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(A).

J'ai eu hier la visite de mademoiselle Quinault. Elle m'a persécutée pour aller diner chez elle, et je n'ai pu la refuser. Nous n'étions que cinq M. le prince de ***, le marquis de Saint-Lambert, M. Duclos, et moi. Le marquis a infiniment d'esprit, et autant de goût que de délicatesse et de force dans les idées : il fait des vers, et en fait avec connaissance de cause, car il est vraiment poëte. Il est aisé de ju ger, par la liberté et la confiance qui règnent dans cette société, combien ils s'estiment entre eux et comptent les uns sur les autres. Une heure de conversation dans cette maison ouvre plus les idées, et donne plus de satisfaction, que la lecture de presque tous les livres que j'ai lus jusqu'à présent.

Jusqu'au dessert la conversation fut bruyante et générale. Le spectacle, les ballets, le projet de nouveaux impôts, furent à peu près les sujets sur lesquels roulèrent les propos sans suite qui furent tenus. Au dessert, mademoiselle Quinault fit signe à sa nièce de sortir de table; elle se retira, ainsi que les domestiques : c'est une jeune personne de douze à treize ans. Je demandai à sa tante pourquoi nous avions si peu joui du plaisir de la voir; en effet, elle n'avait paru qu'au moment du dîner. C'est notre usage, me répondit mademoiselle Quinault; elle ne doit point se montrer. Je lui fis quelques compliments sur ce que sa nièce annonçait d'aimable, et je voulus l'engager à la rappeler : Eh! non pas, s'il vous plaît, reprit-elle : c'est assez qu'on veuille bien se contraindre jusqu'au dessert pour cette petite morveuse. Voilà le moment où, les coudes sur la table, on dit tout ce qui vient en tète; et alors les enfants et les valets sont incommodes. Eh! laissez, laissez, nous aurons assez de peine à faire taire, pour notre compte, le tendre Arbassan (c'est M. Duclos qu'on appelle ainsi ; j'en ignore la raison). Ce serait à ne pas s'entendre, si la petite y était. Ma foi, madame, reprit M. Duclos, vous n'y entendez rien je lui donnerais tout d'un coup une idée juste des choses, moi; vous n'avez qu'à me laisser faire. Oh! je n'en doute pas, reprit-elle; mais nous ne sommes plus au temps où l'on appe

lait un chat un chat; et il faut apprendre de bonne heure la langue de son temps et de son pays.

DUCLOS.

Ce n'est pas celle de la nature; et il n'y a que celle-là de bonne.

MADEMOISELLE QUINAULT.

Oui, si vous ne l'aviez pas corrompue; car, malgré son langage, elle n'en a pas moins travaillé de longue main à cette chose qu'on appelle pudeur.

DUCLOS.

Nou pas à celle qu'on appelle ainsi de nos jours... Il y a des nations de sauvages, par exemple, où les femmes restent nues jusqu'à l'âge de puberté ; certainement elles n'en rougissent pas.

MADEMOISELLE QUINAULT.

Tant qu'il vous plaira; mais je crois que les premiers germes de la pudeur existaient dans l'homme.

SAINT-LAMBERT.

Je le crois; le temps les développa; la pureté des mœurs, l'inquiétude de la jalousie, l'intérêt du plaisir, tout y concourut.

DUCLOS.

Et l'éducation s'est fait ensuite une grande affaire de ces vertus sublimes, qu'on nomme maintien.

LE PRINCE.

Mais il fut un temps où non-seulement les sauvages, mais tous les hommes, allaient tout nus.

DUCLOS.

Qui vraiment, pêle-mêle, gras, rebondis, joufflus, innocents et gais. Buvons un coup.

MADEMOISELLE QUINAULT, chantant en lui versant à boire.

Il t'en revient encore une image agréable,

Qui te plaît plus que tu ne veux.

Il est certain que ce vêtement, qui joint si bien partout, est le seul que la nature nous ait donné.

DUCLOS.

Maudit soit le premier qui s'avisa de mettre un autre habit sur celui-là!

MADEMOISELLE QUINAULT.

Ce fut quelque petit vilain nain, bossu, maigre et contrefait; car on nc songe guère à se cacher quand on est bien.

SAINT-LAMBERT.

Et qu'on soit bien ou mal, on n'a pas de pudeur quand on est seul.

MOI.

Cela est-il bien décidé, monsieur? Il me semble cependant que j'ai de la pudeur également...

SAINT-LAMBERT.

C'est l'habitude que l'on a d'en avoir avec les autres qui la fait retrouver quand on est seul, madame. Mais convenez au moins que vous avez beau en remporter l'impression chez vous, peu à peu elle s'affaiblit et devient moins scrupuleuse.

DUCLOS.

Cela est sûr. Je vous jure que quand on ne me voit pas, je ne rougis guère.

MADEMOISELLE QUINAULT.

Et point du tout quand ou vous regarde? La belle pièce de comparaison ! la pudeur de Duclos !

DUCLOS.

Ma foi, elle en vaut bien une autre. Je gage qu'il n'y en a pas un de vous, quand il fait bien chaud, qui ne renvoie d'un coup de talon toutes ses couvertures au pied de son lit? Adieu donc la pudeur, belle vertu qu'on attache, le matin, sur soi, avec des épingles.

MADEMOISELLE QUINAULT.

Ah! il y en a beaucoup de ces vertus-là dans le monde!

SAINT-LAMBERT.

Combien de vices et de vertus dont il ne fut jamais question dans le code de la nature, et dont le nom ne fut point écrit au traité de la morale universelle?

LE PRINCE.

, les

Il y en a une multitude de pure convention, suivant les pays, 1

mœurs, les climats même; et le mal qui est écrit au traité de la morale universelle est mal partout. Il était mal il y a dix mille ans; il l'est encore aujourd'hui.

SAINT-LAMBERT.

La morale universelle est la seule inviolable et sacrée.

DUCLOS.

C'est l'idée de l'ordre, c'est la raison même.

SAINT-LAMBERT.

C'est la volonté de l'espèce entière.

DUCLOS.

En deux mots, messieurs, c'est l'édit permanent du plaisir, du besoin et de la douleur.

MADEMOISELLE QUINAULT.

Mais c'est fort beau ce qu'il dit là; il parle comme un oracle. Buvons à la santé de l'oracle.

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Je verrais l'espèce humaine éparse sur la surface de la terre, toute

nue...

MADEMOISELLE QUINAULT.

Mais cette idée vous plaît, car vous y revenez souvent.

DUCLOS.

Soit; mais je voulais dire que si quelqu'un alors s'avisa de se couvrir d'une peau de bête, c'est qu'il avait froid.

Et pourquoi pas par honte?

MOL.

DUCLOS

Et de quoi? d'être ce qu'on est ?

LE PRINCE.

Cependant il vient un temps où la nature honteuse semble d'ellemême former un voile..., répandre une ombre...

MADEMOISELLE QUINAULT.

Tout beau, messieurs! ceci devient scientifique.

SAINT-LAMBERT.

Si c'était là le dessein de la nature, elle n'attendrait pas si tard; et puis elle voile aussi où il n'y a rien à voiler.

DUCLOS.

Ah! si l'on ne s'était pas voilé, on eût offert de beaux bras, une tête échevelée, sans compter le reste.

MADEMOISELLE QUINAULT.

Il en eût moins coûté pour être plus belle, et peut-être meilleure.

MOI.

Je crois que, quelque idée que l'on se fasse de la pudeur, on n'en peut séparer celle de la honte.

LE PRINCE.

Mais, madame, qu'est-ce que la honte ?

MOI.

Je ne puis vous rendre ce que j'entends par là qu'en vous disant que je me déplais à moi-même, toutes les fois que je suis honteuse. J'éprouve alors, pour ainsi dire, l'appétit de la solitude..., le besoin de me cacher.

SAINT-LAMBERT.

Cela est très-bien dit, madame; mais cette déplaisance n'existerait pas sans la conscience de quelque imperfection; cela est sûr. Si l'imperfection dont vous rougissez n'est connue que de vous, le sentiment de la honte est court, faible et passager. Au contraire, il est long et cruel, si le reproche des autres se joint à celui de votre conscience.

MOI.

Si cela est, pourquoi donc suis-je soulagée lorsque j'ai avoué le sujet de ma honte ?

SAINT-LAMBERT.

C'est que vous avez le mérite de l'aveu. Cela est si vrai, que vous n'auriez peut-être pas le courage de regarder celui qui l'aurait deviné,

DUCLOS.

Voilà pourquoi j'avoue tous mes défauts.

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