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decins de la cour en auraient fait une maladie, si ma femme eût voulu les croire; mais, sans aucun de leurs remèdes, et en me faisant déjeuner tous les jours avec un panier de beau raisin bien mûr, elle me rendit la santé. L'autre incident fut la petite vérole d'Albert, que nous avions amené avec nous; mais l'éruption ne s'étant déclarée qu'à la fin du voyage, sur-le-champ nous partîmes, et Albert fut remis dans les mains de notre ami Bouvart, qui prit de lui le même soin qu'il aurait eu de son enfant.

LIVRE ONZIÈME.

A notre retour à Paris, l'Académie française ayant été convoquée pour l'élection de son secrétaire perpétuel, sur vingtquatre voix électives j'en réunis dix-huit. Mes deux concurrents étaient Beauzée et Suard.

Le succès de Didon fut le même à Paris qu'il avait été à la cour; et cet opéra fit pour nous les plaisirs de l'hiver, comme avaient fait Roland et Atys dans leur nouveauté.

L'ancien banquier de la cour, M. de la Borde, ajouta ses concerts à ceux de la comtesse d'Houdetot et de madame de la Briche ce fut l'occasion de ma connaissance avec lui.

Il avait deux filles à qui la nature avait accordé tous les charmes de la figure et de la voix, et qui, écolières de Piccini, rendaient l'expression de son chant plus douce et plus touchante

encore.

Prévenu par les politesses de M. de la Borde, j'allais le voir, j'allais dîner quelquefois avec lui; je le voyais, honorable mais simple, jouir de ses prospérités sans orgueil, sans jactance, avec une égalité d'âme d'autant plus estimable, qu'il est bien difficile d'être aussi fortuné sans un peu d'étourdissement. De combien de faveurs le ciel l'avait comblé ! Une grande opulence, une réputation universelle de droiture et de loyauté, la confiance de l'Europe, un crédit sans bornes; et, dans son inté

rieur, six enfants bien nés, une femme d'un esprit sage et doux, d'un naturel aimable, d'une décence et d'une modestie qui n'avaient rien d'étudié; excellente épouse, excellente mère, telle enfin que l'envie elle-même la trouvait irrépréhensible :

Che non trova l'invidia ove l'emende. (ARIOST.)

Que manquait-il aux vœux d'un homme aussi complétement heureux ? Il a péri sur un échafaud, sans autre crime que sa richesse, et dans cette foule de gens de bien qu'un vil scélérat envoyait à la mort. Cette affreuse calamité ne nous menaçait point encore, et, dans mon humble médiocrité, je me croyais heureux moi-même. Ma maison de campagne avait pour moi, dans la belle saison, encore plus d'agrément que n'avait eu la ville. Une société choisie, composée au gré de ma femme, y venait successivement varier nos loisirs, et jouir avec nous de cette opulence champêtre que nous offraient, dans nos jardins, l'espalier, le verger, la treille, les légumes, les fruits de toutes les saisons présents dont la nature couvrait sans frais une table frugale, et qui changeaient un dîner modique en un délicieux festin.

Là régnaient une innocente joie, une confiance, une sécurité, une liberté de penser dont on connaissait les limites, et dont on n'abusait jamais.

Vous nommerai-je tous les convives que l'amitié y rassemblait? Raynal, le plus affectueux, le plus animé des vieillards; Silesia, ce Génois philosophe, qui ressemblait à Vauvenargues; Barthélemy, qui, dans nos promenades, faisait penser à celles de Platon avec ses disciples; Bréquigny, qui avait aussi de cette aménité et de cette sagesse antique; Carbury, l'homme de tous les temps et de tous les pays par la riche variété de son esprit et de ses connaissances; Boismont, tout Français dans ses mœurs, mais singulier par le contraste de ses agréments dans le monde et de ses talents dans la chaire; Maury, plus fier de nous divertir par un conte plaisant que de nous étonner par un trait d'éloquence, et qui, dans la société, nous faisait oublier l'homme supérieur, pour ne montrer que l'homme aimable; Godard, qui avait aussi la verve d'une gaieté pleine d'esprit ;

Desèze, qui bientôt vint donner à nos entretiens encore plus d'essor et de charmes.

« Nous sommes trop heureux, me disait ma femme; il nous arrivera quelque malheur. » Elle avait bien raison! Apprenez, mes enfants, combien, dans toutes les situations de la vie, la douleur est près de la joie.

Cette bonne et sensible mère avait nourri le troisième de ses enfants. Il était beau, plein de santé ; nous croyions n'avoir plus qu'à le voir croître et s'embellir encore, quand tout à coup il est frappé d'une stupeur mortelle. Bouvart accourt; il emploie, il épuise tous les secours de l'art, sans pouvoir le tirer de ce funeste assoupissement. L'enfant avait les yeux ouverts; mais Bouvart s'aperçut que la prunelle était dilatée; il fit passer une lumière; les yeux et la paupière restèrent immobiles. « Ah! me dit-il, l'organe de la vue est paralysé; le dépôt est formé dans le cerveau; il n'y a plus de remède. » Et, en disant ces mots, le bon vieillard pleurait; il ressentait le coup qu'il portait à l'âme d'un père.

Dans ce moment cruel, j'aurais voulu éloigner la mère; mais, à genoux au bord du lit de son enfant, les yeux remplis de larmes, les bras étendus vers le ciel, et suffoquée de sanglots,

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Laissez-moi, disait-elle, ah! laissez-moi du moins recevoir son dernier soupir! » Et combien ses sanglots, ses larmes, ses cris redoublèrent lorsqu'elle le vit expirer! Je ne vous parle point de ma douleur ; je ne puis penser qu'à la sienne. Elle fut si profonde, que de plusieurs années elle n'a pas eu la force d'en entendre nommer l'objet. Si elle en parlait elle-même, ce n'était qu'en termes confus: Depuis mon malheur, disait-elle; sans pouvoir se résoudre à dire : Depuis la mort de mon enfant.

Dans la triste situation où étaient mon esprit et mon âme, de quoi pouvais-je m'occuper qui ne fût analogue à l'amour maternel et à la tendresse conjugale? Le cœur plein de ces sentiments dont j'avais devant moi le plus touchant modèle, je conçus le dessein de l'opéra de Pénélope. Ce sujet me saisit; plus je le méditais, plus je le trouvais susceptible des grands effets de la musique et de l'intérêt théâtral,

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Je l'écrivis de verve, et dans toute l'illusion que peut causer un sujet pathétique à celui qui en peint le tableau. Mais ce fut cette illusion qui me trompa. D'abord je me persuadai que la fidélité de l'amour conjugal aurait sur la scène lyrique le même intérêt que l'ivresse et le désespoir de l'amour de Didon, je me persuadai encore que, dans un sujet tout en situations, en tableaux, en effets de théâtre, tout s'exécuterait comme dans ma pensée, et que les convenances, les vraisemblances, la dignité de l'action, y seraient observées comme dans les programmes que j'en avais tracés à de mauvais décorateurs et à des acteurs maladroits. Le contraire arriva; et, dans les moments les plus intéressants, toute illusion fut détruite. Ainsi la belle musique de Piccini manqua presque tous ses effets. Saint-Huberti la relevait, aussi admirable dans le rôle de Pénélope qu'elle l'avait été dans celui de Didon; mais, quoiqu'elle y fût applaudie toutes les fois qu'elle occupait la scène, elle fut si mal secondée, que, ni à la cour ni à Paris, cet opéra n'eut le succès dont je m'étais flatté; et c'est à moi qu'en fut la faute. Je devais savoir de quelles gens ineptes je faisais dépendre le succès d'un pareil ouvrage, et ne pas y compter après ce que j'ai dit de Zémire et Azor.

Je n'avais pas été plus heureux dans le choix d'un sujet d'opéra-comique que j'avais fait avec Piccini pour le Théâtre Italien; et quand j'y pense, j'ai peine à concevoir comment je fus séduit par ce sujet du Dormeur éveillé, qui dans les Mille et une Nuits pouvait être amusant, mais qui n'avait rien de comique. Car le véritable comique consiste à se jouer d'un personnage ridicule; et celui d'Assan ne l'est pas.

En général, après des succès, on doit s'attendre à trouver le public plus difficile et plus sévère. C'est une réflexion que je ne faisais pas assez ; je devenais plus confiant quand j'aurais dû être plus timide; et au théâtre ma vanité en fut punie par des disgrâces.

On m'accordait plus d'indulgence aux assemblées publiques de l'Académie française: là, je ne briguais point des applaudissements; je n'y parlais que pour remplir les simples fonctions de ma place, ou pour suppléer les absents. Si quelquefois j'y payais à mon tour le tribut de l'homme de lettres, c'était sans

ostentation. Les morceaux de littérature que j'y lisais n'avaient rien de brillant, mais n'avaient rien d'ambitieux. C'était le fruit de mes études et de mes réflexions sur le goût, sur la langue, sur les caprices de l'usage, sur le style, sur l'éloquence, tous sujets convenables à l'esprit d'un auditoire académique et habitué parmi nous. Aussi cet auditoire était-il bénévole ; et je croyais m'y voir au milieu d'un cercle d'amis.

Cette faveur, dont je jouissais dans nos assemblées publiques, jointe à l'exacte discipline que je faisais observer, sans aucune partialité, dans nos séances particulières, m'y donnait quelque poids et assez de crédit. Le clergé me savait bon gré des égards qu'on y avait pour lui; la haute noblesse n'était pas moins contente de ces respects d'usage qu'on lui rendait à mon exemple; et, à l'égard des gens de lettres, ils me savaient assez jaloux de l'égalité académique pour me laisser le soin d'en rappeler les droits, si quelqu'un les eût oubliés. Plusieurs même, persuadés que, dans nos élections, je ne cherchais que le mieux possible, me consultaient pour joindre leur suffrage à ma voix. Ainsi, sans brigue et sans intrigue, j'avais de l'influence, et j'en usai, comme il était juste, pour vaincre les obstacles que l'on s'efforçait d'opposer à l'élection de l'un de mes amis.

L'abbé Maury, dans sa jeunesse, ayant prêché au Louvre, avec un grand succès, le panégyrique de saint Louis devant l'Académie française, et, depuis, celui de saint Augustin à l'assemblée du clergé de France, bientôt célèbre dans les chaires de Paris, et appelé à prêcher à Versailles l'Avent et le Carême devant le roi, avait acquis des droits incontestables à l'Académie française; et il ne dissimula point que tel était l'objet de son ambition.

Ce fut alors que s'élevèrent contre lui les rumeurs de la calomnie; et comme c'était aux oreilles de l'Académie que ces bruits devaient parvenir, on avait soin de les adresser en droiture à son secrétaire. J'écoutai tout le mal qu'on voulut me dire de lui; et quand j'eus tout bien entendu, le prenant en particulier : « Vous êtes attaqué, lui dis-je, et c'est à moi de vous défendre; mais c'est à vous de me donner des armes pour repousser vos ennemis. » Alors je lui expliquai, article

par ar

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