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dis que je les parcourais, un officier de garde, à la tête de sa troupe, vint à moi, et me dit brusquement : « Que faites-vous là? Je me promène, et je regarde ces belles fortifications. Vous ne savez donc pas qu'il est défendu de se promener sur ces remparts, et d'examiner ces ouvrages? - Assurément je

l'ignorais.

-

D'où êtes-vous?

De Paris. Qui êtes-vous?

Un homme de lettres, qui, n'ayant jamais vu de place de guerre que dans des livres, était curieux d'en voir une en réalité. - Où logez-vous? » Je nommai l'auberge et les trois dames que j'accompagnais; je dis aussi mon nom. « Vous avez l'air d'être de bonne foi, dit-il enfin; retirez-vous. » Je ne me le fis pas répéter.

Comme je racontais mon aventure à nos dames, nous vîmes arriver le major de la place, qui, se trouvant heureusement un ancien protégé de madame de Pompadour, venait rendre ses devoirs à la belle-sœur de sa bienfaitrice. Je le trouvai instruit de ce qui venait de m'arriver. Il me dit que j'étais encore bien heureux qu'on ne m'eût pas mis en prison; mais il m'offrit de me mener lui-même, le lendemain matin, voir tous les dehors de la place. J'acceptai son offre avec reconnaissance, et j'eus le plaisir de parcourir l'enceinte de la ville tout à loisir, et sans danger.

Peu de temps après notre arrivée à Paris, nous eûmes la douleur de perdre madame Filleul. Jamais mort n'a été plus courageuse et plus tranquille. C'était une femme d'un caractère très-singulier, pleine d'esprit, et d'un esprit dont la pénétration, la vivacité, la finesse, ressemblait au coup d'œil du lynx; elle n'avait rien qui sentît ni la ruse ni l'artifice. Je ne lui ai jamais vu ni les illusions ni les vanités de son sexe : elle en avait les goûts, mais simples, naturels, sans fantaisie et sans caprice. Son âme était vive, mais calme; sensible assez pour être aimante et bienfaisante, mais pas assez pour être le jouet de ses passions. Ses inclinations étaient douces, paisibles et constantes; elle s'y livrait sans faiblesse, et ne s'y abandonnait jamais; elle voyait les choses de la vie et du monde comme un jeu qu'elle s'amusait à voir jouer, et auquel il fallait dans l'occasion savoir jouer soi-même, disait-elle, sans y être ni fripon ni dupe :

c'était ainsi qu'elle s'y conduisait, avec peu d'attention pour ses intérêts propres, avec plus d'application pour les intérêts de ses amis. Quant aux événements, aucun ne l'étonnait; et dans toutes les situations elle avait l'avantage du sang-froid et de la prudence. Je ne doute pas que ce ne fût elle qui eût mis madame de Séran sur le chemin de la fortune, mais elle ne fit que sourire à l'ingénuité de cette jeune femme, lorsqu'elle lui entendit dire que, même dans un roi, fût-il le roi du monde, elle ne voulait point d'un amant qu'elle n'aimerait pas. « On t'en fera, lui disait-elle, des rois dont tu sois amoureuse; on te donnera des fortunes où l'on n'ait que la peine de prendre du plaisir. — Vraiment, disait la jeune femme, vous voudriez bien tous que je fusse toute-puissante, pour n'avoir qu'à me demander tout ce qui vous ferait envie; mais, pendant que vous vous amuseriez ici, je m'ennuierais là-haut et j'y mourrais de chagrin, comme madame de Pompadour. Allons, mon enfant, soyons pauvres, lui disait madame Filleul; je serais à ta place aussi bête que toi. » Et le soir nous mangions gaiement le gigot dur, en nous moquant des grandeurs humaines. Ainsi, sans s'émouvoir de la vue et des approches de la mort, elle sourit à son amie en lui disant adieu, et son trépas ne fut qu'une dernière défaillance.

A mon retour d'Aix-la-Chapelle, j'avais trouvé la censure de la Sorbonne affichée à la porte de l'Académie et à celle de madame Geoffrin. Mais les suisses du Louvre semblaient s'être entendus pour essuyer leurs balais à cette pancarte. La censure et le mandement de l'archevêque étaient lus en chaire dans les paroisses de Paris, et ils étaient conspués dans le monde. Ni la cour ni le parlement ne s'était mêlé de cette affaire: on me fit dire seulement de garder le silence; et Bélisaire continua de s'imprimer et de se vendre avec privilége du roi. Mais un événement plus affligeant pour moi que les décrets de la Sorbonne m'attendait à Maisons, et ce fut là qu'en arrivant j'eus besoin de tout mon courage.

J'ai parlé d'une jeune nièce de madame Gaulard, et de la douce habitude que j'avais prise de passer avec elles deux les belles saisons de l'année, quelquefois même les hivers. Cette

habitude entre la nièce et moi s'était changée en inclination. Nous n'étions riches ni l'un ni l'autre; mais, avec le crédit de notre ami Bouret, rien n'était plus facile que de me procurer, ou à Paris ou en province, une assez bonne place pour nous mettre à notre aise. Nous n'avions fait confidence à personne de nos désirs et de nos espérances; mais, à la liberté qu'on nous laissait ensemble, à la confiance tranquille avec laquelle madame Gaulard elle-même regardait notre intimité, nous ne doutions pas qu'elle ne nous fût favorable. Bouret, surtout, semblait si bien se complaire à nous voir de bonne intelligence, que je me croyais sûr de lui; et, dès que je lui aurais ramené son intime amie en bonne santé, comme je l'espérais, je comptais l'engager à s'occuper de ma fortune et de mon mariage.

Mais madame Gaulard avait un cousin qu'elle aimait tendrement, et dont la fortune était faite. Ce cousin, qui était aussi celui de la jeune nièce, en devint amoureux, la demanda en mon absence, et l'obtint sans difficulté. Elle, trop jeune, trop timide pour déclarer une autre inclination, s'engagea si avant, que je n'arrivai plus que pour assister à la noce. On attendait la dispense de Rome pour aller à l'autel; et moi, en qualité d'ami intime de la maison, j'allais être témoin et confident de tout. Ma situation était pénible, celle de la jeune personne ne l'était guère moins; et, quelque bonne contenance que nous eussions résolu de faire, j'ai peine à concevoir comment notre tristesse ne nous trahissait pas aux yeux de la tante et du futur époux. Heureusement, la liberté de la campagne nous permit de nous dire quelques mots consolants, et de nous inspirer mutuellement le courage dont nous avions tant de besoin. En pareil cas, l'amour désespéré se sauve entre les bras de l'amitié; ce fut notre recours. Nous nous promîmes donc, au moins, d'être amis toute notre vie; et, tant qu'on laissa nos deux cœurs se soulager ainsi l'un l'autre, nous ne fûmes pas malheureux. Mais, en attendant la fatale dispense de Rome, il était bon que je fisse une absence; l'occasion s'en présenta.

LIVRE NEUVIÈME.

M. de Marigny, raccommodé avec sa femme, abrégeait son voyage de Fontainebleau pour aller avec elle à Ménars. Il désirait que je fusse de ce voyage; sa femme m'en priait encore plus instamment que lui. Confident de leur brouillerie, j'espérais pouvoir contribuer à leur réconciliation; et, par reconnaissance pour lui autant que par amitié pour elle, je consentis à les accompagner. « Vous ne pouvez croire, monsieur, m'écrivaitil de Fontainebleau le 12 octobre 1767, tout le plaisir que vous me faites de venir à Ménars. Il me serait permis d'être un peu jaloux de celui que madame de Marigny m'en a témoigné.

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Ma présence ne leur fut pas inutile dans ce voyage. Il s'éleva, entre eux, plus d'un nuage qu'il fallut dissiper. Sur la route même, en parlant avec éloge de sa femme, M. de Marigny voulut attribuer les torts qu'elle avait eus à la comtesse de Séran ; nais la jeune femme, qui avait du caractère, se refusa à cette excuse. « Je n'ai eu, lui dit-elle, aucun tort avec vous, et vous étiez injuste de m'en attribuer; mais vous l'êtes bien plus encore d'en supposer à mon amie. » Et, à quelques mots trop amers et trop légers qui lui échappèrent sur cette amie absente: «< Respectez-la, monsieur, lui dit sa femme; vous le devez pour elle, vous le devez pour moi; et je veux bien vous dire que vous ne l'offenserez jamais sans me blesser au cœur. »

Il est vrai que, dans l'intimité de ces deux femmes, tout le soin de madame de Séran s'employait à inspirer à son amie de la douceur, de la complaisance, et, s'il était possible, de l'amour pour un homme qui avait, lui disait-elle, des qualités aimables, et dont il ne fallait que tempérer la violence et adoucir l'humeur pour en faire un très-bon mari.

Un peu de force et de fierté ne laissait pas d'être nécessaire avec un homme qui, ayant lui-même de la franchise et du courage, estimait dans un caractère ce qui était analogue au sien. Nous primes donc avec lui le ton d'une raison douce, mais

ferme, et je remplis si bien entre eux l'office de conciliateur, qu'en les quittant je les laissai d'un bon accord ensemble. Mais j'en avais assez vu et surtout assez appris, dans les confidences que me faisait la jeune femme, pour juger que ces deux époux, en s'estimant l'un l'autre, ne s'aimeraient jamais.

Au printemps suivant, je fus encore de leur voyage en Touraine. Dans celui-ci, j'eus le plaisir de voir M. de Marigny pleinement réconcilié avec madame de Séran; hormis quelques moments d'humeur jalouse sur l'intimité des deux femmes, il fut assez aimable entre elles. A mon égard, il était si content de m'avoir pour médiateur, qu'il m'offrit en pur don, pour ma vie, auprès de Ménars, une jolie maison de campagne. Un petit bosquet, un jardin, un ruisseau de l'eau la plus pure, une retraite délicieuse située au bord de la Loire, rien de plus séduimais ce don était une chaîne, et je n'en voulais point

sant;

porter.

A mon retour, ce fut à Maisons que je me rendis. Cette retraite avait pour moi des charmes; j'aimais tout ce qui l'habitait, et je me flattais d'y être aimé. Je n'aurais pas été plus libre et plus à mon aise chez moi. Lorsque quelqu'un de mes amis voulait me voir, il venait à Maisons, et il y était bien reçu. Le comte de Creutz était celui qui s'y plaisait le plus et qu'on y goûtait davantage, parce qu'avec les qualités les plus rares du côté de l'esprit, il était simple et bon.

Un bosquet, près d'Alfort, était le lieu de repos de nos promenades. Là, son âme se dilatait et se déployait avec moi. Les sentiments dont il était rempli, les tableaux que l'observation et l'étude de la nature avaient tracés dans sa mémoire, et dont son imagination était comme une riche et vaste galerie; les hautes pensées que la méditation lui avait fait concevoir, et que son esprit répandait dans le mien avec abondance, soit qu'il parlât de politique ou de morale, des hommes ou des choses, des sciences ou des arts, me tenaient des heures entières attentif et comme enchanté. Sa patrie et son roi, la Suède et Gustave, objets de son idolâtrie, étaient les deux sujets dont il m'entretenait le plus éloquemment et avec le plus de délices. L'enthousiasme avec lequel il m'en faisait l'éloge s'emparait si bien de mes

T. V.

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