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et ne retienne plus rien. Une langue demeure plus ou moins longtemps dans cet état; c'est la période du pouvoir public affermi, de l'ordre social consolidé, des grands centres de culture, des croyances uniformes, de la sécurité des esprits; puis viennent ces temps où les liens de la langue se dissolvent avec ceux de la société, où une double syntaxe périt; et rien ne montre mieux la relation des langues avec l'ordre de choses qui leur a donné naissance que la fidélité avec laquelle elles en suivent la destinée, et l'exacte proportion des deux décadences. Et quelle différence entre la barbarie au sein de laquelle les empires commencent et la barbarie dans laquelle ils s'éteignent! La première crée, organise, lie; les combinaisons les plus délicates du langage ne sont pas au-dessus de sa portée; la seconde ne comprend plus même les raisons de ces combinaisons, et, faute de les comprendre, cesse de les employer. Le grec moderne est plus dégradé que le Parthénon.

Toutefois l'arrivée et le départ des mots, la multiplication. et la réduction des signes du langage, sont, dans l'histoire d'un idiome, un fait bien moins considérable, bien moins significatif, que les vicissitudes de certains mots qui, toujours présents dans la langue, n'y ont pas toujours représenté les mêmes idées ou joué le même rôle. C'est là le côté le plus important de l'histoire d'une langue, puisque c'est par là qu'elle tient le plus intimement à l'histoire de l'esprit humain.

Qu'un objet ou un être factice change insensiblement de forme, que, de la première modification à la dernière, il devienne totalement différent de lui-même, aucune de ces modifications successives n'ayant suffi pour motiver un changement de nom, il aura conservé l'ancien, qui est devenu absurde ou inintelligible. Le fait que nous supposons est rare dans la nomenclature des choses matérielles, mais il est tellement commun dans le dictionnaire des choses morales, qu'on peut dire qu'il y fait loi. Je ne parle pas ici des termes purement abstraits, exprimant les formes de l'esprit de l'homme, les conditions de sa pensée, mais qui ne sont pas l'homme lui-même; ces chiffres de la métaphysique sont d'une application immuable comme ceux de l'arithmétique; quatre ne signifiera jamais quatre et demi; le sens des mots affirmation, négation, vrai, faux, doute, possibilité, certitude, etc., une fois fixé ne peut plus varier; mais il n'en est pas ainsi des faits qui sont à la fois en nous et hors de nous, qui nous touchent, nous affectent, et tirent leur caractère de nos impressions: ces noms ne

revêtent pas une idée constamment identique1. Or, l'acception d'un mot peut bien durer une vie d'homme; il se peut que cet homme la laisse en mourant à peu près telle qu'il l'a trouvée en entrant dans le monde; mais elle ne dure jamais la vie d'un peuple ou d'une langue; elle varie avec la notion, avec les nuances de cette notion: autrement il faudrait, à chaque nuance, créer un nouveau terme : travail infini, impossible, précisément parce que ce sont des nuances, qui se fondent et se perdent les unes dans les autres. Les qualités morales des objets, c'est-à-dire les diverses impressions qu'ils produisent sur notre être moral, ne sont pas sans rapport mutuel; il y a une parenté entre toutes les parties du bien, comme entre toutes les parties du mal, entre le bon et le beau, entre le laid et le mauvais; enfin le physique et le moral de notre être mixte ont ensemble des rapports étroits. Suivant l'état des mœurs et la direction que les événements publics impriment aux idées, le nom d'un fait moral se glisse et s'étend doucement vers un fait voisin, se déplace enfin entièrement, et abandonne son ancien terrain pour en couvrir un nouveau. C'est en général l'effet d'un mouvement subtil, dont tout le monde est complice et dont personne n'est confident. Quelquefois aussi, le terme étant devenu impropre, quelqu'un s'en aperçoit, et transporte franchement l'ancien mot dans l'acception nouvelle; ce qui est si naturel qu'on n'applaudit pas même à une hardiesse que le vœu général avait commandée. Je me suis interdit les détails; mais ici les exemples abrégent le chemin. Quelles idées apportait le mot aimable lorsque Bourdaloue plaignait l'église de Paris de la mort de son aimable prélat? Quel caractère désigne, chez tous les écrivains de la même époque, l'épithète de libertin 2? Ce qui est arrivé à ces deux mots est arrivé à bien d'autres.

On peut dire que la langue est soumise à un mouvement de mutation continu, qui l'affecte dans ce qu'elle a de plus intérieur, et la renouvelle au fond sans que rien en avertisse au-dehors. Cette lente fermentation du langage est plus importante, quoique invisible, que tous les autres changements, et précisément parce qu'elle est invisible. A la distance de deux siècles, on croit se comprendre tout à fait, et mille nuances échappent. On croit tenir les mêmes idées, parce qu'on tient les mêmes sons. La présence des mots fait illusion sur l'absence des choses. Quand un écrivain du 17° siècle vous parle de mélancolie, toutes les idées sentimen4) V. une note à la fin. 2) « Grand libertin de corps et d'esprit, » St.-Simon.

tales qui s'attachent aujourd'hui à ce mot vous reviennent à l'esprit; et pourtant on peut vous assurer que la mélancolie de ce temps-là était une chose sans poésie et sans charme. M. Suard observe, dans la préface de sa traduction de Robertson, que ce qui rend l'anglais difficile à traduire à des Français, c'est cette quantité de mots de leur langue qu'ils y rencontrent dans une acception propre à la langue anglaise; c'est la même difficulté que subit un Français étudiant le latin, et qu'un Allemand n'éprouve pas eh bien! nous sommes, à l'égard de notre propre langue, dans une position analogue; toute vivante qu'elle est pour nous dans les auteurs du 17° siècle, tout identique qu'elle semble à la nôtre, il nous la faut jusqu'à un certain point étudier comme une langue morte. Il en est d'elle comme d'un homme dont les traits, les contours restent les mêmes, mais dont, au bout de quelques années, toute la substance a changé.

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L'espèce de courant qui fait dériver loin de leur premier emploi les signes de la pensée, se fait sentir dans toutes les langues; il est même la principale de leurs ressources; il y manifeste la vie; une langue qui, possédant un signe pour chaque idée, poursuivrait la pensée jusque dans ses dernières subdivisions, serait riche si l'on veut, mais d'une richesse morte. L'extension successive d'un même signe à plusieurs idées qui s'avoisinent, est le fait d'une imagination sensible qui aperçoit ou crée des rapports; c'est par là qu'une langue exprime non-seulement les pensées de l'homme, mais l'homme tout entier; c'est par là qu'une langue est tout un poëme. Toutefois, ce fait n'est pas le même que celui que nous avons décrit. Nous avons parlé de mots qui se séparent absolument de leur première idée, et se fixent sur une autre, puis peut-être sur une autre encore. Ce phénomène, d'une autre nature, se retrouve dans toutes les langues; mais il doit se remarquer davantage dans une langue détachée de ses racines. Dans une telle langue, les mots sont plus universellement et dans un sens plus absolu des signes arbitraires de la pensée 2; un lien moins fort les rattache à leur point de départ ; ils s'en détachent plus aisément; on s'en aperçoit moins; on peut moins s'y opposer: mais de même qu'à certains égards un organe

1) Le mot pourtant en est venu à signifier exactement le contraire de ce qu'il signifiait dans l'origine et de ce qu'il signifie étymologiquement. Autrefois à cause de cela; aujourd'hui malgré cela. 2) « Une langue vivante qui sort d'une langue « vivante, continue sa vie; une langue vivante qui s'épanche d'une langue morte, prend quelque chose de la mort de sa mère; elle garde une foule de mots

malade offre plus d'intérêt à l'observation, une langue, dans les circonstances de la nôtre, révèle bien des faits moraux, bien des détails historiques, dont une langue plus fortement constituée ne porte point la trace. Sous ce rapport la langue française a des titres particuliers à la curiosité du philosophe et du moraliste.

Quelques tendances, qui ne lui sont pas propres, mais auxquelles elle a moins résisté, se manifestent quand on l'étudie historiquement. On y voit au premier coup-d'œil ce qui se révèle également, quoique moins promptement, dans tout idiome qui a traversé des siècles, le penchant des mots tantôt à gagner du terrain autour de leur première signification1, tantôt à se réduire de la généralité de leur sens dans une des idées particulières qu'ils étaient premièrement destinés à exprimer ou qu'ils n'exprimaient que par accident. On en verra d'autres, munis d'abord d'un sens propre ou physique, puis d'une acception figurée ou morale, renoncer au premier et ne conserver que la seconde. On en verra qui, originairement indifférents, c'est-à-dire également propres à rendre les deux aspects, favorable ou désavantageux, d'un même objet, choisissent une de ces deux faces et s'y attachent exclusivement. On observera comment des mots d'une large et haute signification descendent insensiblement à des idées d'un ordre inférieur. On sera frappé en général de la dépréciation progressive des signes de la valeur intellectuelle: les mots énergiques finissent tous par s'user", et, ne pouvant être remplacés par d'autres mots, donnent naissance à des combinaisons de langage destinées à en tenir lieu. C'est alors que les langues perdent leur candeur et leur fraîcheur; le tableau de la pensée se colore de tons. plus chauds; les idées simples ne se produisent plus dans leur simexpirés: ces mots ne rendent pas plus les perceptions de l'existence que le silence < n'exprime le son. M. de Chateaubriand.— 1) En latin, PULSARE, heurter (Hor.), puis ouvrir (Stace). - 2) Ressentiment, plaisant, considérable. « Le bien n'est pas « considérable, lorsqu'il est question d'épouser une honnête personne. » Molière. La même chose est arrivée aux substantifs domestique, officier, police, à l'adjectif touchant et à bien d'autres mots. 3) Galanterie, gentillesse. En revanche humanité n'a gardé que sa signification la plus élevée, et n'a plus le sens que lui donnait La Bruyère dans cette phrase: «Avec quelle humanité ce magnanime prince vous a-t-il reçus!» Génie a pris un sens moins général que dans ce passage de Bossuet: Le génie (indoles) du genre humain depuis qu'il fut corrompu.» Dans la sphère intellectuelle, le mot génie s'appliquait à tout talent naturel un peu saillant. Des auteurs du troisième ordre avaient du génie. Cette acception est du 17° siècle. 4) Gêner (de géhenne) signifiait tourmenter. V. Corneille. Les termes fréquentatifs ou exagératifs ont dû, dans la décadence d'une langue, supplanter les termes plus unis. Voyez quelques-unes de nos étymologies. Brûler vient de perustulare.

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plicité, chacune d'elles se complique de quelque circonstance qui ne lui était pas essentielle et qui en devient inséparable; des termes très-nuancés sont attachés à des idées très-élémentaires, parce qu'on ne voit plus rien qu'à travers beaucoup de souvenirs, d'expériences et de réflexions. C'est alors que, dans Lucain, pati (souffrir) signifie expérimenter, vivre, comme si la souffrance était le caractère essentiel, le vrai nom de la vie1. De telles époques, pendant lesquelles la langue paraît plus forte que jamais, en annoncent l'épuisement prochain; elle joue de son reste, elle abuse d'elle-même; elle dépense son capital, sans savoir comment le reproduire. Tous ces termes si nouveaux, si hardis, s'useront à leur tour; ils tomberont exténués auprès de tant d'autres qui ont eu, cómme eux, leurs jours de puissance; il n'y a point de mot singulier qui ne devienne vulgaire, ni de saillie qui ne s'aplanisse, ni de métaphore qui ne s'éteigne; cette langue tout entière où nous marchons sans rien remarquer, sans rien ressentir, c'est de la lave refroidie; et, en dernier résultat, ce qui garde son prix dans les ouvrages d'éloquence et de poésie, ce sont les traits les plus simples, les beautés les plus unies; dans l'art, comme en toute chose, les triomphes de la violence sont courts.

Un des faits les plus curieux à observer dans l'histoire d'un ` idiome, c'est la naissance de la langue noble. Mais il y a des distinctions à faire. Bien des mots ont été expulsés de cette langue de choix, non qu'ils fussent ignobles en eux-mêmes, mais parce qu'ils étaient devenus tels par leur emploi. Si, en eux-mêmes, ils ne présentaient à l'imagination rien de bas ni de dégoûtant, ils n'ont contracté ce caractère qu'en s'associant, par abus, à des objets dégoûtants ou bas. C'est le cheval de parade, qui, sur ses vieux jours, est envoyé à la charrue. Ou bien les objets que ces mots représentaient ont cessé de sourire à l'imagination; elle les exclut du cercle où elle se complait; elle les sépare de cet idéal de la vie humaine que toute nation se forme bien ou mal. Heureuse pourtant la nation chez qui tout ce qui est honnête est demeuré noble, et qui n'a pas cherché hors de la vie naturelle tous les éléments de la poésie et de l'éloquence! Heureuse la langue dont toutes les parties communiquent entre elles comme toutes les parties du peuple dont elle est l'expression! Cependant on aura bien fait de la débarrasser, dans des sujets nobles, de toutes les locutions, de toutes les images qui réveillent des souvenirs vulgaires. Ce triage est difficile et lent. Il n'est pas donné à

4) Voyez Nisard, Études sur les poëtes latins de la Décadence.

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