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couraient, du nom de partisans. Mais un écrivain! mais un poëte! comment imaginer que des hommes occupés par la pensée de tout ce qui est vrai, grand, noble et beau, pussent jamais s'appliquer à rien de sérieux et d'utile! Il fallut qu'un militaire, qu'un maréchal de France, placé par le malheur, dans son jeune âge, au milieu des besoins populaires, il fallut que Vauban, si dignement loué par Fontenelle, donnât le premier exemple d'un livre écrit avec l'amour du bien public, sur des questions relatives à l'administration, par un citoyen qui semblait lui devoir être étranger 2.

Vauban avait osé demander, sous Louis XIV, la réforme des abus dans les finances, et le rétablissement de l'édit de Nantes, c'est-à-dire la tolérance en matière de foi. Il eut, sous la régence et sous Louis XV, des imitateurs. A l'ombre de ses vertus et de son nom (je parle de Vauban), on étendit le cercle des recherches et des vérités utiles. C'était beaucoup pour ces recherches; c'était bien peu pour ceux qui s'y livraient, s'ils n'eussent trouvé le prix de leurs travaux dans ces travaux mêmes. Heureusement, soit par une disposition générale parmi les écrivains de cette époque, soit par une étude plus réfléchie des moyens d'arriver à leur but, les hommes instruits et les hommes éminents de ce temps, placés au milieu d'un monde frivole qu'il fallait amuser avant tout, ne dédaignèrent point d'être aimables. Ils consentirent à plaire pour éclairer : les séductions de l'esprit servirent aux progrès de la raison, à l'émancipation, que dis-je? à l'ennoblissement des lettres. La Motte, par le commerce ingénieux, badin, poli, galant, qu'il entretint, en prose comme en vers, avec la duchesse du Maine; Fontenelle, par sa correspondance avec le cardinal de Fleury, tout-puissant alors, correspondance

On avait appelé longtemps de ce hom, dans l'armée, des troupes légères habituées à vivre de pillage.

2 Je ne devance pas l'usage du mot citoyen: Fontenelle l'emploie, en ce sens, dans ses éloges.

dont le laconisme et la mesure sont une flatterie de plus, avaient l'un et l'autre insensiblement, honorablement, rapproché les lettres du rang, de la naissance et du pouvoir. Les lettres ne doivent-elles pas leur en savoir gré? Dix ans après la mort de Louis XIV, deux écrivains étaient (qui l'aurait cru?) en relations suivies avec la petite-fille du grand Condé, avec le premier ministre de Louis XV. Quel pas immense ' ! La grandeur et la puissance avaient, il est vrai, recours à l'esprit la première: pour échapper à l'ennui qui entrait avee elle dans ses palais, et la suivait dans ses parcs, et la seconde, pour donner à ses actes l'autorité d'un langage clair, correct et noble, qui n'était pas alors à l'usage de tous. La plume, quoiqu'un peu lourde, de l'abbé Terrasson avait secondé les opérations de Law, devenu contrôleur général; le cardinal de Fleury confiait au talent plus flexible de Fontenelle des dépêches ou des mémoires d'une haute importance. Plus tard, Voltaire, soit en vers soit en prose, exalta les succès ou servit les vues des deux d'Argenson, tous deux ministres, et qui tous deux l'avaient eu pour camarade au collég, et s'en souvenaient !

Son heureuse et brillante jeunesse se passa dans l'intimité des ducs et des duchesses; leur rang n'éblouit point sa poétique audace: à côté de leurs titres il mit les siens, déjà blason

Au 1er janvier 1739, après une ma ladie du cardinal de Fleury, Fontenelle lui écrivait:

« Monseigneur,

« Je souhaite à la France une année plus exempte d'inquiétudes que celle qu'elle vient d'éprouver. »

Fleury répondait :

« Et moi je souhaite à la France et à l'Europe littéraire la conservation de celui qui en fait le principal ornement, afin qu'on puisse dire de nous deux que divisum habemus imperium. »

déjà, que l'Europe a quelques mouvements de fièvre; et je vous fais d'avance mon compliment sur le plaisir que vous aurez à la guérir selon votre méthode ordinaire. » Fleury répond:

« Une forte dose d'ellébore d'Anticyre et de quinquina, pour suspendre la fièvre et l'empêcher de devenir contigue.

« Soit communiqué à M. l'abbé de Saint-Pierre, pour appliquer son remède universel. Joignez-y votre régime, comme un excellent préservatif contre tout ce qui peut mettre les humeurs en mouvement. C'est tout ce que le médecin malgré lui Au 1er janvier 1740, Fontenelle écrit: imagine, pour le présent. Il vous demande

« Monseigneur,

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Je vous avertis, si vous ne le savez

la continuation de votre amitié; celle de votre santé ne lui est pas moins chère. »

nés des lauriers d'OEdipe et de la Henriade. Victime d'un guct-apens dont la honte retombe sur son noble auteur, il en demanda vainement vengeance; et quand le poëte provoqua le gentilhomme, le gentilhomme le fit bravement mettre à la Bastille. Six mois de captivité en France furent suivis de trois ans d'exil en Angleterre. Ces années passées sur un sol où l'on aime les lois et l'indépendance mûrirent son esprit, fortifièrent sa raison, et lui apprirent, autant que la Bastille, à chérir la liberté. Il connut, il admira les institutions d'un peuple heureux, fier et jaloux de ses droits: il vit que chez les Anglais les talents élevaient aux emplois ; il sut que l'Angleterre venait d'avoir l'auteur de Caton d'Utique, Addison, pour secrétaire d'État, et le poëte Prior pour ambassadeur. Pourquoi donc, à son tour, ne s'éleverait-il pas comme eux? Mais en Angleterre qui pouvait conduire au pouvoir? le mérite; en France, qui en ouvrait l'accès? la faveur! Voltaire de retour à Paris, Versailles daigna l'y rechercher : il écrivit des mémoires diplomatiques pour les deux d'Argenson; il chanta l'inerte valeur de Louis XV à Fontenoy, et fit plus : il composa, pour amuser la cour, le Temple de la Gloire, et consacra l'un des actes de cette pièce au triomphe du roi, sous le nom de Trajan. Mais quand le roi présent sortit de sa loge, Voltaire, placé sur son passage, osa lui dire :

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Trajan est-il content? » Et Trajan, comme s'il eût senti une épigramme cachée sous l'éloge, rougit, et passa sans répondre. Voltaire avait été plus délicat flatteur qu'adroit courtisan. Toute la grâce de son élégante familiarité n'en put excuser l'imprudence.

La supériorité d'une si rare intelligence effraya la grandeur suprême; cette royauté de l'esprit coudoya de trop près la royauté de la naissance: Louis XV fut, comme par instinct, averti de cette puissance nouvelle, et s'indigna de voir à ses côtés un homme aussi richement doté des seules faveurs que ne pût accorder le trône. L'homme le plus puissant du royaume

n'en put supporter le plus célèbre : Louis XV n'eut pas de cesse qu'il n'eût réduit l'historien de Louis XIV et le chantre de Henri IV à vivre hors du pays qu'il honorait '.

Le roi vit le poëte d'un œil ingrat et jaloux : tant d'éclat blessait sa vue; la médiocrité lui plaisait mieux. Les cours ne sauraient s'en passer: ne grandit-elle pas tout ce qu'elle approche? Louis XV, qui repoussait Voltaire, accueillait Crébillon, estimait Duclos, et plaçait Marmontel. L'emploi n'était pas considérable, il est vrai : Marmontel trouva moyen d'y rendre son mérite littéraire utile. Grâce aux habitudes de la société, grâce aux plaisirs de la conversation, le langage s'était, à cette époque, beaucoup plus perfectionné que le style. La France avait de très-grands écrivains, et généralement on écrivait mal, d'un style lourd, incorrect, embarrassé. J'ai bien peur qu'il n'en soit tout autrement de nos jours! Mais alors les gens en place se reprochaient, comme hommes du monde, l'élocution de leurs bureaux : à l'exemple du cardinal de Fleury et des deux d'Argenson, ils appelaient des plumes plus exercées à leur aide. Marmontel, comme on va le voir dans ses Mémoires, eut à rendre un service de même nature au cardinal de Bernis, qui était ministre. Une fois le service rendu, le ministre l'oublia; l'homme de lettres l'oublia aussi : chacun demeura dans son rôle.

De cet appel de l'administration aux lettres résultèrent bientôt de grands avantages. Des esprits en général plus brillants que sérieux, mais aussi quelquefois fort sérieux, s'habituèrent à réfléchir sur une foule d'intérêts méconnus. Les imperfections, les abus, la sévérité, l'injustice d'une foule de règlements qui pesaient en tous sens sur la France, devinrent des objets d'étude. Impôts, commerce, agriculture, législation,

1 Il faut bien ajouter que les traits malins d'une irrésistible verve lui faisaient autant d'ennemis à la cour que dans les lettres. Sa malice n'épargnait pas même les hommes les moins offensifs: il disait

de Racine le fils, l'auteur du poëme sur la Grâce: «M. Racine a beau faire, il << n'empêchera point son père d'ètre un "grand homme, »>

tout se sentait de la rouille du temps, tout exigeait une réforme. On traita sous des formes différentes les questions les plus graves; on écrivait sur la police des grains, sur la réfor me des lois civiles et criminelles, sur le mariage des protestants, sur les portions congrues, qui réduisaient le bas clergé à mourir de faim, quand les gros décimateurs regorgeaient de richesses. Ainsi pointaient déjà hors de terre tous ces principes qui devaient si rapidement croître et grandir, pour protéger sous leur ombrage, après des tempêtes, l'égalité des droits, la liberté civile et la liberté religieuse.

OEuvre informe, gigantesque et pourtant incomplète; monument composé de matériaux trop divers, de pierres fines et de plomb; assemblage alphabétique de vérités et d'erreurs, de notions utiles à l'artisan, ou de conseils destinés seulement au sage, à l'homme d'État, l'Encyclopédie eut du moins cet avantage, qu'elle excita la fermentation des esprits: chacun jeta son or ou son argile dans ce vaste creuset, dont les bouillonnements jetèrent à la surface, avec beaucoup de scories et d'écume, quelques idées saines quelques principes incontestables. Est-ce à dire que toutes les pensées étaient graves et toutes les habitudes sérieuses ? Bien s'en faut. Dans ces salons où se discutaient des questions dont on ne saurait nier l'importance et souvent la témérité, des femmes, des hommes s'occupaient tout aussi gravement de parfilage, et des colonels brodaient; car, de l'aveu des écrivains du temps, la comédie du Cercle en peint fidèlement les habitudes et les mœurs. A côté de l'économiste qui calculait le produit net, ou de l'abbé dont Gilbert disait :

Monsieur fait le procès au Dieu qui le nourrit;

à côté du philosophe qui mettait l'existence de Dieu même en doute, Carmontelle, qui depuis esquissa des proverbes, improvisait de charmants dessins; tandis que Hubert, peintre à sa manière avec des ciseaux et du papier, découpait des

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