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fortune inespérée ! J'étais venu solliciter une pension modique sur le Mercure, et M. de Saint-Florentin m'annonce que c'est le privilége, le brevet même du Mercure que le roi vient de m'accorder. Il m'apprend que c'est à madame de Pompadour que je le dois; je vais lui en rendre grâce ; et chez elle M. Quesnay me dit que c'est vous qui, en parlant de moi, avez touché madame de Pompadour au point qu'elle en avait les yeux en larmes. >>

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Ici je voulus l'interrompre en l'embrassant; mais il continua : Qu'ai-je donc fait, monsieur, pour mériter de vous un intérêt si tendre? Je ne vous ai vu qu'en passant; à peine me connaissez-vous; et vous avez, en parlant de moi, l'éloquence du sentiment, l'éloquence de l'amitié ! » A ces mots, il voulait baiser mes mains. « C'en est trop, lui dis-je, monsieur! il est temps que je modère cet excès de reconnaissance; et, après vous avoir laissé soulager votre cœur, je veux m'expliquer à mon tour. Assurément j'ai voulu vous servir; mais en cela je n'ai été que juste, et sans cela j'aurais manqué à la confiance dont madame de Pompadour m'honorait en me consultant. Sa sensibilité et sa bonté ont fait le reste. Laissez-moi donc me réjouir avec vous de votre fortune, et rendons-en grâces tous deux à celle à qui vous la devez. »

Dès que Boissy eut pris congé de moi, j'allai chez le ministre ; et, voyant qu'il me recevait comme n'ayant rien à me dire, je lui demandai si je n'avais pas un remercîment à lui faire? il me dit que non; si les pensions sur le Mercure étaient données? il me dit que oui; si madame de Pompadour ne lui avait point parlé de moi? il m'assura qu'elle ne lui en avait pas dit un mot; et que si elle m'avait nommé, il m'aurait mis volontiers sur la liste qu'il avait présentée au roi. Je fus confondu, je l'avoue; car, sans m'être nommé moi-même lorsqu'elle m'avait consulté, je m'étais cru bien sûr d'être au nombre de ceux qu'elle proposerait. Je me rendis chez elle; et bien heureusement je trouvai dans son salon madame de Marchais, à qui de point en point je contai ma mésaventure. « Bon! me dit-elle, cela vous étonne? cela ne m'étonne pas, moi; je la reconnais là. Elle vous aura oublié. » A l'instant même elle entre dans le ca

binet de toilette où était madame de Pompadour; et aussitôt après j'entends des éclats de rire. J'en tirai un heureux présage. En effet, madame de Pompadour, en allant à la messe, ne put me voir sans rire encore de m'avoir laissé dans l'oubli. « J'ai deviné tout juste, me dit madame de Marchais en me revoyant; mais cela sera réparé. » J'eus donc une pension de douze cents livres sur le Mercure, et je fus content.

Si M. de Boissy le rédigeait lui-même, il restait à son aise; mais il fallait qu'il le soutînt; et il n'avait pour cela ni les relations, ni les ressources, ni l'activité de l'abbé Raynal, qui, en l'absence de la Bruère, le faisait, et le faisait bien.

Dénué de secours, et ne trouvant rien de passable dans les papiers qu'on lui laissait, Boissy m'écrivit une lettre qui était un vrai signal de détresse. « Inutilement, me disait-il, vous m'aurez fait donner le Mercure ce bienfait est perdu pour moi, si vous n'y ajoutez pas celui de venir à mon aide. Prose ou vers, ce qu'il vous plaira, tout me sera bon de votre main. Mais hâtez-vous de me tirer de la peine où je suis; je vous en conjure au nom de l'amitié que je vous ai vouée pour tout le reste de ma vie.»>

Cette lettre m'ôta le sommeil; je vis ce malheureux livré au ridicule, et le Mercure décrié dans ses mains, s'il laissait voir sa pénurie. J'en eus la fièvre toute la nuit ; et ce fut dans cet état de crise et d'agitation que me vint la première idée de faire un conte. Après avoir passé la nuit sans fermer l'œil à rouler dans ma tête le sujet de celui que j'ai intitulé Alcibiade, je me levai, je l'écrivis tout d'une haleine, au courant de la plume, et je l'envoyai. Ce conte eut un succès inespéré. J'avais exigé l'anonyme. On ne savait à qui l'attribuer; et, au dîner d'Helvétius, où étaient les plus fins connaisseurs, on me fit l'honneur de le croire de Voltaire ou de Montesquieu.

Boissy, comblé de joie de l'accroissement que cette nouveauté avait donné au débit du Mercure, redoubla de prières pour obtenir de moi encore quelques morceaux du même genre. Je fis pour lui le conte de Soliman II, ensuite celui du Scrupule, et quelques autres encore. Telle fut l'origine de ces Contes moraux, qui ont eu depuis tant de vogue en Europe. Boissy me fit par là plus de bien à moi-même que je ne lui en avais fait; mais il

ne jouit pas longtemps de sa fortune, et à sa mort, lorsqu'il fallut le remplacer : « Sire, dit madame de Pompadour au roi, ne donnerez-vous pas le Mercure à celui qui l'a soutenu? » Le brevet m'en fut accordé. Alors il fallut me résoudre à quitter Versailles. Cependant il s'offrit pour moi une fortune qui, dans ce moment-là, semblait meilleure et plus solide. Je ne sais quel instinct, qui m'a toujours assez bien conduit, m'empêcha de la préférer.

Le maréchal de Belle-Isle était ministre de la guerre ; son fils unique, le comte de Gisors, le jeune homme du siècle le mieux élevé et le plus accompli, venait d'obtenir la lieutenance et le commandement des carabiniers, dont le comte de Provence était colonel. Le régiment des carabiniers avait un secrétaire attaché à la personne du commandant, avec un traitement de douze mille livres; et cette place était vacante. Un jeune homme de Versailles, appelé Dorlif, se présenta pour la remplir, et il se dit connu de moi. « Eh bien! lui dit le comte de Gisors, engagez monsieur Marmontel à venir me voir; je serai bien aise de causer avec lui. » Dorliffaisait de petits vers, et venait quelquefois me les communiquer ; c'était là notre connaissance. Du reste, je le croyais honnête et bon garçon. Ce fut le témoignage que je rendis de lui. « Je vais, me dit le comte de Gisors, que je voyais pour la première fois, vous parler avec confiance. Ce jeune homme n'est pas ce qui convient à cette place ; j'ai besoin d'un homme qui, dès demain, soit mon ami, et sur qui je puisse compter comme sur un autre moi-même. Monsieur le duc de Nivernois, mon beau-père, m'en propose un; mais je ne méfie de la facilité des grands dans leurs recommandations; et si vous avez à me donner un homme dont vous soyez sûr, et qui soit tel que je le demande, n'osant pas, ajouta-t-il, prétendre à vous avoir vous-même, je le prendrai de votre main. »

« Un mois plus tôt, monsieur le comte, c'eût été pour moimême, lui dis-je, que j'aurais demandé l'honneur de vous être attaché. Le brevet du Mercure de France, que le roi vient de m'accorder, est pour moi un engagement que, sans légèreté, je ne puis sitôt rompre; mais je m'en vais, parmi mes connaissances, voir si je puis trouver l'homme qui vous convient. »

Parmi mes connaissances il y avait à Paris un jeune homme appelé Suard, d'un esprit fin, délié, juste et sage, d'un caractère aimable, d'un commerce doux et liant, assez imbu de belleslettres, parlant bien, écrivant d'un style pur, aisé, naturel, et du meilleur goût; discret surtout et réservé, avec des sentiments honnêtes. Ce fut sur lui que je jetai les yeux. Je le priai de venir me voir à Paris, où je m'étais rendu pour lui épargner le voyage. D'un côté, cette place lui parut très-avantageuse; de l'autre, il la trouvait assujettissante et pénible. On était en guerre; il fallait suivre le comte de Gisors dans ses campagnes ; et Suard, naturellement indolent, aurait bien voulu de la fortune, mais sans qu'il lui en coûtât sa liberté ni son repos. Il me demanda vingt-quatre heures pour faire ses réflexions. Le lendemain matin, il vint me dire qu'il lui était impossible d'accepter cette place; que M. Delaire, son ami, la sollicitait, et qu'il était recommandé par M. le duc de Nivernois. Delaire était connu de moi pour un homme d'esprit, pour un très-honnête homme, d'un caractère solide et sûr, et d'une grande sévérité de mœurs. << Amenez-moi votre ami, dis-je à Suard; ce sera lui que je proposerai, et la place lui est assurée. » Nous convînmes avec Delaire de dire simplement que, dans mon choix, je m'étais rencontré avec le duc de Nivernois. M. de Gisors fut charmé de cette rencontre, et Delaire fut agréé. « Je pars, lui dit le vaillant jeune homme : il peut y avoir incessamment à l'armée une affaire, je veux m'y trouver. Vous viendrez me joindre le plus tôt possible. »> En effet, peu de jours après son arrivée, se donna le combat de Crevelt, où, à la tête des carabiniers, il fut blessé mortellement. Delaire n'arriva que pour l'ensevelir.

Je demandai à M. de Marigny s'il croyait compatible ma place de secrétaire des bâtiments avec le privilége et le travail du Mercure. Il me répondit qu'il croyait impossible de vaquer à l'un et à l'autre. « Donnez-moi donc mon congé, lui dis-je; car je n'ai pas la force de vous le demander. » Il me le donna, et madame Geoffrin m'offrit un logement chez elle. Je l'acceptai avec reconnaissance, en la priant de vouloir bien me permettre de lui en payer le loyer; condition à laquelle je la fis consentir. Me voilà repoussé par ma destinée dans ce Paris, d'où j'avais

eu tant de plaisir à m'éloigner; me voilà plus dépendant que jamais de ce public d'avec lequel je me croyais dégagé pour la vie. Qu'étaient donc devenues mes résolutions? Deux sœurs dans un couvent, en âge d'être mariées; la facilité de mes vieilles tantes à faire crédit à tout venant, et à ruiner leur commerce en contractant des dettes que j'étais obligé de payer tous les ans ; mon avenir auquel il fallait bien penser, n'ayant mis encore en réserve que dix mille francs que j'avais employés dans le cautionnement de M. Odde; l'Académie française, où je n'arriverais que par la carrière des lettres; enfin l'attrait de cette société littéraire et philosophique qui me rappelait dans son sein, furent les causes et seront les excuses de l'inconstance qui me fit renoncer au repos le plus doux, le plus délicieux, pour venir à Paris rédiger un journal, c'est-à-dire me condamner au travail de Sisyphe, ou à celui des Danaïdes.

LIVRE SIXIÈME.

'Si le Mercure n'avait été qu'un simple journal littéraire, je n'aurais eu en le composant qu'une seule tâche à remplir et qu'une seule route à suivre; mais, formé d'éléments divers, et fait pour embrasser un grand nombre d'objets, il fallait que, dans tous ses rapports, il remplît sa destination; que, selon les goûts des abonnés, il tînt lieu des gazettes aux nouvellistes; qu'il rendît compte des spectacles aux gens curieux de spectacles; qu'il donnât une juste idée des productions littéraires à ceux qui, en lisant avec choix, veulent s'instruire ou s'amuser; qu'à la saine et sage partie du public qui s'intéresse aux découvertes des arts utiles, au progrès des arts salutaires, il fît part de leurs tentatives et des heureux succès de leurs inventions; qu'aux amateurs des arts agréables il annonçât les ouvrages nouveaux, et quelquefois les écrits des artistes. La partie des sciences qui tombait sous les sens, et qui pour le public pouvait être un objet de curiosité, était aussi de son domaine; mais il fallait

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