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en le fouettant tres ignominieusement et cruellement, et en oultre le chargeant de felonnes *5 paroles et contumelieuses mais il eut le courage tousiours constant, sans se perdre; et, d'un visage ferme, alloit au contraire ramentevant *6 à haulte voix l'honnorable et glorieuse cause de sa mort, pour n'avoir voulu rendre son païs entre les mains d'un tyran; le menaceant d'une prochaine punition des dieux. Dionysius, lisant dans les yeulx de la commune de son armee, que, au lieu de s'animer des bravades de cet ennemy vaincu, au mespris de leur chef et de son triumphe, elle alloit s'amollissant par l'estonnement d'une si rare vertu, et marchandoit de se mutiner et mesme d'arracher Phyton d'entre les mains de ses sergeants, feit cesser ce martyre, et à cachettes l'envoya noyer en la mer.

Certes c'est un subiect merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l'homme il est malaysé d'y fonder iugement constant et uniforme. Voylà Pompeius qui pardonna à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il estoit fort animé, en consideration de la vertu et magnanimité du citoyen Zenon, qui se chargeoit seul de la faulte publicque, et ne requeroit aultre grace que d'en porter seul la

7 Diodore de Sicile. Liv. XIV, chap. 29.

* Brutales, cruelles.

*6 Rémémorant, rappelant.

peine. Et l'hoste de Sylla, ayant usé, en la ville de Peruse, de semblable vertu, n'y gaigna rien ny pour soy ny pour les aultres.

III. Et, directement contre mes premiers exemples, le plus hardy des hommes et si gracieux aux vaincus, Alexandre, forcéant, aprez beaucoup de grandes difficultez, la ville de Gaza, rencontra Betis qui y commandoit, de la valeur duquel il avoit pendant ce siege senti des preuves merveilleuses, lors seul, abandonné des siens, ses armes despecces, tout couvert de sang et de playes, combattant encores au milieu de plusieurs Macedoniens qui le chamailloient de toutes parts; et luy dict, tout picqué d'une si chere victoire (car, entre aultres dommages, il avoit receu deux fresches bleceures sur sa personne): : « Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Betis; fais estat qu'il te fault souffrir toutes les sortes de torments qui se pourront inventer contre un captif » : l'aultre, d'une mine non seulement asseuree, mais rogue et altiere, se teint sans mot dire à ces menaces. Lors Alexandre, voyant

8 Plutarque: Instruction pour ceux qui manient les affaires d'état. Il y nomme Sthenon, celui que Montaigne appelle Zenon.

9 Plutarque, d'où ceci a été tiré, dit Préneste, ville du Latium. (Voy. Instruction pour ceux qui manient les affaires d'état, ch. 17.) Peruse ou Perouse est aujourd'hui dans les États de l'Église.

son fier et obstiné silence : « A il flechy un genouil? lui est il eschappé quelque voix suppliante? Vrayement, ie vaincqueray ce silence; et si ie n'en puis arracher parole, i'en arracheray au moins du gemissement » et, tournant sa cholere en rage, commande qu'on luy perceast les talons; et le feit ainsi traisner tout vif, deschirer et desmembrer au cul d'une charrette. Seroit ce que la force de courage lui feust si naturelle et commune, que, pour ne l'admirer point, il la respectast moins? ou qu'il l'estimast si proprement que sienne, qu'en cette haulteur il ne peust souffrir de la voir en un aultre, sans le despit d'une passion envieuse? ou que l'impétuosité naturelle de sa cholere feust incapable d'opposition? De vray, si elle eust receu bride, il est à croire que, en la prinse et desolation de la ville de Thebes, elle l'eust receue, à veoir cruellement mettre au fil de l'espee tant de vaillants hommes perdus, et n'ayants plus moyens de deffense publicque; car il en feut tué bien six mille, desquels nul ne feut veu ny fuyant, ny demandant mercy; au rebours, cherchants qui cà, qui là, par les rues, à affronter les ennemis victorieux, les provoquants à les faire mourir d'une mort honnorable. Nul ne feut veu si abbattu de bleceures, qui n'essayast en son dernier souspir de se venger encores, et, avec les armes du desespoir, consoler sa mort en la mort

10 Quint-Curt. L. IV, ch. 6, num. 26, 27, 28.

de quelque ennemy. Si ne trouva l'affliction de leur vertu aulcune pitié, et ne suffisit pas la longueur d'un iour à assouvir sa vengeance: ce carnage dura iusques à la derniere goutte de sang espandable, et ne s'arresta que aux personnes desarmees, vieillards, femmes et enfants, pour en tirer trente mille esclaves 11.

"Diodore de Sicile. Liv. XVII, chap. 4.

CHAPITRE II.

De la tristesse.

SOMMAIRE. - I. Effets singuliers des grandes douleurs. II. Effets des passions extrêmes; de la joie, de la haine, etc. Exemples: Psammeticus, roi d'Égypte; Raisciac, seigneur allemand; - Sophocles; Denis le tyran; Diodore le dialecticien, etc.

I. IE suis des plus exempts de cette passion, et ne l'aime l'estime; quoyque ny le monde ayt entreprins, comme à prix faict, de l'honnorer de faveur particuliere ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience sot et monstrueux ornement! Les Italiens ont plus sortablement baptisé de son nom* la malignité car c'est une qualité tousiours nuisible, tous

:

:

Le mot italien tristezza signifie malignité.

d'Ae

iours folle; et comme tousiours couarde et basse, les Stoïciens en deffendent le sentiment à leur sage. Mais le conte dict Psammenitus, roy que gypte, ayant esté desfaict et prins par Cambyses, roy de Perse, voyant passer devant lui sa fille prisonniere habillee en servante, qu'on envoyoit puiser de l'eau, touts ses amis pleurants et lamentants autour de lui, se teint coy, sans mot dire, les yeulx fichez en terre; et, voyant encores tantost qu'on menoit son fils à la mort, se mainteint en cette mesme contenance: mais qu'ayant apperceu un de ses domestiques *3 conduict entre les captifs, il se meit à battre sa teste, et mener un dueil extreme '.

*3

Cecy se pourroit apparier à ce qu'on veit dernierement d'un prince des nostres, qui ayant ouy à Trente, où il estoit, nouvelles de la mort de son frère aisné, mais un frere en qui consistoit l'appuy et l'honneur de toute sa maison, et bientost aprez d'un puisné sa seconde esperance, et ayant soustenu ces deux charges d'une constance exemplaire; comme,

I Hérodote. L. III.

* Dans l'édition de 1580, le chapitre II commence à ces mots, le conte. Ainsi tout ce qui précède fut ajouté après coup par Montaigne.

*3 Domestique signifie ici familier, ami de la maison. En italien, ce mot est encore pris dans le même sens: domestichezza signifie familiarité, et domestico un intime

ami.

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