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et de sévérité, aimait sa femme avec idolâtrie : il avait bien raison! la plus digne des femmes, la plus intéressante, la plus aimable dans son état, c'était ma tendre mère. Je n'ai jamais conçu comment, avec la simple éducation de notre petit couvent de Bort, elle s'était donné et tant d'agrément dans l'esprit, et tant d'élévation dans l'âme, et singulièrement dans le langage et dans le style, ce sentiment des convenances si juste, si délicat, si fin, qui semblait être en elle le pur instinct du goût. Mon bon évêque de Limoges, le vertueux Coëtlosquet, m'a parlé souvent à Paris, avec le plus tendre intérêt, des lettres que lui avait écrites ma mère, en me recommandant à lui.

Mon père avait pour elle autant de vénération que d'amour. Il ne lui reprochait que son faible pour moi, et ce faible avait une excuse : j'étais le seul de ses enfants qu'elle avait nourri de son lait; sa trop frêle santé ne lui avait plus permis de remplir un devoir si doux. Sa mère ne m'aimait pas moins. Je crois la voir encore, cette bonne petite vieille : le charmant naturel! la douce et riante gaieté! Économe de la maison, elle présidait au ménage, et nous donnait à tous l'exemple de la tendresse filiale; car elle avait aussi sa mère, et la mère de son mari, dont elle avait le plus grand soin. Je date d'un peu loin en parlant de mes bisaïeules; mais je me souviens bien qu'à l'âge de quatre-vingts ans elles vivaient encore, buvant au coin du feu le petit coup de vin, et se rappelant le vieux temps, dont elles nous faisaient des contes merveilleux.

Ajoutez au ménage trois sœurs de mon aïeule, et la sœur de ma mère, cette tante qui m'est restée; c'était au milieu de ces femmes et d'un essaim d'enfants que mon père se trouvait seul : avec très-peu de bien, tout cela subsistait. L'ordre, l'économie, le travail, un petit commerce, et surtout la frugalité, nous entretenaient dans l'aisance. Le petit jardin produisait presque assez de légumes pour les besoins de la maison; l'enclos nous donnait des fruits, et nos coings, nos pommes, nos poires, confits au miel de nos abeilles, étaient durant l'hiver, pour les enfants et pour les bonnes vieilles, les déjeuners les plus exquis. Le troupeau de la bergerie de Saint-Thomas habillait de sa laine tantôt les femmes et tantôt les enfants; mes tantes la filaient;

elles filaient aussi le chanvre du champ qui nous donnait du linge; et les soirées où, à la lueur d'une lampe qu'alimentait l'huile de nos noyers, la jeunesse du voisinage venait teiller avec nous ce beau chanvre, formaient un tableau ravissant. La récolte des grains de la petite métairie assurait notre subsistance; la cire et le miel des abeilles, que l'une de mes tantes cultivait avec soin, étaient un revenu qui coûtait peu de frais; l'huile, exprimée de nos noix encore fraîches, avait une saveur, une odeur que nous préférions au goût et au parfum de celle de l'olive. Nos galettes de sarrasin, humectées, toutes brûlantes, de ce bon beurre du Mont-Dor, étaient pour nous le plus friand régal. Je ne sais pas quel mets nous eût paru meilleur que nos raves et nos châtaignes; et en hiver, lorsque ces belles raves grillaient le soir à l'entour du foyer, ou que nous entendions bouillonner l'eau du vase où cuisaient ces châtaignes si savoureuses et si douces, le cœur nous palpitait de joie. Je me souviens aussi du parfum qu'exhalait un beau coing rôti sous la cendre, et du plaisir qu'avait notre grand'mère à le partager entre nous. La plus sobre des femmes nous rendait tous gourmands. Ainsi, dans un ménage où rien n'était perdu, de petits objets réunis entretenaient une sorte d'aisance, et laissaient peu de dépense à faire pour suffire à tous nos besoins. Le bois mort dans les forêts voisines était en abondance, et presque en non-valeur ; il était permis à mon père d'en tirer sa provision. L'excellent beurre de la montagne et les fromages, les plus délicats étaient communs, et coûtaient peu ; le vin n'était pas cher, et mon père lui-même en usait sobrement.

Mais enfin, quoique bien modique, la dépense de la mai son ne laissait pas d'être à peu près la mesure de nos moyens et quand je serais au collége, la prévoyance de mon père s'exagérait les frais de mon éducation. D'ailleurs, il regardait comme un temps assez mal employé celui qu'on donnait aux études : Le latin, disait-il, ne faisait que des fainéants. Peut-être aussi avait-il quelque pressentiment du malheur que nous eûmes de nous le voir ravir par une mort prématurée; et, en me faisant de bonne heure prendre un état d'une utilité moins tardive et moins incertaine, pensait-il à laisser en moi un second père à

ses enfants. Cependant, pressé par ma mère, qui désirait passionnément qu'au moins son fils aîné fit ses études, il consentit à me mener au collége de Mauriac.

Accablé de caresses, baigné de douces larmes et chargé de bénédictions, je partis donc avec mon père. Il me portait en croupe, et le cœur me battait de joie; mais il me battit de frayeur quand mon père me dit ces mots : « On m'a promis, mon fils, que vous seriez reçu en quatrième; si vous ne l'êtes pas, je vous remmène, et tout sera fini. » Jugez avec quel tremblement je parus devant le régent, qui allait décider de mon sort! Heureusement c'était ce bon P. Malosse dont j'ai eu tant à me louer : il y avait dans son regard, dans le son de sa voix, dans sa physionomie, un caractère de bienveillance si naturel et si sensible, que son premier abord annonçait un ami à l'inconnu qui lui parlait. Après nous avoir accueillis avec cette grâce touchante, et invité mon père à revenir savoir quel serait le succès de l'examen que j'allais subir, me voyant encore bien timide, il commença par me rassurer; ensuite, pour épreuve, il me donna un thème : ce thème était rempli de difficultés presque toutes insolubles pour moi. Je le fis mal; et après l'avoir lu, « Mon enfant, me dit-il, vous êtes bien loin d'être en état d'entrer dans cette classe; vous aurez même bien de la peine à être reçu en cinquième. » Je me mis à pleurer. « Je suis perdu, lui dis-je; mon père n'a aucune envie de me laisser continuer mes études; il ne m'amène ici que par complaisance pour ma mère, et en chemin il m'a déclaré que si je n'étais pas reçu en quatrième, il me remmènerait chez lui: cela me fera bien du tort, et bien du chagrin à ma mère! Ah! par pitié, recevezmoi; je vous promets, mon père, d'étudier tant, que dans peu vous aurez lieu d'être content de moi. » Le régent, touché de mes larmes et de ma bonne volonté, me reçut, et dit à mon père de n'être pas inquiet de moi; qu'il était sûr que je ferais bien.

Je fus logé, selon l'usage du collége, avec cinq autres écoliers, chez un honnête artisan de la ville; et mon père, assez triste de s'en aller sans moi, m'y laissa avec mon paquet, et des vivres pour la semaine. Ces vivres consistaient en un gros pain de sei

gle, un petit fromage, un morceau de lard, et deux ou trois livres de bœuf; ma mère y avait ajouté une douzaine de pommes. Voilà, pour le dire une fois, quelle était toutes les semaines la provision des écoliers les mieux nourris du collége. Notre bourgeoise nous faisait la cuisine ; et pour sa peine, son feu, sa lampe, ses lits, son logement, et même les légumes de son petit jardin qu'elle mettait au pot, nous lui donnions par tête vingtcinq sous par mois; en sorte que, tout calculé, hormis mon vêtement, je pouvais coûter, à mon père, de quatre à cinq louis par an. C'était beaucoup pour lui, et il me tardait bien de lui épargner cette dépense.

Le lendemain de mon arrivée, comme je me rendais le matin dans ma classe, je vis à sa fenêtre mon régent, qui, du bout du doigt, me fit signe de monter chez lui. Mon enfant, me dit-il, vous avez besoin d'une instruction particulière et de beaucoup d'étude pour atteindre vos condisciples: commençons par les éléments, et venez ici, demi-heure avant la classe, tous les matius, me réciter les règles que vous aurez apprises; en vous les expliquant, je vous en marquerai l'usage. Je pleurai aussi ce jour-là, mais ce fut de reconnaissance. En lui rendant grâces de ses bontés, je le priai d'y ajouter celle de m'épargner, pour quelque temps, l'humiliation d'entendre lire à haute voix mes thèmes dans la classe. Il me le promit, et j'allai me mettre à l'étude.

Je ne puis dire assez avec quel tendre zèle il prit soin de m'instruire', et quel attrait il sut donner à ses leçons. Au seul nom de ma mère, dont je lui parlais quelquefois, il semblait en respirer l'âme ; et quand je lui communiquais les lettres où l'amour maternel lui exprimait sa reconnaissance, les larmes lui coulaient des yeux.

Du mois d'octobre où nous étions, jusqu'aux fêtes de Pâques, il n'y eut pour moi ni amusement ni dissipation; mais, après cette demi-année, familiarisé avec toutes mes règles, ferme dans leur application, et comme dégagé des épines de la syntaxe, je cheminai plus librement. Dès lors je fus l'un des meilleurs écoliers de la classe, et peut-être le plus heureux; car j'aimais mon devoir, et, presque sûr de le faire assez bien, ce n'était pour moi

qu'un plaisir. Le choix des mots et leur emploi, en traduisant de l'une en l'autre langue, même déjà quelque élégance dans la construction des phrases, commencèrent à m'occuper; et ce travail, qui ne va point sans l'analyse des idées, me fortifia la mémoire. Je m'aperçus que c'était l'idée attachée au mot qui lui faisait prendre racine; et la réflexion me fit bientôt sentir que l'étude des langues était aussi l'étude de l'art de démêler les nuances de la pensée, de la décomposer, d'en former le tissu, d'en saisir avec précision les caractères et les rapports; qu'avec les mots autant de nouvelles idées s'introduisaient et se développaient dans la tête des jeunes gens; et qu'ainsi les premières classes étaient un cours de philosophie élémentaire bien plus riche, plus étendu et plus réellement utile qu'on ne pense, lorsqu'on se plaint que, dans les colléges, on n'apprenne que du latin.

Ce fut ce travail de l'esprit que me fit observer, dans l'étude des langues, un vieillard à qui mon régent m'avait recommandé. Ce vieux jésuite, le P. Bourges, était l'un des hommes les plus versés dans la connaissance de la bonne latinité. Chargé de suivre et d'achever le travail du P. Vanière dans son dictionnaire poétique latin, il avait humblement demandé à faire en même temps la classe de cinquième dans ce petit collége des montagnes d'Auvergne. Il se prit d'intérêt pour moi, et m'invita à l'aller voir les matins des jours de congé. Vous croyez bien que je n'y manquais pas; et il avait la bonté de donner à mon instruction quelquefois des heures entières. Hélas! le seul office que je pouvais lui rendre était de lui servir la messe; mais c'était un mérite à ses yeux, et voici pourquoi.

Ce bon vieillard était, dans ses prières, tourmenté de scrupules pour des distractions dont il se défendait avec la plus pénible contention d'esprit : c'était surtout en disant la messe qu'il redoublait d'efforts pour fixer sa pensée à chaque mot qu'il prononçait; et lorsqu'il en venait aux paroles du sacrifice, les gouttes de sueur tombaient de son front chauve et prosterné. Je voyais tout son corps frémir de respect et d'effroi, comme s'il avait vu les voûtes du ciel s'entr'ouvrir sur l'autel, et le Dieu vivant y descendre. Il n'y eut jamais d'exemple d'une foi plus

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