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De fuir les voluptez, au prix de la vie.

SOMMAIRE.

Abandonner la vie, quand elle est misérable et tourmentée, il n'y a rien là que d'ordinaire et de naturel; mais se donner la mort, au milieu de toutes les prospérités, et pour se soustraire aux joies du monde et à la volupté, voilà ce qui doit paraître héroïque.

Exemples: Lucilius; Saint-Hilaire, sa fille Abra, et sa femme.

I'AVOIS bien veu convenir en cecy la pluspart des anciennes opinions : Qu'il est heure de mourir lors qu'il y a plus de mal que de bien à vivre; et que de conserver nostre vie à nostre torment et incommodité, c'est chocquer les loix mesmes de nature, comme disent ces vieilles regles :

Η ζῆν ἀλύπως, ἢ θανεῖν εὐδαιμόνως.

Καλὸν τὸ θνήσκειν οἷς ὕβρεν τὸ ζῆν φέρει.

Κρείσσον τὸ μὴ ζῆν ἐστὶν, ἢ ζῆν ἀθλίως '.

1 Ou une vie tranquille, ou une mort heureuse.
Il est beau de mourir lorsque la vie est un opprobre.

Il vaut mieux cesser de vivre, que de vivre dans le malheur.

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On trouve dans Stobée, serm. 20, des sentences toutes semblables à ces trois là.

mais de poulser le mespris de la mort iusques à tel degré que de l'employer* pour se distraire des honneurs, richesses, grandeurs et aultres faveurs et biens que nous appellons de la fortune; comme si la raison n'avoit pas assez à faire à nous persuader de les abandonner, sans y adiouster cette nouvelle recharge, ie ne l'avois veu ny commander ny practiquer, iusques lors que ce passage de Seneca me tumba entre mains, auquel conseillant à Lucilius, personnage puissant et de grande auctorité autour de l'empereur, de changer cette vie voluptueuse et pompeuse, et de se retirer de cette ambition du monde à quelque vie solitaire, tranquille et philosophique; sur quoy Lucilius alleguoit quelques difficultez : « Ie suis d'advis, diet il, que tu quittes cette vie là, ou la vie tout à faict: bien te conseille ie de suyvre la plus doulce voye, et de destacher plustost que de rompre ce que tu as mal noué; pourveu que, s'il ne se peult aultrement destacher, tu le rompes : il n'y a homme si couard qui n'ayme mieulx tumber une fois que de demourer tousiours en bransle ». l'eusse trouvé ce conseil sortable à la rudesse stoïcque: mais il est plus estrange qu'il soit emprunté d'Epicurus, qui escript à ce propos choses toutes pareilles à Idomeneus.

2

Si est ce que ie pense avoir remarqué quelque

Epist. 22.

* De s'en servir, (du mépris de la mort).

traict semblable parmy nos gents, mais avecques la moderation chrestienne. Sainct Hilaire, evesque de Poictiers, ce fameux ennemy de l'heresie arienne, estant en Syrie, feut adverty qu'Abra sa fille unique, qu'il avoit laissee par deçà ** avecques sa mere, estoit poursuyvie en mariage par les plus apparents seigneurs du païs, comme fille tresbien nourrie, belle, riche, et en la fleur de son aage : il luy escrivit (comme nous voyons) qu'elle ostast son affection de touts ces plaisirs et advantages qu'on luy presentoit; qu'il luy avoit trouvé en son voyage un party bien plus grand et plus digne, d'un mari de bien aultre pouvoir et magnificence, qui luy feroit presents de robes et de ioyaux de prix inestimable. Son desseing estoit de luy faire perdre l'appetit et l'usage des plaisirs mondains, pour la ioindre toute à Dieu mais à cela le plus court et plus certain moyen luy semblant estre la mort de sa fille, il ne cessa par vœux, prieres et oraisons de faire requeste à Dieu de l'oster de ce monde et de l'appeller à soy, comme il adveint; car bientost aprez son retour, elle luy mourut, de quoy il montra une singuliere ioye. Cettuy cy semble encherir sur les aultres, de ce qu'il s'adresse à ce moyen de prime face, lequel ils ne prennent que subsidiairement, et puis, que c'est à l'endroict de sa fille unique. Mais ie ne veulx obmettre le bout de cette histoire, encores qu'il ne soit pas de mon propos. La femme de sainct Hilaire,

Dans les Gaules.

:

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ayant entendu par luy comme la mort de leur fille s'estoit conduicte par son desseing et volonté, et combien elle avoit plus d'heur *3 d'estre deslogee de ce monde que d'y estre, print une si vifve apprehension * de la beatitude eternelle et celeste, qu'elle solicita son mary avecques extreme instance d'en faire autant pour elle. Et Dieu, à leurs prieres communes, l'ayant retirée à soy bientost aprez, ce feut une mort embrassee avecques singulier contentement commun.

*3 Il était plus heureux pour elle.

*4 Un si vif désir.

CHAPITRE XXXIII.

La fortune se rencontre souvent au train de la raison.

:

SOMMAIRE. La fortune punit quelquefois comme aurait fait la justice; quelquefois elle produit des événemens bizarres et qui paraissent miraculeux en médecine, des cures inespérées; dans les arts, des effets inattendus, etc. Exemples: le Duc de Valentinois et Alexandre VI; le sieur de Licques; les deux Constantins; Clovis ; le roi Robert; le capitaine Rense; Jason-Phereus; Protogènes; Isabelle, reine d'Angleterre; Icétès; les deux Ignatius.

L'INCONSTANCE du bransle divers de la fortune faict qu'elle nous doibve presenter toute espece de

visages. Y a il action de iustice plus expresse que celle cy? le duc de Valentinois, ayant resolu d'empoisonner Adrian' cardinal de Cornete chez qui le pape Alexandre sixiesme son pere et luy alloyent souper au Vatican, envoya devant quelque bouteille de vin empoisonné, et commanda au sommelier qu'il la gardast bien soigneusement : le pape y estant arrivé avant le fils, et ayant demandé à boire, ce sommelier qui pensoit ce vin ne luy avoir esté recommendé que pour sa bonté, en servit au pape; et le duc mesme y arrivant sur le poinct de la collation, et se fiant qu'on n'auroit pas touché à sa bouteille, en print à son tour en maniere que le pere en mourut soubdain; et le fils, aprez avoir esté longuement tormenté de maladie, feut reservé à un'aultre pire fortune.

Quelquesfois il semble à poinct nommé qu'elle ** se ioue à nous : Le seigneur d'Estrée, lors guidon de monsieur de Vandosme, et le seigneur de Licques, lieutenant de la compaignie du duc d'Ascot, estants touts deux serviteurs de la sœur du sieur de Foungueselles, quoyque de divers partis (comme il advient aux voisins de la frontiere), le sieur de Licques l'emporta: mais le mesme iour des nopces, et qui pis est avant le coucher, le marié, ayant envie de rompre

En 1503. Voyez Historia di Francesco Guicciardini, L. VI.

*La fortune.

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