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rante ans une coiffe noire. De nos jours, à cet âge, elles se couronnent de roses. Il est de certains visages qui supportent fort mal ce genre de constance; on s'en moque, ce qui ne dispose pas à respecter ces mêmes personnes lorsqu'elles ont atteint la vieillesse.

Depuis la révolution, j'ai entendu souvent des mères répéter que le tutoiement rend les enfans plus tendres * et qu'ils deviennent ainsi de vrais amis. Si cela est, on fait là un mauvais marché; car la piété filiale vaut mieux que la simple amitié. Pourquoi vouloir dénaturer ce sentiment, si beau, si élevé, qu'il est le seul auquel on ait donné le nom de piété? Par conséquent, on peut dire sans exagération que les devoirs, les hommages rendus à nos parens sont si sacrés, qu'ils forment une sorte de culte.

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* Un jour que j'avais du monde chez moi, cette thèse y fut soutenue avec beaucoup de vivacité : un de mes élèves, présent à cette discussion, et qui était alors âgé de vingt ans Casimir Baecker), y mit fin par un mot qui fut justement remarqué. Il commença par convenir que la différence est en effet très-grande entre l'enfant qui tutoie et cclui qui ne se permet pas cette familiarité. Le dernier, poursuivit-il, avoue ses faiblesses à sa mère; le premier lui conte ses fredaines. Cette distinction est juste et charmante.

Voici l'espèce de prépondérance que les vieilles femmes avaient jadis dans la société. Il fallait, en général, pour l'acquérir, de l'esprit et une bonne maison. Avec ces deux avantages, qui, réunis, n'étaient jamais communs, on devenait véritablement les oracles de la société. On citait particulièrement de mon temps madame la marquise de Puysieux-Sillery, née Louvois *, et la maréchale de Luxembourg. Ces deux dames étaient cousines germaines, nées le même jour et dans le même hôtel; mais leur jeunesse s'était écoulée d'une manière bien différente. Toutes deux avaient eu la beauté la plus remarquable; on trouvait même quelque ressemblance entre leurs figures. Il n'y en eut aucune dans leur conduite celle de madame de Puysieux fut, à, tous égards, un modèle de perfection; la maréchale de Luxembourg fit oublier les erreurs de sa jeunesse par une piété exemplaire, une charité sans bornes, et enfin l'éducation de madame la duchesse de Lauzun, sa petite-fille. Tous les étrangers de distinction se faisaient présenter chez ces deux personnes, ainsi que tous les débutans à la

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cour et dans le grand monde. Il fallait, pour y réussir, obtenir préalablement leur approbation. Elles n'attaquaient ni l'honneur ni la réputation; mais elles jugeaient en dernier ressort l'esprit, le ton et les manières. Des gens, d'un âge mûr les consultaient souvent sur des usages, des procédés tenant à la délicatesse des sentimens, et sur diverses expressions du langage. On faisait très-souvent des lectures • chez la maréchale; elle connaissait et recevait beaucoup de gens de lettres. Elle était, sur ce point, en rivalité avec la marquise du Deffant; mais elle avait sur elle l'avantage d'avoir été protectrice de Jean-Jacques Rousseau, quoiqu'elle eût toujours été bien éloignée d'adopter tous ses principes. Elle avait d'ailleurs des amis et des parens d'un mérite supérieur. Elle était intimement liée avec la comtesse de Boufflers et M. le prince de Beauvau, et le chevavalier de Boufflers était son neveu.

J'ai eu avec cette femme justement célèbre à beaucoup d'égards, une liaison si suivie durant un si grand nombre d'années, qu'il me semble que je puis donner dans cet ouvrage l'idée la plus juste de son esprit et du ton de cette société qui servit avec raison de modèle

à toutes les autres. La maréchale mourut un peu avant la révolution; j'étais déjà depuis long-temps à Belle-Chasse. Je n'ai point voulu représenter la maréchale octogénaire, afin de la peindre avec toute sa force dans le tribunal social dont elle était le juge suprême. J'ai choisi l'époque de ma jeunesse, et cette époque n'était pour elle que celle d'une vieillesse affranchie encore de toute infirmité. J'ai été chez elle pendant plus de douze ans avec une grande assiduité; suivant ma coutume, j'écrivais des notes de tout ce que j'y voyais de remarquable. J'ai fidèlement conservé toutes ces notes, et comme j'ai toujours eu l'idée d'en faire un ouvrage particulier, je n'ai mis aucun des traits qu'elles contiennent dans les Souve nirs de Félicie, le Dictionnaire des étiquettes, et dans mes Mémoires; il m'a paru que l'exactitude chronologique était inutile à ce genre de peinture; je n'ai eu aucun égard à l'ordre des dates; de sorte que j'ai souvent placé dans un seul souper ce que je n'avais recueilli que dans quinze ou seize.

Des personnes dont j'estime infiniment le jugement m'ont blámée d'avoir, dans les diners du baron d'Olbach, présenté sous leurs

noms les gens du monde que j'y introduis; tous ceux que je désigne y allaient en effet, et je fais toujours l'éloge dé ceux-là *; plusieurs d'entre eux admiraient l'esprit et les talens des philosophes, mais sans admettre tous leurs principes; cependant, comme cette nomenclature a été critiquée, je voulais la supprimer ici; mais c'était une chose impossible par la confusion qui résultait du mélange des différens personnages désignés seulement par les titres semblables de marquis, de comte, de chevalier, etc.

Il existe encore quelques-uns de mes contemporains qui pourront se reconnaître dans ces réunions si célèbres jadis, et qui trouveront certainement que tous les traits de ce tableau sont d'une parfaite ressemblance. On faisait des lectures chez la maréchale; M. de La Harpe y a lu une grande partie de ses ouvrages, et M. Le Mierre plusieurs tragédies; j'ai entendu plus d'une fois la maréchale leur donner d'excellens avis; beaucoup d'autres

J'ai cependant un peu profité de cette critique en ne nommant que ceux qui sont morts, en taisant les noms du de peu personnes qui existent encore.

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