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magnifique était d'une élégance noble ou d'une belle simplicité. L'une de ces illusions fut détruite dès mon arrivée à Paris ; l'autre ne tarda point à l'être. Ce fut aux bains de Julien que je logeai en arrivant, et dès le lendemain matin je fus au lever de Voltaire.

LIVRE TROISIÈME.

Les jeunes gens qui, nés avec quelque talent et de l'amour pour les beaux-arts, ont vu de près les hommes célèbres dans l'art dont ils faisaient eux-mêmes leurs études et leurs délices, ont connu comme moi le trouble, le saisissement, l'espèce d'effroi religieux que j'éprouvai en allant voir Voltaire.

Persuadé que ce serait à moi de parler le premier, j'avais tourné de vingt manières la phrase par laquelle je débuterais avec lui, et je n'étais content d'aucune. Il me tira de cette peine. En m'entendant nommer, il vint à moi; et me tendant les bras, << Mon ami, me dit-il, je suis bien aise de vous voir. J'ai cependant une mauvaise nouvelle à vous apprendre monsieur Orri s'était chargé de votre fortune; monsieur Orri est disgracié.

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Je ne pouvais guère tomber de plus haut, ni d'une chute plus imprévue et plus soudaine; et je n'en fus point étourdi. Moi qui ai l'âme naturellement faible, je me suis toujours étonné du courage qui m'est venu dans les grandes occasions. « Eh bien ! monsieur, lui répondis-je, il faudra que je lutte contre l'adversité. Il y a longtemps que je la connais, et que je suis aux prises avec elle. - J'aime à vous voir, me dit-il, cette confiance en vos propres forces. Oui, mon ami, la véritable et la plus digne ressource d'un homme de lettres est en lui-même et dans ses talents; mais, en attendant que les vôtres vous donnent de quoi vivre, je vous parle en ami et sans détour, je veux pourvoir à tout. Je ne vous ai pas fait venir ici pour vous abandonner. Si dès ce moment même il vous faut de l'argent, dites-le-moi je ne veux pas que vous ayez d'autre créancier que Voltaire. » Je lui rendis grâce

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de ses bontés, en l'assurant qu'au moins de quelque temps je n'en aurais besoin, et que dans l'occasion j'y aurais recours avec confiance. « Vous me le promettez, me dit-il, et j'y compte. En attendant, voyons, à quoi allez-vous travailler? Hélas! je n'en sais rien, et c'est à vous de me le dire. — Le théâtre, mon ami, le théâtre est la plus belle des carrières; c'est là qu'en un jour on obtient de la gloire et de la fortune. Il ne faut qu'un succès pour rendre un jeune homme célèbre et riche en même temps; et vous l'aurez ce succès en travaillant bien. Ce n'est pas l'ardeur qui me manque, lui répondis-je; mais au théâtre que ferai-je? — Une bonne comédie, me dit-il d'un ton résolu.

Hélas! monsieur, comment ferais-je des portraits? je ne connais pas les visages. » Il sourit à cette réponse. « Eh bien! faites des tragédies. » Je répondis que les personnages m'en étaient un peu moins inconnus, et que je voulais bien m'essayer dans ce genre-là. Ainsi se passa ma première entrevue avec cet homme illustre.

En le quittant, j'allai me loger à neuf francs par mois près de la Sorbonne, dans la rue des Maçons, chez un traiteur qui, pour mes dix-huit sous, me donnait un assez bon dîner. J'en réservais une partie pour mon souper, et j'étais bien nourri. Cependant mes cinquante écus ne seraient pas allés bien loin; mais je trouvai un honnête libraire qui voulut bien m'acheter le manuscrit de ma traduction de la Boucle de Cheveux enlevée, et qui m'en donna cent écus, mais en billets; et ces billets n'étaient pas de l'argent comptant. Un Gascon avec qui j'avais fait connaissance au café me découvrit, dans la rue Saint-André-desArcs, un épicier qui consentit à prendre mes billets en payement, si je voulais acheter de sa marchandise. Je lui achetai pour cent écus de sucre; et, après le lui avoir payé, je le priai de le revendre. J'y perdis peu de chose; et, d'un côté, mes cinquante écus de Montauban, de l'autre, les deux cent quatre-vingts livres de mon sucre, me mettaient en état d'aller jusqu'à la récolte des prix académiques, sans rien emprunter à personne. Huit mois de mon loyer et de ma nourriture ne monteraient ensemble qu'à deux cent quatre-vingt-huit livres. Pour le surplus de ma dépense, il me restait cent quarante-deux livres. C'en était bien assez, car, en

me tenant dans mon lit, j'userais peu de bois l'hiver. Je pouvais donc, jusqu'à la Saint-Louis, travailler sans inquiétude; et şi je remportais le prix de l'Académie française, qui était de cinq cents livres, j'atteindrais à la fin de l'année. Ce calcul soutint mon courage.

Mon premier travail fut l'Étude de l'art du théâtre. Voltaire me prêtait des livres. La Poétique d'Aristote, les discours de P.Corneille sur les trois unités, ses examens, le théâtre des Grecs, nos tragiques modernes, tout cela fut avidement et rapidement dévoré. Il me tardait d'essayer mon talent; et le premier sujet que mon impatience me fit saisir fut la révolution de Portugal. J'y perdis un temps précieux; l'intérêt politique de cet événement était trop faible pour le théâtre; plus faible encore était la manière dont j'avais précipitamment conçu et exécuté mon sujet. Quelques scènes que je communiquai à un comédien homme d'esprit, lui firent cependant bien augurer de moi. Mais il fallait, me disait-il, étudier l'art du théâtre au théâtre même; et il me conseilla d'engager Voltaire à demander mes entrées. «< Roselli a raison, me dit Voltaire; le théâtre est notre école à tous; il faut qu'elle vous soit ouverte ; et j'aurais dû y penser plus tôt. » Mes entrées au Théâtre-Français me furent libéralement accordées; et dès lors je ne manquai plus un seul jour d'y aller prendre leçon. Je ne puis exprimer combien cette étude assidue hâta le développement et le progrès de mes idées et du peu de talent que je pouvais avoir. Je ne revenais jamais de la représentation d'une tragédie sans quelques réflexions sur les moyens de l'art, et sans quelque nouveau degré de chaleur dans l'imagination, dans l'âme et dans le style.

Pour puiser à la source des beaux sujets tragiques, il aurait fallu m'enfoncer dans l'étude de l'histoire, et j'en aurais eu le courage; mais je n'en avais pas le temps. Je parcourus légèrement l'histoire ancienne, et le sujet de Denys le tyran s'étant saisi de ma pensée, je n'eus plus de repos que le plan n'en fût dessiné, et tous les ressorts de l'action inventés et mis à leur place; mais je n'en dis rien à Voltaire, soit pour aller seul et sans guide, soit pour ne me montrer à lui qu'avec tout l'avantage d'un travail achevé.

le sage

Ce fut dans ce temps-là que je vis chez lui l'homme du monde qui a eu pour moi le plus d'attrait, le bon, le vertueux, Vauvenargues. Cruellement traité par la nature du côté du corps, il était, du côté de l'âme, l'un de ses plus rares chefs-d'œuvre. Je croyais voir en lui Fénelon infirme et souffrant. Il me témoignait de la bienveillance, et j'obtins aisément de lui la permission de l'aller voir. Je ferais un bon livre de ses entretiens, si j'avais pu les recueillir. On en voit quelques traces dans le recueil qu'il nous a laissé de ses pensées et de ses méditations; mais, tout éloquent, tout sensible qu'il est dans ses écrits, il l'était, ce me semble, encore plus dans ses entretiens avec nous. Je dis avec nous, car le plus souvent je me trouvais chez lui avec un homme qui lui était tout dévoué, et qui par là eut bientôt gagné mon estime et ma confiance. C'était ce même Beauvin qui, depuis, a donné au théâtre la tragédie des Chérusques; homme de sens, homme de goût, mais d'un naturel indolent; épicurien par caractère, mais presque aussi pauvre que moi.

Comme nos sentiments pour le marquis de Vauvenargues se rencontraient parfaitement d'accord, ce fut pour tous les deux une espèce de sympathie. Nous nous donnions tous les soirs rendez-vous après la comédie au café de Procope, le tribunal de la critique et l'école des jeunes poëtes, pour étudier l'humeur et le goût du public. Là, nous causions toujours ensemble; et, les jours de relâche au théâtre, nous passions nos après-dîners en promenades solitaires. Ainsi tous les jours nous devînmes plus nécessaires l'un à l'autre, et nous éprouvions tous les jours plus de regret à nous quitter. « Et pourquoi nous quitter ? me dit-il enfin; pourquoi ne pas demeurer ensemble ? La fruitière chez qui je loge a une chambre à vous louer; et, en vivant à frais communs, nous dépenserons beaucoup moins. » Je répondis que cet arrangement me plairait fort; mais que, dans le moment présent, il ne fallait pas y penser. Il insista, et me pressa si vivement qu'il fallut lui expliquer la cause de ma résistance. « Chez mon hôte, lui dis-je, mon exactitude à le bien payer doit m'avoir acquis un crédit que je ne trouverais point ailleurs, et dont peutêtre incessamment j'aurai besoin de faire usage. » Beauvin, qui possédait une centaine d'écus, me dit de n'être pas en peine;

qu'il était en état de faire des avances, et qu'il avait dans la tête un projet capable de nous enrichir. De mon côté, je lui exposai mes espérances et mes ressources; je lui communiquai la pièce que je devais mettre au concours de l'Académie française; il trouva que c'était de l'or en barre. Je lui montrai le plan et les premières scènes de ma tragédie; il me répondit du succès, et alors c'était le Potose. Le marquis de Vauvenargues logeait à l'hôtel de Tours, petite rue du Paon; et vis-à-vis de cet hôtel était la maison de la fruitière de Beauvin. M'y voilà logé avec lui. Son projet de faire à nous deux une feuille périodique ne fut pas une aussi bonne affaire qu'il l'avait espéré : nous n'avions ni fiel ni venin; et cette feuille n'étant ni la critique infidèle et injuste des bons ouvrages, ni la satire amère et mordante des bons auteurs, elle eut peu de débit. Cependant, au moyen de ce petit casuel et du prix de l'Académie, que j'eus le bonheur d'obtenir, nous arrivâmes à l'automne, moi ruminant des vers tragiques, et lui rêvant à ses amours.

sence,

Il était laid, bancal, déjà même assez vieux, et il était amant aimé d'une jeune Artésienne dont il me parlait tous les jours avec les plus tendres regrets; car il souffrait le tourment de l'abet moi j'étais l'écho qui répondait à ses soupirs. Quoique bien plus jeune que lui, j'avais d'autres soins dans la tête. Le plus cuisant de mes soucis était la répugnance qu'avait déjà notre aubergiste à nous faire crédit. Le boulanger et la fruitière voulaient bien nous fournir encore, l'un du pain, l'autre du fromage : c'étaient là nos soupers; mais le dîner, d'un jour à l'autre, courait risque de nous manquer. Il me restait une espérance: Voltaire, qui se doutait bien que j'étais plus fier qu'opulent, avait voulu que le petit poëme couronné à l'Académie fût imprimé à mon profit, et il avait exigé d'un libraire d'en compter avec moi, les frais d'impression prélevés. Mais, soit que le libraire en eût retiré peu de chose, soit qu'il aimât mieux son profit que le mien, il dit n'avoir rien à me rendre, et qu'au moins la moitié de l'édition lui restait. « Eh bien ! lui dit Voltaire, donnez-moi ce qui vous en reste, j'en trouverai bien le débit. » Il partait pour Fontainebleau, où était la cour; et là, comme le sujet proposé par l'Académie était un éloge du roi, Voltaire prit sur lui de

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