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D'UN PÈRE

POUR SERVIR A L'INSTRUCTION DE SES ENFANTS.

LIVRE PREMIER.

C'est pour mes enfants que j'écris l'histoire de ma vie; leur mère l'a voulu. Si quelque autre y jette les yeux, qu'il me pardonne les détails minutieux pour lui, mais que je crois intéressants pour eux. Mes enfants ont besoin de recueillir les leçons que le temps, l'occasion, l'exemple, les situations diverses par où j'ai passé, m'ont données. Je veux qu'ils apprennent de moi à ne jamais désespérer d'eux-mêmes, mais à s'en défier toujours; à craindre les écueils de la bonne fortune, et à passer avec courage les détroits de l'adversité.

J'ai eu sur eux l'avantage de naître dans un lieu où l'inégalité de condition et de fortune ne se faisait presque pas sentir. Un peu de bien, quelque industrie, ou un petit commerce, formaient l'état de presque tous les habitants de Bort, petite ville de Limosin, où j'ai reçu le jour. La médiocrité y tenait lieu de richesse; chacun y était libre et utilement occupé. Ainsi la fierté, la franchise, la noblesse du naturel n'y étaient altérées par aucune sorte d'humiliation, et nulle part le sot orgueil n'était plus mal reçu ni plus tôt corrigé. Je puis donc dire que durant mon enfance, quoique né dans l'obscurité, je n'ai connu que mes égaux : de là peut-être un peu de roideur que j'ai eue dans le caractère, et que la raison même et l'âge n'ont jamais assez amollie.

Bort, situé sur la Dordogne, entre l'Auvergne et le Limosin, est effrayant au premier aspect pour le voyageur, qui de loin, du haut de la montagne, le voit au fond d'un précipice, menacé d'être submergé par les torrents que forment les orages, ou écrasé par une chaîne de rochers volcaniques, les uns plantés comme des tours sur la hauteur qui domine la ville, et les autres déjà pendants et à demi déracinés; mais Bort devient un séjour riant, lorsque l'œil, rassuré, se promène dans le vallon. Au-dessus de la ville, une île verdoyante que la rivière embrasse, et qu'animent le mouvement et le bruit d'un moulin, est un bocage peuplé d'oiseaux. Sur les deux bords de la rivière, des vergers, des prairies, et des champs cultivés par un peuple laborieux, forment des tableaux variés. Au-dessous de la ville le vallon se déploie, d'un côté en un vaste pré que des sources d'eau vive arrosent; de l'autre, en des champs couronnés par une enceinte de collines, dont la douce pente contraste avec les rochers opposés. Plus loin, cette enceinte est rompue par un torrent qui, des montagnes, roule et bondit à travers des forêts, des rochers et des précipices, et vient tomber dans la Dordogne par une des plus belles cataractes du continent, soit pour le volume des eaux, soit pour la hauteur de leur chute; phénomène auquel il ne manque, pour être renommé, que de plus fréquents spectateurs.

C'est près de là qu'est située cette petite métairie de SaintThomas où je lisais Virgile à l'ombre des arbres fleuris qui entouraient nos ruches d'abeilles, et où je faisais de leur miel des goûters si délicieux. C'est de l'autre côté de la ville, audessus du moulin et sur la pente de la côte, qu'est cet enclos où, les beaux jours de fêtes, mon père me menait cueillir des raisins de la vigne que lui-même il avait plantée, ou des cerises, des prunes et des pommes des arbres qu'il avait greffés.

Mais ce qui, dans mon souvenir, fait le charme de ma patrie, c'est l'impression qui me reste des premiers sentiments dont mon âme fut comme imbue et pénétrée par l'inexprimable tendresse que ma famille avait pour moi. Si j'ai quelque bonté dans le caractère, c'est à ces douces émotions, à ce bonheur habituel d'aimer et d'être aimé, que je crois le devoir. Ah! quel présent nous fait le ciel lorsqu'il nous donne de bons parents!

Je dus aussi beaucoup à une certaine aménité de mœurs qui régnait alors dans ma ville; et il fallait bien que la vie simple et douce qu'on y menait eût de l'attrait, puisqu'il n'y avait rien de plus rare que de voir les enfants de Bort s'en éloigner. Leur jeunesse était cultivée, et dans les colléges voisins leur colonie se distinguait; mais ils revenaient dans leur ville, comme un essaim d'abeilles à la ruche après le butin.

J'avais appris à lire dans un petit couvent de religieuses, bonnes amies de ma mère. Elles n'élevaient que des filles; mais, en ma faveur, elles firent une exception à cette règle. Une demoiselle bien née, et qui depuis longtemps vivait retirée dans cet hospice, avait eu la bonté d'y prendre soin de moi. Je dois bien chérir sa mémoire et celle des religieuses, qui m'aimaient comme leur enfant!

De là je passai à l'école d'un prêtre de la ville, qui, gratuitement et par goût, s'était voué à l'instruction des enfants. Fils unique d'un cordonnier, le plus honnête homme du monde, cet ecclésiastique était un vrai modèle de la piété filiale. J'ai encore présent l'air de bienséance et d'égards mutuels qu'avaient l'un avec l'autre le vieillard et son fils, le premier n'oubliant jamais la dignité du sacerdoce, ni le second la sainteté du caractère paternel. L'abbé Vaissière (c'était son nom), après avoir rempli ses fonctions à l'église, partageait le reste de son temps entre la lecture et les leçons qu'il nous donnait. Dans le beau temps, un peu de promenade, et quelquefois, pour exercice, une partie de mail dans la prairie, étaient ses seuls amusements. Il était sérieux, sévère, et d'une figure imposante. Pour toute société, il avait deux amis, gens estimés dans notre ville. Ils ont vécu ensemble dans la plus paisible intimité, se réunissant tous les jours, et tous les jours se retrouvant les mêmes, sans altération, sans refroidissement dans le plaisir de se revoir; et, pour complément de bonheur, ils sont morts à peu d'intervalle. Je n'ai guère vu d'exemple d'une si douce et si constante égalité dans le cours de la vie humaine.

A cette école j'avais un camarade qui fut pour moi, dès mon enfance, un objet d'émulation. Son air sage et posé, son application à l'étude, le soin qu'il prenait de ses livres, où je n'a

percevais jamais aucune tache, ses blonds cheveux, toujours si bien peignés, son habit toujours propre dans sa simplicité, son linge toujours blanc, étaient pour moi un exemple sensible; et il est rare qu'un enfant inspire à un enfant l'estime que j'avais pour lui. Il s'appelait Durant. Son père, laboureur d'un village voisin, était connu du mien ; j'allais en promenade, avec son fils, le voir dans son village. Comme il nous recevait, ce bon vieillard en cheveux blancs! la bonne crème, le bon lait, le bon pain bis qu'il nous donnait! et que d'heureux présages il se plaisait à voir dans mon respect pour sa vieillesse! Que ne puisje aller sur sa tombe semer des fleurs! il doit y reposer en paix, car de sa vie il ne fit que du bien. Vingt ans après, nous nous sommes, son fils et moi, retrouvés à Paris sur des routes bien différentes; mais je lui ai reconnu le même caractère de sagesse et de bienséance qu'il avait à l'école; et ce n'a pas été pour moi une légère satisfaction que celle de nommer un de ses enfants au baptême. Revenons à mes premiers ans.

Mes leçons de latin furent interrompues par un accident singulier. J'avais un grand désir d'apprendre; mais la nature m'avait refusé le don de la mémoire. J'en avais assez pour retenir le sens de ce que je lisais; mais les mots ne laissaient aucune trace dans ma tête, et, pour les y fixer, c'était la même peine que si j'avais écrit sur un sable mouvant. Je m'obstinais à suppléer, par mon application, à la faiblesse de mon organe : ce travail excéda les forces de mon âge; mes nerfs en furent affectés. Je devins comme somnambule : la nuit, tout endormi, je me levais sur mon séant, et, les yeux entr'ouverts, je récitais à haute voix les leçons que j'avais apprises. Le voilà fou, dit mon père à ma mère, si vous ne lui faites pas quitter ce malheureux latin. Et l'étude en fut suspendue. Mais au bout de huit ou dix mois, je la repris; et, au sortir de ma onzième année, mon maître ayant jugé que j'étais en état d'être reçu en quatrième, mon père consentit, quoiqu'à regret, à me mener lui-même au collége de Mauriac, qui était le plus voisin de Bort.

Ce regret de mon père était d'un homme sage, et je dois le justifier. J'étais l'aîné d'un grand nombre d'enfants; mon père, un peu rigide, mais bon par excellence sous un air de rudesse

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