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deuil. De six louis que j'avais amassés, ma mère me permit d'en laisser trois dans le ménage; et, assez riche encore, je me rendis avec mon vieil ami dans sa cure de Saint-Bonet,

LIVRE DEUXIÈME.

La tranquillité, le silence du hameau d'Abloville, où j'écris ces mémoires, me rappellent le calme que rendit à mon âme le village de Saint-Bonet. Le paysage n'en était pas aussi riant, aussi fertile; le merisier et le pommier n'y ombrageaient pas les moissons de leurs rameaux chargés de fruits; mais la nature y avait aussi sa parure et son abondance. La treille y formait ses portiques, le verger ses salons, le gazon ses tapis; le coq y avait sa cour d'amour, la poule sa jeune famille; le châtaignier, avec assez de majesté, y déployait son ombre et y répandait ses largesses; les champs, les prés, les bois, les troupeaux, la culture, la pêche des étangs, les grandes scènes de la campagne, y étaient assez intéressantes pour occuper une âme oisive. La mienne, après le long travail de mes études et le cruel assaut de la mort de mon père, avait besoin de ce repos.

Mon curé avait quelques livres analogues à son état, qui allait être le mien. Je me destinais à la chaire; il y dirigeait mes lectures; il me faisait goûter celle des livres saints, et, dans les Pères de l'Église, il me montrait de bons exemples de l'éloquence évangélique. L'esprit de ce vieillard, naturellement gai, ne l'était avec moi qu'autant qu'il le fallait pour effacer tous les jours quelque teinte de ma noire mélancolie. Insensiblement elle se dissipa, et je devins accessible à la joie. Elle venait deux fois par mois présider, avec l'amitié, aux dînés que faisaient ensemble les curés de ce voisinage, et qu'ils se donnaient tour à tour. Admis à ces festins, ce fut là que je pris, par émulation, le goût de notre poésie. Presque tous ces curés faisaient des vers français, et s'invitaient par des épîtres, dont l'enjouement et le naturel me charmaient. Je fis, à leur imitation, quelques essais

auxquels ils daignèrent sourire. Heureuse société de poëtes, où l'on n'était point envieux, où l'on n'était point difficile, et où chacun était content de soi-même et des autres, comme si c'eût été un cercle d'Horaces et d'Anacréons!

Ce loisir n'était pas le but de mon voyage, et je n'oubliais pas que je m'étais approché de Limoges pour y aller prendre la tonsure; mais l'évêque ne la donnait en cérémonie qu'une fois l'an, et le moment en était passé. Il fallait ou l'attendre, ou bien solliciter une faveur particulière. J'aimai mieux me soumettre à la règle commune; en voici la raison. La cérémonie de la tonsure était tous les ans précédée d'une retraite chez les sulpiciens, lesquels observaient, disait-on, le caractère des candidats, leurs dispositions naturelles, les qualités et les talents qu'ils annonçaient, pour en rendre compte à l'évêque. J'avais besoin d'être recommandé, et pour cela d'être aperçu, nommé, distingué dans la foule. Nécessité l'ingénieuse me conseilla de me ménager cette occasion d'être connu des sulpiciens et de mon évêque; mais six mois d'attente et de séjour chez mon pauvre curé lui auraient été trop onéreux. Heureusement un bon gentilhomme de ses amis et de ses voisins, le marquis de Linars, me fit témoigner, par son prieur, l'extrême désir qu'il avait que je voulusse donner ce temps de mon repos à un petit chevalier de Malte, l'un de ses fils, aimable enfant, mais dont l'instruction avait été jusque-là négligée. Je fis consentir mon curé, et puis je consentis moi-même, à ce qui m'était proposé. Je n'ai qu'à me louer des marques de bienveillance et d'estime dont je fus honoré dans cette maison distinguée, où toute la noblesse du pays abondait. La marquise elle-même, Mortemart de naissance, élevée à Paris, un peu haute de caractère, était bonne et simple avec moi, parce que j'étais auprès d'elle naturel avec bienséance, et respectueux sans façon; caractère qui m'a toujours mis à mon aise dans le monde, et dont jamais personne n'a été mécontent.

Quand vint le temps d'aller recevoir la tonsure, je me rendis au séminaire, et je m'y trouvai en retraite sous les yeux de trois sulpiciens, avec une douzaine d'aspirants comme moi. Le recueillement, le silence qui régnaient parmi nous, et les exercices de piété dont on nous occupait, me parurent d'abord peu favo

rables à mes vues; mais lorsque je désespérais de pouvoir me faire connaître, l'occasion s'en offrit d'elle-même. Nous avions, deux fois le jour, une heure de récréation dans un petit jardin planté de tilleuls en allées; mes camarades s'y amusaient à jouer au petit palet, et moi, à qui le jeu ne plaisait pas, je me promenais seul. Un jour, l'un de nos directeurs vint à moi, et me demanda pourquoi je m'isolais, et ne me tenais pas en société avec mes camarades. Je répondis que j'étais le moins jeune, et qu'à mon âge on était bien aise d'avoir quelques moments à soi pour recueillir, classer et ranger ses idées; que j'aimais à me rendre compte de mes études, de mes lectures, et qu'ayant le malheur de manquer de mémoire, je ne pouvais y suppléer qu'à force de méditation. Cette réponse engagea l'entretien. Mon sulpicien voulut savoir où j'avais fait mes classes, quel système j'avais soutenu dans mes thèses, et pour quel genre de lecture je me sentais le plus de goût. Je répondis à tout cela. Vous pensez bien qu'un directeur du séminaire de Limoges ne s'attendait pas, en interrogeant un écolier de dix-huit ans, à trouver en lui un grand fonds de connaissances, et que mon petit magasin dut lui paraître un petit trésor.

Je présumai bien du succès de mon début, lorsque le soir, à l'heure de la promenade, au lieu d'un sulpicien j'en vis arriver deux. Ce fut là que le fruit de mes lectures de Clermont acquit une valeur réelle. J'avais dit que mon goût de prédilection était pour l'éloquence, et j'avais rapidement nommé ceux de nos orateurs chrétiens que j'admirais le plus. On me remit sur cette voie. Il fallut les analyser, marquer distinctement leurs divers caractères, citer de chacun les endroits qui m'avaient le plus frappé d'étonnement, ou rempli d'émotion, ou ravi par l'éclat et le charme de l'éloquence. Les deux hommes dont je parlai avec le plus d'enthousiasme furent Bourdaloue et Massillon; mais le temps me manqua pour me développer; ce ne fut que le lendemain que j'amplifiai leur éloge. J'avais tous leurs plans dans ma tête; les extraits que j'avais écrits de leurs sermons m'étaient présents; leurs exordes, leurs divisions, leurs plus beaux traits, jusqu'à leurs textes, me revenaient en foule. Ah! je puis dire que ce jour-là ma mémoire me servit bien au lieu

des deux sulpiciens de la veille, j'en avais trois pour auditeurs, et tous les trois, après m'avoir écouté en silence, s'en allèrent comme étourdis.

Le reste de nos entretiens ( car ils ne me quittèrent plus aux heures de la promenade) s'étendirent plus vaguement sur les plus belles oraisons funèbres de Bossuet et de Fléchier, sur quelques sermons de la Rue, sur le petit recueil de ceux de Cheminais, que je savais presque par cœur. Ensuite je ne sais comment on parla des poëtes. Je convins que j'en avais lu quelques-uns, et je nommai le grand Corneille. « Et le tendre Racine, me demanda l'un des sulpiciens, l'avez-vous lu? — Oui; je m'en aclui dis-je : mais Massillon l'avait lu avant moi, et c'est de lui qu'il avait appris à parler au cœur avec tant d'onction et de charme. Et pensez-vous, lui demandai-je, que Fénelon, l'auteur du Télémaque, n'eût pas lu et relu vingt fois dans l'Énéide les amours de Didon? >>

cuse,

A propos de Virgile, on en vint aux livres classiques; et ces messieurs, qui ne savaient pas combien, grâce à mon infortune, je devais être imbu de cette vieille latinité, furent surpris de voir comme j'en étais plein. Vous croyez bien que je me donnais tout le plaisir de la répandre. Je n'en tarissais point vers et prose coulaient de source, et j'avais encore l'air de n'en pas citer davantage, de peur de les en accabler.

Je finis par un étalage de ma fraîche érudition de Saint-Bonet. Les livres de Moïse et ceux de Salomon avaient déjà passé sur le tapis; j'en étais aux saints Pères, lorsqu'arriva le jour d'aller recevoir la tonsure. Ce jour-là donc, après notre initiation à l'état ecclésiastique, nous allâmes, conduits par nos trois directeurs, rendre nos devoirs à l'évêque. Il nous reçut tous avec une égale bonté; mais, au moment que je me retirai avec mes camarades, il me fit rappeler. Le cœur me tressaillit.

<< Mon enfant, me dit-il, vous ne m'êtes pas inconnu; votre mère vous a recommandé à moi. C'est une digne femme que votre mère, et j'en fais grand cas. Où vous proposez-vous d'aller achever vos études? » Je répondis que je n'avais encore aucun dessein pris là-dessus; que je venais d'avoir le malheur de perdre mon père; que ma famille, nombreuse et pauvre,

attendait tout de moi, et que j'allais tâcher de voir quelle université pourrait me procurer, durant le cours de mes études, le moyen d'exister, et d'aller au secours de ma mère et de nos enfants. « Et de vos enfants! reprit-il, attendri de cette expression. Oui, monseigneur; je suis pour eux un second père, et si je ne meurs à la peine, je me suis bien promis d'en remplir les devoirs. Écoutez, me dit-il, j'ai pour ami l'archevêque de Bourges, l'un de nos plus dignes prélats; je puis vous adresser à lui et s'il veut bien, comme je l'espère, avoir égard à ma recommandation, vous n'aurez plus, pour vous et pour votre famille, qu'à mériter qu'il vous protége, en usant bien des dons que le ciel vous a faits. » Je rendis grâces à mon évêque de ses bonnes intentions; mais je lui demandai le temps d'en instruire ma mère et de la consulter, ne doutant pas qu'elle n'y fût sensible autant que je l'étais moi-même.

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Mon bon curé, de qui j'allai prendre congé, fut transporté de joie en apprenant ce qu'il appelait un coup du ciel en ma faveur. Qu'aurait-il dit, s'il avait pu prévoir que cet archevêque de Bourges serait grand aumônier, cardinal, ministre de la feuille des bénéfices, et que l'éloquence, à laquelle j'avais dessein de me vouer, allait avoir sous ce ministère les occasions les plus intéressantes de se signaler à la cour? Il est certain que, pour un jeune ecclésiastique qui, avec beaucoup d'ambition, aurait eu assez de talents, il s'ouvrait devant moi une belle carrière. Une vaine délicatesse, une plus vaine illusion m'empêcha d'y entrer. J'ai eu lieu d'admirer plus d'une fois comment se noue et se dénoue la trame de nos destinées, et de combien de fils déliés et fragiles le tissu en est composé.

Arrivé à Linars, j'écrivis à ma mère que je venais de prendre la tonsure sous de favorables auspices; que j'avais reçu de l'évêque les plus touchantes marques de bonté; qu'au plus tôt j'irais l'en instruire. Le même jour, je reçus d'elle un exprès avec une lettre presque effacée de ses larmes. « Est-il vrai, me demandait-elle, que vous avez fait la folie de vous engager dans la compagnie du comte de Linars, frère du marquis, et capitaine au régiment d'Enghien? Si vous avez eu ce malheur, marquez-le-moi; je vendrai tout le peu que j'ai pour dégager

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