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leur reprocher d'avoir écrit les Méditations et les Harmonies, on les traite dédaigneusement, comme de simples rimeurs.

La République a eu ses censeurs. Dès l'année 1884, un sénateur républicain, Edmond Schérer, avait l'audace, au grand scandale d'un grand nombre de ses collègues, de décrire ce qu'il appelait « les mœurs du suffrage universel », c'est-à-dire les origines mêmes du régime vicié dont nous apercevons maintenant les maux presque incurables. Il disait la toute-puissance du politicien, depuis le comité local où pérorent les gros bonnets du chef-lieu, jusqu'au Parlement et aux bureaux ministériels, où les élus s'efforcent, tant bien que mal, de tenir les promesses fantastiques qu'ils ont faites à ceux qu'ils sont censés repré

senter.

Schérer définissait ainsi les parlementaires «< nouveau jeu », les politiciens de profession :

Ce sont des hommes qui appartiennent aux carrières libérales ou semi-libérales, qui ont quelque instruction, quelque facilité de parole, des habitudes de sociabilité et enfin le goût de la politique, et naturellement de la politique avancée. Il est remarquable, en effet, que l'orateur du chef-lieu soit toujours partisan des opinions extrêmes. La même ardeur qui le pousse à jouer un rôle en fait un personnage d'opposition. Contre qui le besoin de lutte, les instincts turbulents se tourneraient-ils, sinon contre l'autorité? Sans parler de l'affinité entre la culture superficielle et le programme radical. L'idée abstraite opère dans le

Je viens de nommer le comité électoral. Savez-vous ce que c'est que ce comité? Tout simplement la clef de nos institutions, la maitresse pièce de la machine politique.

Ainsi, les misères et les vilenies de l'ancien « pays légal » dénoncées par Tocqueville, s'étendent maintenant, selon Schérer, au pays tout entier, tyrannisé, sur toute la surface du territoire, par des comités électoraux. Après avoir montré la composition de ces agences locales, qui ne sont point formées de délégués régulièrement nommés, mais qui se constituent spontanément, et se recrutent toujours, en définitive, parmi les fainéants de chaque localité, Schérer faisait voir la bassesse des candidats prosternés devant ce tribunal risible, et la misérable platitude du député, enchaîné par les engagements sans nombre qu'il a dû signer sous peine de voir réussir son concurrent:

L'élu part enfin pour la capitale, chargé d'engagements dont beaucoup seront difficiles à tenir, dont plusieurs pèseront désagréablement sur l'esprit d'un homme tiraillé entre des obligations de conduite parlementaire qu'il n'avait pas prévues et les lettres de change qu'il a si imprudemment passées à l'ordre de ses constituants. Mais ce n'est là qu'une partie des soucis qui vont l'assiéger. Il n'a pas plus tôt mis les pieds au Palais-Bourbon qu'il doit travailler à se fortifier dans une position si laborieusement conquise. La préoccupation qui va dominer toute sa vie publique, colorer toutes ses opinions, déterminer tous ses votes, c'est le soin de sa réélection à quatre années de là... Il importe que, dans toutes les fonctions publiques qui

confèrent quelque influence locale, il écarte ses adversaires s'il en a, qu'il se débarrasse même des tièdes ou des insuffisants, qu'il leur substitue des hommes capables de devenir des agents utiles. Telle a été l'une des causes et peut-être la principale de ce grand travail d'épuration administrative dont nous avons été témoins. Destitutions et nominations n'étaient le plus souvent dictées que par la nécessité d'accueillir des dénonciations intéressées, ou de fortifier des situations électorales chancelantes. Tout se tient, en effet. Si le député a la passion d'être réélu, et laisse sentir aux ministres, derrière ses sollicitations, la promesse de son appui ou la menace de son hostilité, les ministres, de leur côté, ont le désir très légitime de rester en place; ils n'ont en conséquence pas de plus grand souci que de maintenir ou de grossir leur majorité parlementaire, ils n'ont garde de perdre un vote en refusant à un député les complaisances qu'il exige. Voilà, il n'est personne qui l'ignore, la situation à laquelle la France est arrivée aujourd'hui le comité local nommant et gouvernant le député, le député faisant dépendre le concours qu'il prête au gouvernement de la satisfaction qu'il en reçoit pour ses fins personnelles, les intérêts électoraux, enfin, entendus au sens le plus étroit, le plus matériel, et devenus les arbitres de la politique du pays. Mal profond et grande honte!

Schérer énumérait toutes les menues sollicitations, toutes les humiliantes démarches où doivent descendre les députés et les sénateurs, sous peine d'être chassés de leurs banquettes.

La petite pièce après la grande. Le député porte à la tribune des propositions de lois qui enflent le budget, ou il vote des dégrèvements qui contribuent d'une autre façon à créer des déficits; il assiège les ministres pour obtenir une place pour celui-ci, une remise d'amende pour celui-là; mais il ne faut pas supposer que ses discours parlemen

LE MALAISE DE LA DÉMOCRATIE.

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faires ou ses séances dans les antichambres ministerie lies acquittent la dette qu'il a contractée envers ses électeurs le jour où il a brigué leur confiance. Ces sollicitations qui entrament tant de démarches, qui prennent tant de temps. qui font écrire taut de lettres, sont loin d'épuiser la liste des services que les commettants attendent de leur mand taire. Le suffrage universel a une si haute idée de la faveur dout il honore ses élus qu'il ne se fait aucun scrupule de mettre leur reconnaissance à contribution de toutes les manières imaginables. L'élection devient ainsi un marche, un marché dont l'électeur se croit autorisé à réclamer le prix sous forme de menues complaisances, et le député devient l'homme d'affaires de l'arrondissement, j'allais dire sou homme à tout faire,

Un jour, dans un banquet où quelques républicains s'étaient réunis pour célébrer l'anniversaire de cette révolution du 24 février qui (selon Tocqueville) était censée mettre fin à la corruption parlementaire, un député, M. Ballue, décrivit ses tribulations.

Il parla de certains électeurs qui lui écrivaient pour lui demander de procurer une nourrice à leur nouveau-né, alléguant que le service des nourrices est mieux surveillé à Paris qu'ailleurs. D'autres lui racontaient les symptômes de la maladie dont ils se croyaient atteints et le priaient de consulter pour eux quelque grand « rebouteux » de la capitale.

Un autre député, M. Lockroy, mis en goût par cette confession, prit la parole après M. Ballue et déclara connaitre un département où les voix se

payaient cinq francs pièce. On finira par mettre les mandats législatifs en adjudication.

La République française, dans son numéro du 12 avril 1882, publia une lettre par laquelle un électeur demandait une montre en argent à son député, <«< comme souvenir de sa noble et bienveillante personne ». « Outre le besoin, écrivait le malin solliciteur, je serai fier de pouvoir dire à nos adversaires politiques que vous n'oubliez pas vos bons amis. » Par une attention délicate, l'auteur de la lettre réclamait la photographie de son député en même temps que la

montre.

Edmond Schérer, rappelant tous ces faits, concluait ainsi :

Quelle est la situation faite à un gouvernement par les abus dont nous venons de parler? Il se voit enfermé dans un cercle vicieux. Pour rompre avec ces habitudes, pour fermer la porte aux solliciteurs, il lui faudrait la force que donne une majorité acquise, et la majorité sur laquelle il s'appuie met pour prix à son concours les faveurs dont elle a besoin pour récompenser des services électoraux. Pour réformer des abus si enracinés, il faudrait à un ministre une autorité que l'on puisait jadis dans les grandes conceptions politiques et dans les triomphes éclatants de la tribune, mais qu'on est obligé de chercher aujourd'hui dans la satisfaction des intérêts. Que de fois un chef de cabinet, pour peu qu'il ait eu le cœur un peu haut placé, doit être tenté de rompre en visière à un système qui fausse toutes nos institutions! Hélas! la réflexion vient; froisser les quémandeurs, c'est provoquer des désertions, c'est risquer une crise ministérielle, peut

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