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de me les procurer, et apportez-les-moi ce soir dans ma loge`, à la Comédie. » Aussitôt je me mets en course Je connaissais bien des gens riches; mais je ne voulais point m'adresser à ceux-là. J'allai à mes abbés gascons, et à quelques autres de cette classe; je les trouvai à sec. J'arrivai triste dans la loge de mademoiselle Clairon. Elle était tête à tête avec le duc de Duras. « Vous venez bien tard, me dit-elle. Je viens, lui dis-je, d'être en quête de quelque argent qui m'est dû; mais j'ai perdu mes pas. » Cela dit et bien entendu, j'allai prendre place dans l'amphithéâtre, lorsque, du bout du corridor, je m'entendis appeler par mon nom. Je me tourne, et je vois le duc de Duras qui vient à moi, et qui me dit : « Je viens de vous entendre dire que vous avez besoin d'argent; combien vous faut-il? » A ces mots il tira sa bourse. Je le remerciai, en disant que je n'en étais point pressé. « Ce n'est pas là répondre, insista-t-il : quel est l'argent que vous deviez toucher? - Douze louis, lui dis-je enfin. - Les voilà, me dit-il; mais à condition que, toutes les fois que vous en manquerez, vous vous adresserez à moi. » Et lorsque je les lui rendis, et le pressai de les reprendre : « Vous le voulez absolument? me dit-il. Je les reprends donc; mais souvenez-vous que cette bourse où je les remets est la vôtre. » Je n'usai point de ce crédit; mais depuis ce moment il n'est point de bontés qu'il ne m'ait témoignées. Nous nous sommes trouvés ensemble à l'Académie française; et, dans toutes les occasions, j'ai eu lieu de me louer de lui. Il avait de la joie à saisir les moments de me rendre de bons offices. Quand je dînais chez lui, il me donnait toujours de son meilleur vin de Champagne ; et, dans les accès de sa goutte, il témoignait encore du plaisir à me voir. On le disait léger; assurément il ne le fut jamais pour moi. Revenons à Aristomène.

Voltaire alors était à Paris. Il avait eu envie de connaître ma pièce avant qu'elle fût achevée, et je lui en avais lu quatre actes, dont il avait été content. Mais l'acte qui me restait à faire lui donnait de l'inquiétude ; et ce n'était pas sans raison. Dans les quatre actes qu'il avait entendus, l'action paraissait complète et suivie d'un bout à l'autre. « Quoi ! me dit-il après la lecture, prétendez-vous, dès votre seconde tragédie, vous affranchir de la règle commune? Lorsque j'ai fait la Mort de César, en trois

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actes, c'était pour un collége, et j'avais pour excuse la contrainte où j'étais de n'y introduire que des hommes; mais vous, au grand théâtre, et dans un sujet où rien ne vous aura gêné, donner une pièce tronquée, et en quatre actes, forme bizarre dont vous n'avez aucun exemple, c'est, à votre âge, une licence malheureuse que je ne saurais vous passer. Aussi, lui dis-je, n'ai-je pas dessein de la prendre, cette licence. Ma pièce est en cinq actes dans ma tête, et j'espère bien les remplir. — Et comment? me demanda-t-il. Je viens d'entendre le dernier acte; tous les autres se suivent, et vous ne pensez pas sans doute à prendre l'action de plus haut? Non, répondis-je; l'action commencera et finira comme vous l'avez vu; le reste est mon secret. Ce que je médite est peut-être une folie; mais, quelque périlleux que soit le pas, il faut que je le passe; et si vous m'en ôtiez le courage, tout mon travail serait perdu. Allons, mon enfant, me dit-il, faítes, osez, risquez; c'est toujours un bon signe. Il y a dans ce métier, comme dans celui de la guerre, des témérités heureuses; et c'est bien souvent du milieu des difficultés les plus désespérantes que naissent les grandes beautés. »

Le jour de la première représentation, il voulut se placer derrière moi dans ma loge; et je lui dois ce témoignage qu'il était presque aussi ému et aussi tremblant que moi-même. « A présent, me dit-il, avant qu'on ne levât la toile, apprenez-moi d'où vous avez tiré l'acte qui vous manquait. » Je lui rappelai qu'à la fin du second acte il était dit que la femme et le fils d'Aristomène allaient être jugés, et qu'au commencement du troisième on apprenait qu'ils avaient été condamnés. « Eh bien ! lui dis-je, ce jugement, que j'avais supposé se passer dans l'entr'acte, je l'ai mis sur la scène.- Quoi ! la tournelle sur le théâtre ! s'écria-t-il ; vous me faites trembler. - Oui, lui dis-je, c'est un écueil, mais il était inévitable ; c'est à Clairon de me sauver. »

Aristomène eut au moins autant de succès que Denys. Voltaire, à chaque applaudissement, me serrait dans ses bras; mais ce qui l'étonna et le fit tressaillir de joie, ce fut l'effet du troisième acte. Lorsqu'il vit Léonide, chargée de fers, en criminelle, paraître au milieu de ses juges, et avec son grand caractère les domi

ner, s'emparer de la scène et de l'âme des spectateurs, tourner sa défense en accusation, et, discernant parmi les sénateurs les vertueux amis d'Aristomène de ses perfides ennemis, attaquer, accabler ceux-ci de la conviction de leur scélératesse; au bruit de l'applaudissement qu'elle enleva, Brave Clairon! s'écria Voltaire, macte animo, generose puer!

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Certainement personne ne sent mieux que moi combien, du côté du talent, j'étais peu digne de lui faire envie; mais le succès était assez grand pour qu'il en fût jaloux, s'il avait eu cette faiblesse. Non, Voltaire avait trop le sentiment de sa supériorité pour craindre des talents vulgaires. Peut-être qu'un nouveau Corneille ou qu'un nouveau Racine lui aurait fait du chagrin; mais il n'était pas aussi facile qu'on le croyait d'inquiéter l'auteur de Zaïre, d'Alzire, de Mérope, et de Mahomet.

A cette première représentation d'Aristomène, je fus encore obligé de me montrer sur le théâtre ; mais aux représentations suivantes mes amis me donnèrent le courage de me dérober aux acclamations du public.

Un accident interrompit mon succès et troubla ma joie. Roselli, cet acteur dont j'ai déjà parlé, jouait le rôle d'Arcire, ami d'Aristomène, et le jouait avec autant de chaleur que d'intelligence. Il n'était ni beau ni bien fait; il avait même dans la prononciation un grasseyement très-sensible; mais il faisait oublier ses défauts par la décence de son action, et par une expression pleine d'esprit et d'âme. Je lui attribuais le succès du dénoûment de ma tragédie; et en effet voici comment il l'avait décidé. Lorsque, dans la dernière scène, en parlant du décret par lequel le sénat avait mis le comble à ses atrocités, il dit,

Théonis le défend, et s'en nomme l'auteur,

il s'aperçut que le public se soulevait d'indignation; et aussitôt, s'avançant au bord du théâtre avec l'action la plus vive, il cria au parterre, comme pour l'apaiser :

Je m'élance, et lui plonge un poignard dans le cœur.

A l'attitude, au geste qui accompagna ces mots, on crut voir

Théonis frappé ; et ce fut dans toute la salle un transport de joie éclatant.

Or, après la sixième représentation de ma pièce, et dans la plus grande chaleur du succès, on vint m'annoncer que Roselli était attaqué d'une fluxion de poitrine; et, pour le remplacer dans son rôle, on me proposait un acteur incapable de le jouer. C'était pour moi un très-grand préjudice que d'interrompre cette affluence du public; mais c'eût été un plus grand mal encore que de dégrader mon ouvrage. Je demandai que les représentations en fussent suspendues jusques au rétablissement de la santé de Roselli; et ce ne fut que l'hiver suivant qu'Aristomène fut remis au théâtre.

A la première représentation de cette reprise, l'émotion du public fut si vive, qu'il demanda encore l'auteur. Je refusai de paraître sur le théâtre; mais j'étais au fond d'une loge. Quelqu'un m'y aperçut du parterre, et cría, Le voilà! La loge était vers l'amphithéâtre; tout le parterre fit volte-face : il fallut m'avancer, et, par une humble salutation, répondre à cette nouvelle faveur.

L'homme qui, du fond de sa loge, m'avait pris dans ses bras pour me présenter au public, va occuper dans ces Mémoires une place considérable, par le mal qu'il me fit en me voulant du bien, et par les attrayantes et nuisibles douceurs qu'eut pour moi sa société. C'était M. de la Poplinière. Dès le succès de Denys le Tyran, il m'avait attiré chez lui. Mais, à l'époque dont je parle, le courage qu'il eut de m'offrir pour retraite sa maison de campagne, au risque de déplaire à l'homme tout-puissant que j'avais offensé, m'attacha fortement à un hôte si généreux. Le péril d'où il me tirait avait pour cause une de ces aventures de jeunesse où m'engageait mon imprudence, et qui apprendront à mes enfants à être plus sages que moi.

LIVRE QUATRIÈME.

Tandis que je logeais encore dans le quartier du Luxembourg, une ancienne actrice de l'Opéra-Comique, la Darimat, amie de mademoiselle Clairon, et mariée avec Durancy, acteur comique dans une troupe de province, étant accouchée à Paris, avait obtenu de mon actrice qu'elle fût marraine de son enfant, et moi j'avais été pris pour parrain. De ce baptême il arriva que ma commère Durancy, qui, chez mademoiselle Clairon, m'entendait quelquefois parler sur l'art de la déclamation, me dit un jour : « Mon compère, voulez-vous que je vous donne une jeune et jolie actrice à former? Elle aspire à débuter dans le tragique, et elle vaut la peine que vous lui donniez des leçons. C'est mademoiselle Verrière, l'une des protégées du maréchal de Saxe. Elle est votre voisine; elle est sage, elle vit fort décemment avec sa mère et avec sa sœur. Le maréchal, comme vous savez, est allé voir le roi de Prusse; et nous voulons, à son retour, lui donner le plaisir de trouver sa pupille au théâtre, jouant Zaïre et Iphigénie mieux que mademoiselle Gaussin. Si vous voulez vous charger de l'instruire, demain je vous installerai; nous dînerons chez elle ensemble.

Mon aventure avec mademoiselle Navarre ne n'avait point aliéné le maréchal de Saxe; il m'avait même témoigné de la bienveillance; et, avant qu'Aristomène fût mis au théâtre, il m'avait fait prier d'aller lui en faire la lecture. Cette lecture, tête à tête, l'avait intéressé : le rôle d'Aristomène l'avait ému. Il trouva celui de Léonide théâtral. « Mais, corbleu! me dit-il, c'est une fort mauvaise tête que cette femme-là! je n'en voudrais pas pour rien. » Ce fut là sa seule critique. Du reste, il fut content, et me le témoigna avec cette franchise noble et cavalière qui sentait en lui son héros.

Je fus donc enchanté d'avoir une occasion de faire quelque chose qui lui fût agréable; et très-innocemment, mais très-imprudemment, j'acceptai la proposition.

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