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enfin ils étaient admis, ils éprouvaient une difficulté bien plus grande encore, celle d'engager ce jeune roi, toujours dissipé, toujours ennemi du travail et incapable d'attention, à fixer son esprit et à parler d'affaires 1.

On avait détesté la tyrannie, la fausseté et l'avarice des rois aragonais; mais les avantages qui étaient attachés à l'administration régulière, économe et bien informée, de ces rois, avantages auxquels on n'avait fait aucune attention pendant sa durée, devinrent frappants par le contraste. Le souvenir de Ferdinand II, auquel on ne pouvait adresser aucun des reproches qui pesaient sur son père et sur son aïeul, devenait cher par la grandeur de sa chute, par la noblesse avec laquelle on lui voyait supporter son malheur, et par le courage, la magnanimité et la douceur en même temps, qu'il avait manifestés pendant le peu de jours qu'avait duré son règne. Après s'être promis du retour de l'ancienne race française un bien-être et des avantages qu'il ne dépend d'aucun prince d'assurer à aucun peuple, on était d'autant plus frappé de l'incapacité du roi, de son inapplication, de sa paresse, du désordre inouï de sa maison, de l'impossibilité d'avoir accès auprès de lui; de l'orgueil et de l'insolence de ses courtisans, qui méprisaient une nation qu'ils venaient gouverner, et à laquelle ils ne s'étaient jamais montrés que dans les rangs ennemis. Le dégoût du présent inspirait le regret d'un passé qu'on avait cru intolérable. Celui qu'on avait si longtemps appelé tyran, avant même qu'il montât sur le trône, avait dans son exil cessé d'être odieux. On se rappelait les victoires qu'il avait remportées à la tête d'armées nationales, en Toscane et à Otrante, au pont de Lamentana; et l'on préférait le joug ancien, affermi par des conquêtes, au joug nouveau, qui n'était établi que par les défaites de l'armée et la honte de ses chefs. Une nation se soumet plutôt encore

1 Fr. Guicciardini. Eib. II, p. 89.

à être opprimée qu'à être méprisée et rendue méprisable par ceux qui la gouvernent. Le nom, jusqu'alors si odieux, d'Alfonse, n'inspirait plus d'effroi : on appelait juste sévérité cette même conduite qu'on avait si longtemps qualifiée de cruauté; et l'on croyait voir une preuve de sincérité dans ces déportements taxés si souvent d'orgueil et de hauteur'.

Tandis qu'une fermentation universelle était la conséquence de la comparaison entre les anciens et les nouveaux maîtres, les Français, rassasiés de leurs victoires, soupiraient déjà après leur retour dans leur patrie. Ils croyaient avoir assez fait pour leur gloire, et ils languissaient d'aller jouir de celle qu'ils avaient acquise aux yeux de leurs compatriotes, et surtout des femmes. Ceux qui étaient demeurés à la cour ou à l'armée, tout comme ceux qui étaient épars dans les provinces, sentaient également qu'ils n'étaient là qu'en passant. Ils ne songeaient point à plaire à leurs administrés, à faire au milieu d'eux un établissement durable, ou à y laisser une bonne réputation. Leurs yeux étaient toujours tournés vers la France, et tous leurs projets, toute leur ambition, se rapportaient à leur retour. Cette disposition était déjà universelle avant que l'on connût à Naples la ligue des puissances qui se fortifiaient dans le nord de l'Italie. Mais dès que la nouvelle en fut parvenue au roi, tous ses conseillers sentirent la nécessité de le ramener en France, avant que le chemin lui en fût fermé par des forces supérieures 2.

Charles VIII, qui négociait depuis longtemps avec Alexandre VI pour obtenir de l'église l'investiture du royaume de Naples, lorsqu'il vit la nécessité de repartir, offrit de se contenter d'une investiture qui serait donnée avec la clause : sans préjudice des droits de tout autre prétendant ; et ne pouvant l'obtenir même à cette condition, il résolut d'y sup

1 Fr. Guicciardini. Lib. II, p. 90.

2 Ibid. Fr, Belcarii Comm, Lib. VI, p. 156.

pléer par une autre cérémonie. Il fit, le 12 mai, son entrée à Naples, couvert d'un manteau impérial, tenant le globe de la main droite et le sceptre de la gauche, et accompagné par toute la noblesse française et napolitaine ; il se rendit avec ce cortége à l'église de Saint-Janvier, où il fit serment aux Napolitains de les gouverner et entretenir en leurs droits, libertés et franchises. Il fit chevaliers un grand nombre de jeunes gentilshommes qui lui demandèrent cette grâce, et, sans avoir été autrement couronné ou avoir reçu l'investiture de l'église, il se retira en son palais '.

Jean Jovianus Pontanus, le plus célèbre, à cette époque, des hommes de lettres napolitains, fut choisi par Charles VIII pour faire un discours au peuple, le jour de son inauguration. Cet homme, qui avait été élevé par les faveurs des rois d'Aragon, et qui avait été comblé de leurs bienfaits, ne consulta que sa vanité de rhéteur, et ne songea qu'à la pompe de ses phrases, non aux sentiments qui devaient l'animer. Il parla du prince français avec autant d'emphase, des Aragonais avec autant d'amertume, que si le premier avait en effet comblé tous les vœux du peuple, et que si les seconds n'avaient droit de sa part à aucune reconnaissance. Cette bassesse était un vice commun chez les gens de lettres de ce siècle, qui, nourris, comme les anciens troubadours, des bienfaits des grands seigneurs, n'avaient ni dignité de caractère ni indépendance. Cependant le public fut révolté de la conduite de Pontanus, et sa réputation littéraire elle-même en fut diminuée 2.

L'inauguration de Charles VIII était en quelque sorte le dernier acte de souveraineté qu'il avait intention d'exercer à Naples; car il était résolu à partir huit jours après. Il nomma pour son vice-roi Gilbert de Montpensier, de la maison de Bourbon, brave chevalier, mais qui manquait de talents, de

1 André de La Vigne, Journal de Charles VIII, dans Denys Godefroy, p. 147. Belcarii Comment. Rer. Gallic. L. VI, p. 159. 2 Fr. Guicciardini. Lib. 11, p. 93.

- Fr.

de connaissances et surtout d'activité : jamais il n'était levé avant midi, encore que de son temps on ne fût point accoutumé aux heures tardives que la mode a introduites aujourd'hui '. D'Aubigny, de la maison Stuart d'Écosse, que Charles VIII avait fait connétable du royaume, comte d'Acri et marquis de Squillace, fut nommé lieutenant du roi en Calabre. C'était, dit Comines, un chevalier sage, bon et honorable; et les Italiens lui donnent aussi le premier rang parmi les généraux de l'armée française. Étienne de Vesc, sénéchal de Beaucaire, grand chambellan de Naples, duc de Nola, et surintendant des finances du royaume, fut chargé du commandement de Gaëte. Il avoit, dit Comines, plus de faix qu'il ne pouvoit et n'eût sceu porter. Un gentilhomme lorrain, nommé don Julien, fut laissé à Santo-Angélo avec le titre de duc; Gabriel de Montfaulcon, à Manfrédonia; Guillaume de Villeneuve, à Trani; Georges de Silly, à Tarente; le bailli de Vitry, à l'Aquila, et Graziano Guerra, à Sulmone, dans les Abruzzes 2.

Charles VIII partagea son armée en ces différents chefs. Il leur laissa la moitié des Suisses, une partie des Gascons, huit cents lances françaises, et environ cinq cents hommes d'armes italiens, que commandaient le préfet de Rome, frère du cardinal de La Rovère, Prosper et Fabrice Colonna, et Antonello Savelli. Ces grands seigneurs italiens, les plus renommés parmi ceux qui faisaient le métier de condottieri, étaient aussi ceux que le roi avait le plus cherché à s'attacher. Il avait surtout comblé de faveurs les Colonna : il avait donné à Fabrice les comtés d'Albi et de Tagliacozzo; à Prosper, le duché de Tragitto, la ville de Fondi et plusieurs châteaux enlevés aux maisons des Gaétani et des Conti. Parmi les nobles napolitains il comptait surtout le prince de Salerne, et son frère le prince

↑ Mémoires de Phil. de Comines. Liv. VIII, ch. I, p. 264. 2 Pauli Jovii Hist. sui temp. Lib. II, p. 57. — Fr. Belcarii Comment. Rer. Gallicar. Lib. VI, p. 160.-Arnoldi Ferroni. Lib. I, p. 13.

de Bisignano, qui avaient vécu longtemps à la cour de France comme émigrés, et qui ne pouvaient avoir d'autres intérêts que les siens. Il avait rendu au premier la charge de grand amiral; et comme il le connaissait autant qu'aucun de ses courtisans français, il l'avait traité avec la même faveur '. Mais il n'avait pas pris pied assez solidement en Italie, pour espérer que les Italiens se défendissent par eux-mêmes; et après avoir partagé son armée, il ne laissait point assez de monde dans le royaume pour le garder, et il n'en emmenait point assez avec lui pour être assuré de s'ouvrir un passage.

Ce fut le 20 mai, après midi, que Charles partit de Naples pour retourner en France. Il menait avec lui huit cents lances françaises, sans compter les deux cents gentilshommes de sa garde, Jean-Jacques Trivulzio, avec cent hommes d'armes italiens, trois mille fantassins suisses, mille Français et mille Gascons; et il devait être rejoint en Toscane par Camille · Vitelli et ses frères, avec deux cent cinquante hommes d'armes 2. Le même soir il alla coucher à Averse, prenant la route de Rome.

Il avait envoyé devant lui l'archevêque de Lyon, pour prier le pape de l'attendre à Rome, l'assurer que c'était en fils obéissant de l'église qu'il désirait s'approcher de lui, et que comme il n'apportait que des intentions pacifiques, toutes leurs difficultés seraient arrangées dès la première conférence 3. D'autre part, le duc de Milan et les Vénitiens, pour affermir Alexandre dans leur alliance, lui avaient déjà envoyé mille chevau-légers et deux mille fantassins. Ils furent sur le point d'y joindre encore mille gendarmes ; cependant ils trouvèrent imprudent d'éloigner si fort leurs différents corps d'armée, et surtout d'en confier un aussi important à la foi d'un homme

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2 Fr. Guic

- Phil. de Comines,

1 Fr. Guicciardini. Lib. II, p. 91. Fr. Belcarii. Lib. VI, p. 160. ciardini. Lib. II, p. 91. — Pauli Jovii Hist. sui temp. Lib. II, p. 47. Mémoires. Liv. VIII, chap. II, p. 266. - - 3 Pauli Jovii Hist. Lib. II, p. 57.

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