pedantes à Corinthe; D'un conquerant de la moitié du monde et empereur de tant d'armees, il s'en faict un miserable suppliant des belitres ** officiers d'un roy d'Aegypte : tant cousta à ce grand Pompeius la prolongation de cinq ou six mois de vie! Et du temps de nos peres, ce Ludovic Sforce, dixiesme duc de Milan, soubs qui avoit si longtemps branslé toute l'Italie, on l'a veu mourir prisonnier à Loches", mais aprez y avoir vescu dix ans, qui est le pis de son marché: La plus belle royne 5, veufve du plus grand

2 Hérodote. L. I.

Plutarque: Dits notables des Lacédémoniens.

En Touraine, sous le règne de Louis XI, qui l'y avait fait enfermer en 1500. Guichardin. Istor. L. IV, in fine.

5 Marie Stuart, reine d'Écosse, et mère de Jacques [er., roi d'Angleterre, décapitée au château de Fotheringay, par l'ordre de la reine Élisabeth, le 18 février 1587. Elle avait été mariée trois fois : la première à François II.

On sent bien que cet événement postérieur de plusieurs années à l'époque où Montaigne publia ses Essais, ne se trouve point rapporté dans les premières éditions.

* Belitre, du latin balatro, gueux, fripon.

roy de la chrestienté, vient elle pas de mourir par main d'un bourreau? indigne et barbare cruauté! Et mille tels exemples; car il semble que, comme les orages et tempestes se picquent contre l'orgueil et haultaineté de nos bastiments, il y ayt aussi là hault des esprits envieux des grandeurs de çà bas;

Usque adeò res humanas vis abdita quædam
Obterit, et pulchros fasces sævasque secures
Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur ;

et semble que la fortune quelquesfois guette à poinct nommé le dernier iour de nostre vie, pour montrer sa puissance de renverser en un moment ce qu'elle avoit basty en longues années; et nous faict crier, *3 Laberius,

aprez

Nimirum hac die

Unâ plus vixi mihi quàm vivendum fuit 7!

Ainsi se peult prendre avecques raison ce bon advis de Solon*: mais d'autant que c'est un philosophe, à l'endroict desquels *5 les faveurs et disgraces de la

6 « Tant il est vrai qu'une force secrète se joue des entreprises des hommes, se plaît à briser les haches consulaires, et foule aux pieds l'orgueil des faisceaux » ! Lucret. L. V, v. 1232. 7 « Ah! j'ai vécu trop d'un jour»! Macrob. Saturnal. L. II, c. 7.

3 C'est-à-dire, avec.

*4 C'est cet avis que Montaigne a cité dès le commencement du chapitre.

5 C'est comme s'il y avait : et qu'à l'endroict des philosophes, etc.

« PreviousContinue »