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non plus, dans ses formes tudesques, à ce que j'avais entendu de Pergolèse, de Leo, de Buranello, etc., que le style de Crébillon ne ressemble à celui de Racine; et préférer le Crébillon au Racine de la musique, c'eût été un effort de dissimulation que je n'aurais pu soutenir.

D'ailleurs, je m'étais mis dans la tête de transporter sur nos deux théâtres la musique italienne; et l'on a vu que, dans le comique, j'avais assez bien commencé. Ce n'est pas que la musique de Grétry fût de la musique italienne par excellence; elle était encore loin d'atteindre à cet ensemble qui nous ravit dans celle des grands compositeurs; mais il avait un chant facile, du naturel dans l'expression, des airs et des duos agréablement dessinés; quelquefois même dans l'orchestre un heureux emploi d'instruments; enfin, du goût et de l'esprit assez pour suppléer à ce qui lui manquait du côté de l'art et du génie ; et si sa musique n'avait pas tout le charme et toute la richesse de celle de Piccini, de Sacchini, de Paësiello, elle en avait le rhythme, l'accent, la prosodie. J'avais donc démontré qu'au moins dans le comique, la langue française pouvait avoir une musique du même style que la musique italienne.

Il me restait à faire la même épreuve dans le tragique, et le hasard m'en offrait l'occasion. Le problème était plus difficile à résoudre, mais par d'autres raisons que celles qu'on imaginait.

La langue noble est moins favorable à la musique, 1o en ce qu'elle n'a pas des tours aussi vifs, aussi accentués, aussi dociles à l'expression du chant que la langue comique; 2o en ce qu'elle a moins d'étendue, d'abondance et de liberté dans le choix de l'expression. Mais une bien plus grande difficulté naissait pour moi de l'idée que j'avais conçue du poëme lyrique, et de la forme théâtrale que j'aurais voulu lui donner. J'en avais fait avec Grétry la périlleuse tentative dans l'opéra de Céphale et Procris. En divisant l'action en trois tableaux, l'un voluptueux et brillant, le palais de l'Aurore, son réveil, ses amours, les plaisirs de sa cour céleste; l'autre, sombre et terrible, le complot de la jalousie, et ses poisons versés dans l'âme de Procris; le troisième, touchant, passionné, tragique, l'erreur de Céphale

et la mort de son épouse percée de ses traits, et expirante entre ses bras; je croyais avoir rempli l'idée d'un spectacle intéressant mais n'ayant pas réussi dans ce coup d'essai, et m'attribuant en partie notre disgrâce, ma défiance de moi-même allait jusques à la frayeur.

Le sentiment de ma propre faiblesse, et la bonne opinion que j'avais du célèbre compositeur qu'on m'avait donné dans Piccini, me firent donc imaginer de prendre les beaux opéras de Quinault, d'en élaguer les épisodes, les détails superflus; de les réduire à leurs beautés réelles, d'y ajouter des airs, des duos, des monologues en récitatif obligé, des chœurs en dialogue et en contraste, de les accommoder ainsi à la musique italienne, et d'en former un genre de poëme lyrique plus varié, plus animé, plus simple, moins décousu dans son action, et infiniment plus rapide que l'opéra italien.

Dans Métastase même, que j'étudiais, que j'admirais comme un modèle de l'art de dessiner les paroles du chant, je voyais des longueurs et des vides insupportables. Ces doubles intrigues, ces amours épisodiques, ces scènes détachées et si multipliées, ces airs presque toujours perdus, comme on l'a dit, en cul-de-lampe au bout des scènes, tout cela me choquait. Je voulais une action pleine, pressée, étroitement liée, dans laquelle les situations, s'enchaînant l'une à l'autre, fussent ellesmêmes l'objet et le motif du chant, de façon que le chant ne fût que l'expression plus vive des sentiments répandus dans la scène, et que les airs, les duos, les chœurs, y fussent enlacés dans le récitatif. Je voulais, de plus, qu'en se donnant ces avantages, l'opéra français conservât sa pompe, ses prodiges, ses fêtes, ses illusions, et qu'enrichi de toutes les beautés de la musique italienne, ce n'en fût pas moins ce spectacle

Où les beaux vers, la danse, la musique,
L'art de tromper les yeux par les couleurs,
L'art plus heureux de séduire les cœurs,
De cent plaisirs font un plaisir unique.

(VOLT.)

Ce fut dans cet esprit que fut recomposé l'opéra de Roland. Dès que j'eus mis ce poëme dans l'état où je le voulais, j'éprouvai une joie aussi vive que si je l'avais fait moi-même. Je vis

l'ouvrage de Quinault dans sa beauté naïve et simple; je vis l'idée que je m'étais faite d'un poëme lyrique français réalisée ou sur le point de l'être par un habile musicien. Ce musicien ne savait pas deux mots de français; je me fis son maître de langue. « Quand serai-je en état, me dit-il en italien, de travailler à cet ouvrage? Demain matin, » lui dis-je; et dès le len

demain je me rendis chez lui.

Figurez-vous quel fut pour moi le travail de son instruction : vers par vers, presque mot pour mot, il fallait lui tout expliquer; et lorsqu'il avait bien saisi le sens d'un morceau, je le lui déclamais, en marquant bien l'accent, la prosodie, la cadence des vers, les repos, les demi-repos, les articulations de la phrase; il m'écoutait avidement, et j'avais le plaisir de voir que ce qu'il avait entendu était fidèlement noté. L'accent de la langue et le nombre frappaient si juste cette excellente oreille, que presque jamais, dans sa musique, ni l'un ni l'autre n'étaient altérés. Il avait, pour saisir les plus délicates inflexions de la voix, une sensibilité si prompte, qu'il exprimait jusqu'aux nuances les plus fines du sentiment.

C'était pour moi un plaisir inexprimable de voir s'exercer sous mes yeux un art, ou plutôt un génie, dont jusque-là je n'avais eu aucune idée. Son harmonie était dans sa tête; son orchestre et tous les effets qu'il produirait lui étaient présents. Il écrivait son chant d'un trait de plume, et, lorsque le dessein en était tracé, il remplissait toutes les parties des instruments ou de la voix, distribuant les traits de mélodie et d'harmonie ainsi qu'un peintre habile aurait distribué sur la toile les couleurs et les ombres pour en composer son tableau. Ce travail achevé, il ouvrait son clavecin, qui jusque-là lui avait servi de table; et j'entendais alors un air, un duo, un chœur complet dans toutes ses parties, avec une vérité d'expression, une intelligence, un ensemble, une magie dans les accords, qui ravissaient l'oreille et l'âme.

Ce fut là que je reconnus l'homme que je cherchais, l'homme qui possédait son art et le maîtrisait à son gré; et c'est ainsi que fut composée cette musique de Roland, qui, en dépit de la cabale, eut le plus éclatant succès.

En attendant, et à mesure que l'ouvrage avançait, les zélés amateurs de la bonne musique, à la tête desquels étaient l'ambassadeur de Naples et celui de Suède, se ralliaient autour du clavecin de Piccini pour entendre tous les jours quelque scène nouvelle; et tous les jours ces jouissances me dédommageaient de mes peines.

Parmi ces amateurs de la musique se distinguaient MM. Morellet, mes amis personnels, et les amis les plus officieux que Piccini eût trouvés en France. C'était par eux qu'en arrivant il avait été accueilli, logé, meublé, pourvu des premiers besoins de la vie. Ils n'y épargnaient rien, et leur maison était la sienne. J'aimais à croire que, de nous voir associés ensemble, c'était pour eux un motif de plus de l'intérêt qu'ils prenaient à lui; et, entre eux et moi, cet objet d'affection commune était pour l'amitié un nouvel aliment.

L'abbé Morellet et moi n'avions cessé de vivre depuis vingt ans dans les mêmes sociétés, souvent opposés d'opinions, toujours d'accord de sentiments et de principes, et pleins d'estime l'un pour l'autre. Dans nos disputes les plus vives, jamais on n'avait vu se mêler aucun trait ni d'amertume, ni d'aigreur. Sans nous flatter, nous nous aimions.

Son frère, qui, nouvellement arrivé d'Italie, était pour moi un ami tout récent, m'avait gagné le cœur par sa droiture et sa franchise. Ils vivaient ensemble, et leur sœur, veuve de M. Leyrin de Montigny, venait de Lyon, avec sa jeune fille, embellir leur société.

L'abbé, qui m'avait annoncé le bonheur qu'ils allaient avoir d'être réunis en famille, m'écrivit un jour : « Mon ami, c'est demain qu'arrivent nos femmes; venez nous aider, je vous prie, à les bien recevoir. >>

Ici ma destinée va prendre une face nouvelle, et c'est de ce billet que date le bonheur vertueux et inaltérable qui m'attendait dans ma vieillesse, et dont je jouis depuis vingt ans.

LIVRE DIXIÈME.

Tant que le ciel m'avait laissé, dans madame Odde, une sœur tendrement chérie, et qui m'aimait plutôt d'un amour filial que d'une amitié fraternelle; sûr d'avoir dans son digne et vertueux époux un véritable ami, dont la maison serait la mienne, dont les enfants seraient les miens, je savais où vieillir en paix. L'estime et la confiance qu'Odde s'était acquises, l'excellente réputation dont il jouissait dans son état, me rendaient son avancement facile et assuré ; et n'eût-il fait que conserver l'emploi qu'il avait à Saumur, ma petite fortune ajoutée à la sienne nous aurait fait vivre dans une honnête aisance. Ainsi, lorsque le monde et moi nous aurions été las, ennuyés l'un de l'autre, ma vieillesse avait un asile honorable et plein de douceur. Dans cette heureuse confiance, je me laissais aller, comme vous avez vu, au courant de la vie, et, sans inquiétude, je me voyais sur mon déclin.

Mais lorsque j'eus perdu ma sœur et ses enfants; lorsque, dans sa douleur, Odde, abandonnant une ville où il ne voyait plus que des tombeaux, et, renonçant à son emploi, se fut retiré dans sa patrie, mon avenir, si serein jusqu'alors, s'obscurcit à mes yeux; je ne vis plus pour moi que les dangers du mariage, ou que la solitude d'un triste célibat et d'une vieillesse abandonnée.

Je redoutais dans le mariage des chagrins domestiques qu'il m'aurait été impossible d'essuyer sans mourir, et dont je voyais mille exemples; mais un malheur plus effrayant encore était celui d'un vieillard obligé, ou d'être le rebut du monde en y traînant une ennuyeuse et infirme caducité, ou de rester seul délaissé, à la merci de ses valets, livré à leur dure insolence et à leur servile domination.

Dans cette situation pénible, j'avais tenté plus d'une fois de me donner une compagne, et d'adopter une famille qui me tînt

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