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paysages dont on admirait la perspective; ou, les mains derrière le dos, reproduisait, à l'aide de ses fragiles images, dans toutes les attitudes et sous tous les costumes, l'homme qu'il avait si longtemps et si parfaitement étudié à Ferney, Voltaire'!

Même désaccord entre les discours, les écrits, les principes et la conduite. Cet éloquent écrivain qui, avec l'accent le plus touchant de l'âme, recommandait les enfants aux plus tendres soins des mères, envoyait les siens à l'hôpital. Duclos, Diderot, Saint-Lambert, ces prédicateurs de morale, ces étranges réformateurs, vivaient dans des habitudes de galanterie ou de corruption qu'ils ne prenaient pas le soin de cacher. Marmontel, qui a dédié à sa femme des Mémoires écrits pour ses enfants, y fait naïvement des aveux dont auraient dû rougir le front et la pensée d'un père. Peu s'en faut qu'en racontant ses désordres ou ses succès à sa famille, il n'en tire gloire : et pourtant quels succès ! des courtisanes, des femmes de théâtre. C'est à table, au Champagne, entre une femme déjà perdue de réputation, madame d'Épinay, et mademoiselle Quinault, qui n'en avait jamais eu à perdre, que Duclos et Saint-Lambert, au milieu de sarcasmes impies et de facéties graveleuses, recomposent l'ordre social 2. Les Aspasies et les Platons du temps se valaient bien.

Les Laïs et les Phrynés de l'époque (on leur donnait ces noms) formaient une classe presque aussi nombreuse, aussi

Les dessins de Carmontelle et les découpures d'Hubert se retrouvent encore dans les cabinets des curieux: quant au parfilage, c'était un passe-temps bien plus éphémère. « Ce parfilage consiste, dit l'Académie, à séparer dans « une étoffe, dans un galon, l'or et « l'argent, de la soie qu'ils recouvrent. >> (Dict., édition de 1814.) Séparer dans une étoffe n'est ni clair ni correct. Quoi qu'il en soit, de ces fils d'or ou d'argent on faisait alors mille petits ouvrages de femmes madame du Deffand envoyant,

à cette époque, à la duchesse de la Val-
lière un panier rempli d'œufs en par-
filage, le chevalier de Boufflers fit, pour
accompagner l'envoi, les vers suivants :

Recevez ce présent dont le prix est extrême :
De la veuve c'est le denier.
Heureux qui pour l'objet qu'il aime
Met tous ses œufs dans son panier!

2 Nous donnerons à la fin du volume (lettre A) ce curieux Banquet, qui forme quelques pages des Mémoires en trois volumes de madame d'Épinay.

riche, aussi puissante, j'ai presque dit aussi respectée qu'autrefois dans la Grèce. De ces femmes, qui ne devaient la plupart leur célébrité qu'à leur beauté, leur licence et leur luxe insolent, une seule, mademoiselle Arnould, devait la sienne autant à son esprit qu'à son talent. On cite d'elle ( ceux qui la citent!) de joyeux propos, de fines épigrammes, et des traits libertins. Mademoiselle Arnoult valait mieux elle avait autant de sens que de saillie. Elle voyait vite et frappait juste; ses meilleurs mots sont des jugements aussi vrais que prompts, des critiques aussi saines que gaies. Après les prodigalités et la disgrâce du duc de Choiseul, on avait fait des tabatières qui le représentaient d'un côté, et Sully de l'autre : Bien! dit mademoiselle Arnould; c'est la recette et la dépense. Quelles biographies en deux mots! Thomas, l'emphatique Thomas, ce grand artisan de style à la manière de quelques écrivains de nos jours, s'était chargé de parler pour elle, à M. de la Vrillière, d'une cheminée qui fumait, dans une maison qu'elle tenait à bail. « Mademoiselle, lui disait Thomas, j'ai vu M. le duc de la Vrillière, et je lui ai parlé de votre cheminée en philosophe, en citoyen. Grand merci, grand merci, monsieur ! dit en l'interrompant mademoiselle Arnould; mieux eût valu lui en parler en ramoneur. » Quelle vive piqûre faite aux ampoules du genre déclamatoire! Cette femme, qui décochait des reparties si promptes, trouvait pourtant des rivaux en ce genre. Elle jouait les premiers rôles au grand Opéra; ses paroles charmaient plus que sa voix, qui était courte, haletante; l'abbé Galiani, autre archer aux flèches malignes, disait en l'écoutant: C'est le plus bel asthme que j'aie jamais entendu chanter!

Tous ces gens-là, filles, abbés, gens de lettres, avaient bien de l'esprit. Il s'en fallait de beaucoup (je parle pour les gens de lettres et les abbés) qu'ils eussent autant de dignité dans le caractère, comme nous l'entendons aujourd'hui. La

nécessité d'un côté, le goût des plaisirs de l'autre, les forçaient à passer par des défilés bien étroits. Marmontel fait une peinture intéressante, dans ses Mémoires, des misères qui assaillaient un jeune écrivain à ses débuts, et du courage qu'il opposa, lui, constamment à ces épreuves. Il raconte plus tard l'accueil que lui valurent ses succès. Le triste sort que celui des lettres alors! Qu'on trouverait dur aujourd'hui ce que Marmontel appelait une position désirée ! Flatteurs chez les grands, complaisants chez les riches; parasites à toutes les tables; trop pauvres pour inviter jamais un ami à la leur; réduits à recevoir et souvent à demander des bienfaits dont souffrait leur dignité personnelle; assujettis à la commensalité de madame Geoffrin, qui leur imposait ses ménagements et ses conseils; forcés, devant des hommes puissants, à retenir le souffle d'un bon mot dont se fût irrité leur orgueil; enfermés, garrottés dans le cercle étroit des besoins, des obligations, des craintes, ces gens de lettres, exaltant alors leur indépendance, ressemblaient à des danseurs qui, chargés de chaînes, vanteraient leur agilité.

La commensalité de madame Geoffrin et ses assujettissements sont très-curieusement et très-sincèrement exposés par Marmontel dans ses Mémoires; mais il n'y parle point encore assez de sa bienfaisance, et de l'art, tout rempli de discernement, qu'elle mettait à provoquer celle d'autri. Nous citerons à ce sujet le passage suivant de Grimm; ce passage fera, d'ailleurs, mieux connaitre un homme qu'on a trop accusé d'égoïsme et d'insensibilité.

« Comme madame Geoffrin ne vivait que pour faire le bien, elle aurait voulu que tout le monde lui ressemblât; mais sa bienfaisance était discrète. « Quand je « raconte, disait-elle, la situation de quel« que infortuné à qui je voudrais procu<<< rer des secours, je n'enfonce point la « porte; je me place seulement tout auprès, « et j'attends qu'on veuille bien m'ouvrir. Son illustre ami Fontenelle était le seul avec qui elle en usait autrement. Ce philosophe, si célèbre pour son esprit et

si recherché pour ses agréments, sans vices, presque sans défauts, parce qu'il était sans chaleur et sans passions, n'avait aussi que les vertus d'une âme froide, des vertus molles et peu actives, qui pour s'exercer avaient besoin d'être averties, mais qui n'avaient besoin que de l'être. Madame Geoffrin allait chez son ami, et lui peignait avec intérêt et sentiment l'état des malbeureux qu'elle voulait soulager. Ils sont bien à plaindre, disait le philosophe; et il ajoutait quelques mots sur le malheur de la condition humaine, et puis il parlait d'autre chose. « Madame Geoffrin le laissait aller; et quand elle le quittait: Donnez-moi, lui disait-elle, cinquante louis pour ces paures gens. Vous avez raison, disait Fontenelle. Et il allait chercher les cinquante louis, les lui donnait, et ne lui en reparlait jamais, tout près à recommencer le lendemain, pourvu qu'on l'en avertit encore... » (Corresp. de Grimm.)

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Après Voltaire, Montesquieu, Buffon, dont la fortune et la position assuraient l'indépendance, le seul écrivain qui dût la sienne à lui-même est Rousseau. Il s'affranchit des liens du monde par sa vie solitaire, modeste et frugale : génie fier et puissant, mais homme à plaindre, et plus digne d'éloges, non s'il eût moins loué, mais s'il eût mieux pratiqué la vertu, s'il eût mieux consulté, dans son choix, la dignité d'un époux, et, dans ses devoirs, la sensibilité d'un père !

Marmontel, qui du moins eut sujet d'honorer sa femme, chérit ses enfants. Il n'immola point ses sentiments et ses goûts à son talent: peut-être le talent dispensait-il du sacrifice. Mais sa vie littéraire ne fut ni sans considération ni sans éclat. Le moins attachant de ses ouvrages, Bélisaire, fit grand bruit. Il y défendait la tolérance, et fut censuré par la Sorbonne1. Bélisaire eut la destinée des ouvrages qui, flattant une opinion du jour dans des temps de partis, retombent, après un éclat passager, dans une nuit profonde. Qui lit aujourd'hui Bélisaire ? On lit un peu plus les Incas, dont la formeest dramatique; mais on lira toujours les Mémoires du même auteur, parce qu'ils offrent une peinture piquante, agréable et fidèle de la société du temps. Les lettres y jouent le plus beau rôle. Ceux qui les cultivaient exerçaient la plus haute influence, et justifiaient, il ne faut pas l'oublier, cette remarquable assertion de Grimm dans sa Correspondance : « Tel << est aujourd'hui le sort des hommes à talent, et particuliè<«<rement de l'homme universel qui réside à Ferney, qu'ils « ne peuvent rien faire qui ne soit un objet d'attention pour << tout ce qu'il y a d'auguste, de respectable, d'êtres pensants « et d'esprits cultivés en Europe.

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Quel éloge! quel progrès ! et cela en moins de quarante ans! Ce qui rend les Mémoires de Marmontel fort attachants,

L'abbé Morellet, dans ses Mémoires, des gens du monde, et surtout de ceux donne des détails exacts sur la Sor- d'aujourd'hui. Nous donnons ces détails bonne, société théologique, peu connue à la fin du volume, lettre B.

à part l'agrément des détails, c'est qu'ils sont la représentation vive et curieuse de l'homme de lettres au dix-huitième siècle, passant, s'il est possible de dire ainsi, par des métamorphoses successives, mais rapides, de l'état du papillon, dont les couleurs charment les yeux, aux formes puissantes de l'aigle, qui plane dans les airs et les domine.

La comparaison n'est pas forcée. La vieille société, usée par le temps, minée par ses vices, devait un reste de force aux intérêts dont elle était l'âme, aux habitudes du respect et du silence, aux positions surtout qu'elle occupait. Voltaire entreprit de tourner, de surprendre ou d'enlever ces positions. Philosophes, poëtes, historiens, économistes, entrèrent à l'envi, et quelques-uns même à leur insu, dans son plan de campagne. Que redouter de ces troupes légères qui n'avaient pour armes que des vers, des romans, des facéties,

des chansons, des bons mots? Il parut plus doux de s'en amuser que de les craindre. Voltaire, conquérant nouveau, guida son armée avec tant d'adresse, de persévérance ou d'audace, qu'il démantela successivement les forts où, depuis des siècles se retranchaient tous les genres d'abus, priviléges nobiliaires, parlements, tribunaux, cloîtres, Sorbonne. La société se livra sans combats; et ces gens de lettres, hôtes nouveaux et timides des salons où s'essayait, sous Louis XV, l'opinion publique, la dirigeaient et lui parlaient en maîtres sous Louis XVI, dans les hôtels qu'agrandissaient pour eux, en 88, M. Necker et sa fille, madame de Staël.

Ici la révolution commence: Marmontel, qui n'y figura point comme acteur, ne saurait en être l'historien. L'auteur de la Fausse magie n'avait point dans ses mains le burin de Tacite.

FS. BARRIERE.

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