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refuseroient d'en rendre tesmoignage, assermentez par un iuge; et n'ont homme si familier, des intentions duquel ils entreprennent de pleinement respondre. Ie tiens moins hazardeux d'escrire les choses passees, que presentes : d'autant que l'escrivain n'a à rendre compte que d'une verité empruntee.

Aulcuns me convient d'escrire les affaires de mon temps, estimants que ie les veoy d'une veue moins blecee de passion qu'un aultre, et de plus prez, pour l'accez que fortune m'a donné aux chefs de divers partis. Mais ils ne disent pas, Que pour la gloire de Salluste ie n'en prendroy pas la peine; ennemy iuré d'obligation, d'assiduité, de constance: Qu'il n'est rien si contraire à mon style, qu'une narration estendue; ie me recouppe si souvent à faulte de haleine; ie n'ay ny composition ny explication, qui vaille; ignorant, au delà d'un enfant, des frases et vocables qui servent aux choses plus communes ; pour tant ay ie prins à dire ce que ie scay dire, accommodant la matiere à ma force; si i'en prenois qui me guidast, ma mesure pourroit faillir à la sienne: Que *16

*16 Dans quelques éditions, on a mis, oultre que ma liberté. Ce mot oultre ne se trouve ni dans les éditions de Coste, ni dans celle de Naigeon; et il donne un autre sens à la phrase de Montaigne. Coste remarque avec raison qu'il faut se rappeler ici ces mots, ils ne disent pas, placés quelques lignes plus haut, et lire comme s'il y avait : « ils ne disent pas que ma liberté étant si libre, j'eusse, etc. ».

ma liberté estant si libre, i'eusse publié des iugements, à mon gré mesme et selon raison, illegitimes et punissables. Plutarque nous diroit volontiers, de ce qu'il en a faict, que c'est l'ouvrage d'aultruy que ses exemples soient en tout et par tout veritables : qu'ils soient utiles à la posterité et presentez d'un lustre qui nous esclaire à la vertu, que c'est son ouvrage. Il n'est pas dangereux, comme en une drogue medicinale, en un conte ancien qu'il soit ainsin ou ainsi *17.

*17 Montaigne, dans un avis à l'imprimeur, qu'il avait écrit sur l'exemplaire dont M. Naigeon s'est servi pour donner son édition, remarquait qu'il fallait écrire ainsin devant une voyelle, et ainsi lorsqu'une consonne suivait; et il cite pour exemple cette phrase: « ainsi marcha, ainsin alla ». Les poëtes du tems de Charles IX écrivaient ainsin, lorsqu'ils voulaient éviter l'hiatus. C'est ce qu'observe Nicot au mot ainsi.

Voici, au reste, la construction et l'explication de la phrase de Montaigne : « il n'est pas dangereux en un conte ancien, comme pour une drogue médicinale, qu'il en soit ainsi ou

autrement ».

CHAPITRE XXI.

Le proufit de l'un est dommage de l'autre.

SOMMAIRE.

Dans toutes les professions, on ne fait bien ses affaires qu'aux dépens des autres.

Exemple: Démades, l'Athénien.

DEMADES athenien condemna un homme de sa ville qui faisoit mestier de vendre les choses necessaires aux enterrements, soubs tiltre de ce qu'il en demandoit trop de proufit, et que ce proufit ne luy pouvoit venir sans la mort de beaucoup de gents '. Ce iugement semble estre mal prins; d'autant qu'il ne se faict aucun proufit qu'au dommage d'aultruy2, et qu'à ce compte il fauldroit condemner toute sorte de gaings. Le marchand ne faict bien ses affaires qu'à la desbauche de la ieunesse; le laboureur, à la cherté des bleds; l'architecte, à la ruine des maisons; les officiers de la iustice, aux procez et querelles des hommes; l'honneur mesme et practique des ministres de la religion, se tire de nostre mort et de nos vices;

Senec. de Beneficiis. L. VI, c. 38, d'où presque tout ce chapitre a été pris.

2 Rousseau dit aussi que, « dans l'état social, le bien de l'un fait nécessairement le mal de l'autre ». Émile.

nul medecin ne prend plaisir à la santé de ses amis mesmes, dit l'ancien comique grec; ny soldat, à la paix de sa ville : ainsi du reste. Et, qui pis est, que chascun se sonde au dedans, il trouvera que nos souhaits interieurs pour la pluspart naissent et se nourrissent aux despens d'aultruy. Ce que considerant, il m'est venu en fantasie, comme nature ne se desment point en cela de sa generale police; car les physiciens tiennent que la naissance, nourrissement et augmentation de chasque chose, est l'alteration et corruption d'une aultre:

Nam quodcunque suis mutatum finibus exit;

Continuò hoc mors est illius, quod fuit ante 3,

3 « Dès qu'une chose quelconque change de manière d'être, il en résulte aussitôt la mort de ce qu'elle était auparavant ». Lucret. L. II, v. 752.

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De la coustume, et de ne changer ayseement une loy

receue.

SOMMAIRE.

-

I. Comment la coutume nous fait trouver les maux plus supportables, les plaisirs moins doux. II. Les vices comme les vertus s'enracinent dans l'ame, dès la plus tendre enfance. III. Puissance de la coutume sur les opinions; elle est la cause de la diversité des institutions humaines. Leur bisarrerie chez différentes nations. IV. Elle

que

est l'origine de ce qu'on appelle les lois de la conscience, ainsi de notre attachement au gouvernement et à la patrie. Elle est aussi la source de plusieurs grands VI. Est-il utile de changer les anciennes institutions? Toute innovation est dangereuse, hors les cas d'une absolue nécessité.

abus.

Exemples: l'Enfant réprimandé par Platon; - les Thraces; les Lacédémoniens; les Perses; les Sauvages; - Charondas; Lycurgue, etc.

I. CELUY me semble avoir tresbien conceu la force de la coustume qui premier forgea ce conte, qu'une femme de village, ayant apprins de caresser et porter entre ses bras un veau dez l'heure de sa naissance, et continuant tousiours à ce faire, gaigna cela par l'accoustumance, que, tout grand bœuf qu'il estoit, elle le portoit encores: car c'est, à la vérité, une violente et traistresse maistresse d'eschole que la coustume. Elle establit en nous, peu à peu, à la desrobee, le pied de son auctorité : mais, par ce doulx et humble commencement, l'ayant rassis et planté avec l'ayde du temps, elle nous descouvre tantost un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n'avons plus la

On a fait de ce conte une espèce de proverbe, qu'on trouve, ainsi exprimé, dans Pétrone :

Tollere taurum

Quæ tulerit vitulum, illa potest.

On lit aussi ce proverbe parmi les Adages d'Erasme.

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